• Aucun résultat trouvé

L'appréciation jurisprudentielle de la qualité de profane

L'appréciation jurisprudentielle de la qualité de profane va tendre à dessiner un portrait du créancier du devoir de conseil. Nous savons que ce créancier n'a pas connaissance des risques inhérents à l'opération bancaire. Cependant, une fois que l'on a posé cette définition, il faut savoir comment on va déterminer l'opérateur ignorant de ces risques. Comment apprécier l'ignorance de l'opérateur ? Plusieurs solutions s'offrent aux tribunaux. Soit ils sondent la connaissance personnelle du cocontractant, en procédant à une appréciation in concreto de la qualité de profane. Le raisonnement sera le suivant : ce demandeur connaissait-il les risques inhérents à l’opération ? Les tribunaux useront alors du faisceau d’indices, recherchant si les connaissances personnelles de ce demandeur lui permettaient de mesurer les conséquences de son engagement soit une autre solution est envisageable. On appréciera in abstracto la qualité de profane. Les juridictions procéderont alors à un autre raisonnement : l'opérateur est comparé à un modèle abstrait. Si le modèle considéré sait

(111) – Pour une étude complète du devoir de se renseigner : Jourdain (P.), Le devoir de se renseigner, D. 1983, Chron. P. 139.

jauger la portée de ses actes, alors l’opérateur est considéré avoir eu connaissance des risques encourus. Devant ces deux raisonnements envisageables, on se pose la question de savoir quelle est la position de la jurisprudence. On va pouvoir distinguer deux mouvances, selon que l'opérateur en question est un professionnel (1) ou non (2).

1

Le professionnel.

Pour la Cour de Cassation (112) le professionnel est présumé connaître les risques inhérents à l’opération bancaire. Cela ressort clairement de plusieurs arrêts et est conforme à la jurisprudence traditionnelle en matière de conseil (113). Ainsi, un arrêt en date du 8 juillet 1997 (114) rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation décide que le demandeur était « un professionnel avisé des relations commerciales » et en déduit qu'il était conscient de la portée de ses engagements.

De même, dans un arrêt en date du 22 mai 2001 (115), la Cour de cassation relève que le demandeur, dirigeant de société, était capable de comprendre la portée de ses engagements, sans faire d'autres recherches.

D'autre part, dans un arrêt rendu le 11 mai 1999 (116), la chambre commerciale de la Cour de cassation constate que le demandeur au pourvoi était un « homme d'affaires expérimenté » et en déduit qu'il connaissait les risques inhérents aux opérations financières. Ces arrêts qui ne sont que des exemples d'une jurisprudence constante, sont relayés par la doctrine qui considère que le professionnel est présumé connaître les risques inhérents aux engagements qu'il prend.

Cependant, en matière bancaire, tous les professionnels ne sont bien évidemment pas présumés connaître les risques inhérents à une opération bancaire. Ainsi, un arrêt de la Cour d'appel de Paris en date du 10 décembre 1996 (117) décide qu'un informaticien n'a pas de compétences financières et bancaires et donc qu'il n'est pas présumé avoir conscience de la portée de ses engagements. De même, une société commerciale n'a pas en soi de compétences financières lui laissant comprendre les conséquences d'une garantie à

(112) – Cass. Com. 24 Mars 1998, in Benayoun (A.), L’obligation d’information ou de conseil de la banque, Legicom, 1999/3, p. 67.

(113) – Voir l’étude de Maleville (M.H.), La responsabilité civile des intermédiaires professionnels au titre du devoir de conseil, J.c.p. Ed. G. 2000, p. 735.

(114) – Cass. Com., 8 Juillet 1997, pourvoi n° 95-16240. (115) – Cass. Com., 22 Mai 2001, pourvoi n° 98-23001.

(116) – Cass. com., 11 mai 1999, J.c.p. 1999, p.1730, 3ème espèce, note Legeais (D.) et les conclusions de l'avocate générale. Piniot (M.-C.), R.J.D.A. 1999, p 499.

première demande. Autre exemple : un agriculteur n'est pas un professionnel averti pour la jurisprudence (118). Quels sont alors les professionnels qui le sont ? Rappelons-nous que nous sommes en matière bancaire. « Dès lors, le professionnel averti sera nécessairement le banquier » (119). Mais d'autres professions sont visées ici. Certaines décisions visent les professions commerciales (120), également les professions d'assurances (121), les agents immobiliers (122). Nul doute aussi que les courtiers en bourse soient reconnus, en raison des connaissances financières inhérentes à l'exercice de leur métier, comme des professionnels avertis. C'est en somme, l'ensemble des professionnels des affaires qui sera présumé averti. Deux arrêts en témoignent. D'une part, un arrêt en date du 12 juillet 1993 (123) retient que le demandeur était «homme d'affaires rompu aux diverses techniques boursières ». Puis, dans l'arrêt en date du 11 mai 1999 (124), la Cour de cassation ne prend même plus la peine de préciser et constate simplement que le client de la banque était en l'espèce « un homme d'affaires». Les professions affairistes ne sont cependant pas les seules à faire l'objet d'une présomption de connaissance. En effet, en matière d'octroi de crédit et de cautionnement, l'appréciation de « professionnel présumé averti » ne se cantonne pas aux professions des affaires mais englobe tous les chefs d'entreprise. Nous choisissons ici de parler de chef d'entreprise, bien que cette expression n'ait pas de sens juridiquement, car ce terme englobe aussi bien les dirigeants sociaux, les associés, les exploitants agricoles, le commerçant personne physique, etc.... Ainsi, les emprunteurs et cautions qui s'engagent pour leur activité professionnelle ne peuvent se prévaloir d'une obligation de conseil à l'encontre du banquier. C'est ce qui résulte de plusieurs arrêts. En matière de cautionnement, on peut citer par exemple, l'arrêt du 22 Mai 2001 (125) ou bien encore un arrêt du 3 Mai 2000 (126). Dans ces deux espèces, les cautions dirigeantes (encore appelées cautions internes (127)) reprochaient à la banque d'avoir omis de les déconseiller de s'engager dans le cautionnement en dépit de la situation obérée de la

(118) – Paris, 16 Novembre 1999, Juris-data n° 108771.

(119) – Cour d'appel de Paris, 4 Décembre 1996, Juris-dala n° 024262 ; en matière de souscription à un contrat d'assurance décès connexe à un contrat de prêt, le cocontractant, en l'espèce professionnel de la banque, était à même de comprendre les conditions d'assurances proposées.

(120) – Cass. Com., 8 Juillet 1997, pourvoi n°95-16240. (121) – Paris, 23 Mai 2000, Juris-data n° 114093. (122) – Paris, 6 Février 1998, Juris-data n° 020482. (123) – Cass. Com., 12 Juillet 1993, pourvoi n° 91-13504. (124) – Cass. Com., 11 Mai 1979, opcit.

(125) –Cass. Com., 22 Mai 2001, pourvoi n° 98-23001. (126) – Cass. Com., 3 Mai 2000, pourvoi n° 97-15486.

(127) – Ce terme est par exemple utilisé par Mme Piniot dans ses conclusions relatives aux arrêts du 11 Mai 1999.

Cette expression est plus large que celle de « caution dirigeante» car elle désigne aussi les cautions associées de la société cautionnée,

société et, de fait, du caractère dangereux de l'opération. La Cour de cassation, chambre commerciale rejette le pourvoi aux motifs qu'en tant que dirigeants de la société, ils connaissaient la portée de leurs engagements.

C'est le même raisonnement qui est utilisé lorsque le contrat en cause est non pas un cautionnement mais un emprunt contracté par un chef d'entreprise. On peut citer ainsi plusieurs exemples. Ainsi, un arrêt de la chambre commerciale du 11 mai 1999 (128) concerne un commerçant personne physique, un autre arrêt de la même chambre concerne des exploitants agricoles.

On considère en fait que le chef d'entreprise dispose de toutes les informations nécessaires et qu’il est compétent pour les analyser (129). Dès lors, il prend les risques en connaissance de cause et ne peut plus être qualifié de profane. C'est exactement le sens de la jurisprudence comme en témoignent les conclusions de Mme Piniot à propos des arrêts rendus par la chambre commerciale le 11 mai 1999. Cependant, on peut se demander si cette position n’est pas seulement propre à la chambre commerciale de la Cour de cassation. En effet, dans l’arrêt rendu le 21 octobre 1997 (130), la Chambre commerciale « retient la carence des emprunteurs eux-mêmes dans l'analyse de la situation de leur exploitation agricole et en déduit qu'ils ne peuvent reprocher à la banque de ne pas avoir adapté ses financements [...] ».

Pourtant, la première chambre civile, s'agissant d'exploitants agricoles, retient exactement la solution contraire dans un arrêt en date du 8 juin 1994 (131). Elle décide, en substance, qu’un banquier est tenu à l'égard d'un emprunteur-agriculteur d'une obligation de conseil. Cela signifie-il qu'il y ait une opposition entre la chambre civile et la chambre commerciale sur l'appréciation de la notion de profane ? Nous ne le croyons pas et partageons en cela l'avis de Mme Piniot. Pour cet auteur (132), en effet, l'arrêt du 8 juin 1994 est une décision d'espèce, tenant compte des circonstances particulières de l'affaire. En effet, la chambre civile relève que la société de crédit avait incité l'exploitant à emprunter. Son jugement et son analyse étaient donc faussés ici par l'attitude de l'établissement de crédit. Ce comportement était une faute qui devait être sanctionnée.

Il n'y a donc pas de conflit entre les deux chambres. De toute façon, ce conflit ne pouvait avoir qu'une maigre importance puisque les litiges entre les « chefs d'entreprise » et

(128) – Cass. Com. 11 Mai 1999, opcit.

(129) – Sur ce point, voir Legeais (D-), L'obligation de conseil de l'établissement de crédit à l'égard de l'emprunteur de sa caution, Mélanges AEDBF, 1999, p. 257.

(130) – Cass com. 21 Octobre 1997, R.J.D.A. 2/98, n° 203.

(131) – Cass. Civ. 1ère, 8 Juin 1994, Bull. Civ. I, n° 206 ; J.c.p. Ed.E. 1995.II. 652, note Legeais (D.) ; RD bancaire et bourse, 1994, n° 44, p. 173, obs. Crédot (F.) et Gérard (Y.).

leur banquier sont en général portés devant les juridictions consulaires.

La présomption qui pèse sur le professionnel emprunteur ou caution est-elle simple ou irréfragable ? Cette présomption est une présomption simple, puisque la Cour a affirmé, à plusieurs reprises que le dirigeant peut se prévaloir de l'obligation de conseil en cas de circonstances exceptionnelles. Ainsi, dans un arrêt en date du 12 novembre 1997 (133), puis du 11 Décembre 1999 (2ème espèce), et encore du 30 Janvier 2001, la Cour décide que le débiteur n’est pas « fondé, à défaut de circonstances exceptionnelles non invoquées » à se prévaloir d'un manquement de la banque à son égard. Le professionnel emprunteur peut donc se prévaloir de circonstances exceptionnelles pour faire tomber sa présomption de connaissance des risques encourus. On se pose alors la question de savoir quelles circonstances seront qualifiées d'exceptionnelles. Au plus les tribunaux apprécieront strictement ou souplement les circonstances exceptionnelles, au plus la présomption sera solide ou non et dès lors au plus la portée du devoir de conseil sera importante ou non.

Plusieurs arrêts viennent nous aiguiller sur la notion de «circonstances exceptionnelles» : Ainsi, l'arrêt Macron, en date du 17 Décembre 1997 (134), rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation. Il s'agissait ici d'un dirigeant de société qui s’était porté avaliste des dettes de cette société à concurrence de la somme de 20 millions de francs.

Dans cette affaire, la Cour décide que la banque a commis une faute en demandant un aval « « sans aucun rapport » avec le patrimoine et les revenus de l'avaliste » et souligne «l'énormité de la somme garantie par une personne physique». L'arrêt retient que cette disproportion est « exclusive de toute bonne foi » de la part de la banque.

Dans un autre arrêt, en date du 23 juin 1998 (135), une caution dirigeante a pu se prévaloir d'un dol commis par l'établissement de crédit. Dans cette affaire, deux dirigeants se sont portés cautions solidaires des obligations de la société à concurrence de 4 500 000 FF. Actionnés en paiement, les dirigeants de la société forment une demande reconventionnelle tendant à l'annulation des cautionnements. Condamnée par la cour d'appel, la banque forme un pourvoi devant la Cour de cassation. La Haute juridiction rejette le pourvoi et relève que «la société Généfim [...], société spécialisée [...] disposait de tous les paramètres d'appréciation nécessaires à l'évaluation de l'opération financée tandis que MM. Damis

(133) – Cass. Com, 12 Novembre 1997. Bull. civ., IV, n° 284 ; R.J.D.A. 3/98, n° 341 ; J.c.p Ed. E. 1998 p. 182, note Legeais (D.), Bull. Joly, 1998 p.105, obs. Delebecque (Ph.).

(134) – Cass. Com., 17 Juin 1997, Bull. Joly, 1997, p. 866, note Le Cannu ; J.c.p. Ed. E. 1997, II, 1007, note Legeais (D.), J.c.p. Ed. G. 1998, I, 103, obs. Simler (Ph.); Rép. Defrénois, 1997, p. 1424, note Aynes (L.) ; D. 1998, note Casey ( J.) ; R.T.D.Civ. 1998, p. 101, obs. Mestre (J-) et p. 157. obs. Crocq (P.).

(135) – Cass. Com. 23 Juin 1998, Bull. Civ., IV, n° 208 ; J.c.p. Ed. E.. 1998, p. 1831, note Legeais (D.).

n'étaient des professionnels ni de la finance ni de l'hôtellerie ». Elle en déduit que la Société Généfim a commis une faute qui doit être sanctionnée.

Ces deux arrêts rendus par la Chambre commerciale montrent ce que peuvent être les circonstances exceptionnelles. Ces circonstances peuvent être de deux sortes. On remarque d'abord que la mauvaise foi de la banque peut être une circonstance exceptionnelle, comme nous l'avions déjà remarqué dans l'arrêt précurseur du 8 juin 1994 (136). D’autre part, le dirigeant, qui n'est ni professionnel de la finance ni même professionnel de l'activité au cours de laquelle il s'engage pourra se prévaloir d'un devoir de conseil de la banque. C'était déjà le cas dans un arrêt rendu par la Cour d'appel de Paris en date du 16 novembre 1991 (137). Dans cette affaire, la Cour, pour mettre à la charge du banquier une obligation de conseil relève le manque de professionnalisme de I’agriculteur en question qui n"était âgé que de 20 ans.

Une question se pose alors : le professionnel de la finance peut-il se prévaloir de circonstances exceptionnelles pour faire tomber la présomption qui pèse sur lui ? Nous ne le croyons pas. En effet, il ne pourra déjà pas se prévaloir de son manque de professionnalisme. De plus, on voit mal comment le professionnel des affaires pourrait arguer de la mauvaise foi de la banque, qui aurait faussé son propre jugement. En effet, en tant que professionnel de la finance, cela semble assez délicat.

Pour conclure, on remarque que le professionnel est apprécié de façon très large par la jurisprudence. Il s'agit à la fois des professionnels de la finance mais aussi des professionnels qui agissent dans le cadre de leurs activités, en matière d’octroi de crédit. Cette vision du professionnel réduit d'autant l'étendue du devoir de conseil du banquier. De plus, et ce qui est plus critiquable, on voit mal pourquoi les dirigeants et autres chefs d'entreprise ne bénéficient pas du devoir de conseil en matière d'octroi de crédit. En effet, La Cour de cassation justifie cette solution en faisant valoir qu'ils connaissent la situation de leur entreprise. N'est-ce pourtant pas le cas de tous les emprunteurs ? Un emprunteur, même consommateur, connaît très bien sa situation financière. Cependant, il est sûrement plus facile pour un salarié de la connaître que pour un commerçant qui doit auparavant faire de nombreux calculs pour déterminer son bénéfice net. Il apparaîtrait là une inégalité de traitement entre les justiciables. Cependant, ne tirons pas de conclusions hâtives. En effet, on peut considérer que par l’exercice de sa profession le chef d'entreprise, quel que soit son domaine d’activité, possède les connaissances de base en matière de comptabilité etc. Dès lors, cette connaissance, alliée à celle, pointue, du marché où il intervient, lui permet de

(136) – Cass. Civ. 1ère, 8 Juin 1994, opcit.

mesurer le risque inhérent à une opération. Notons enfin que c’est seulement en matière d'octroi de crédit (où la connaissance de la situation de l'entreprise joue un rôle de premier ordre) que le professionnel agissant dans le cadre de son activité est présumé averti. Dans les autres domaines bancaires, il reste profane car non professionnel. Ce qui nous amène évidemment à étudier l'appréciation de la qualité de profane lorsque le cocontractant est non professionnel.

2

Documents relatifs