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Synthèse des notions centrales du chapitre 1

CHAPITRE 2 : Anaphores et Chaînes de Référence

2.1.1. L’anaphore : une approche plurielle

2.1.1.1. L’anaphore comme phénomène textuel

La référence est une notion qui implique plusieurs éléments. Lorsqu’un interlocuteur fait d’une entité son objet de discours, il se limite rarement à la mentionner une seule fois. Il fait donc appel à des expressions qui reprennent l’entité dont il est question (ou référent) tout au long du propos et qui sont responsables de la continuité référentielle du texte (Apothéloz, 1995b, Charolles, 2002). Ces reprises du référent dans le discours s’appellent des anaphores.

L’anaphore est un rapport entre deux termes, plus précisément entre des expressions linguistiques permettant l’identification référentielle. Pour préciser son fonctionnement, reprenons un exemple et son explication tirés de Kleiber (1988 : 2).

(61) Alfred est saoul. Il a bu du schnaps.

Pour comprendre à qui renvoie le pronom personnel il, il faut trouver le référent de cette expression linguistique. Le pronom personnel, appelé expression anaphorique est identifié au moyen d’une autre expression linguistique (Alfred, le nom propre sujet de est saoul) présente dans le contexte linguistique antérieur. C’est pour cette raison qu’elle est nommée antécédent.

d’antécédent car ce premier terme ne donne pas d’indication quant à la place qu’occupe la mention du référent dans le texte (avant ou après / à droite ou à gauche). En effet, antécédent implique que la mention précède l’anaphorique. Or, il est des cas où elle le suit, comme l’explique Tesnière (1959 : 86-87) :

« Malheureusement, le terme antécédent a l’inconvénient de désigner le mot en question, non d’après sa nature, qu’on ne recherche même pas, mais d’après sa position, qui est sujette à toutes les variations que lui impose l’ordre linéaire de la chaîne parlée. »

Pour cette raison, nous préférons employer nous aussi le terme de source.

Revenons à notre exemple. Alfred est donc la source de l’expression anaphorique il.

Comme cette expression anaphorique est déjà présente dans le contexte linguistique sous la forme de sa source, on peut dire qu’elle reprend une mention antérieure. Il y a de ce fait un phénomène de reprise. À ce titre, il y a coréférence entre l’expression référentielle et sa source. Il s’agit donc d’une anaphore coréférentielle. On peut illustrer la relation anaphorique par un exemple typique tel que celui de Corblin (1985) :

(62) Le lynx disparaîtra. Il est pourtant protégé.

Dans cet exemple, le pronom il ne peut s’interpréter que comme reprenant le syntagme nominal (SN) défini le lynx car ce segment du discours répond aux conditions d’interprétations qu’exige le pronom : les deux sont masculins et les deux sont singulier. Il est donc un pronom anaphorique dont la source est le SN défini le lynx.

Les situations où le référent d’un pronom anaphorique est présent dans le co-texte, comme celles que nous venons de voir, sont nombreuses. Mais il y a aussi des cas où le référent est localisé dans la situation d’énonciation (ou espace non discursif). C’est le cas par exemple lorsqu’un adulte s’adresse à un enfant qui s’approche trop près d’un chien :

(63) Attention, il est dangereux !

Dans cet exemple emprunté à Kleiber (1988 : 2), il n’y a pas de mention antérieure au pronom

il. Ainsi, il faut différencier les énoncés (61), (62), dans lesquels la référence est dite endophorique ou textuelle, de l’énoncé (63) dans lequel la référence est appelée exophorique

ou situationnelle. Pour plus de précisions concernant cette distinction, nous renvoyons à Maillard (1974), Halliday & Hasan (1976), Fraser et Joly (1980).

Lorsqu’il présente la référence endophorique, Kleiber (1988 : 3) définit l’anaphore comme :

« (…) un processus de reprise où une expression anaphorique renvoie à un référent déjà mentionné dans le discours. Les expressions anaphoriques sont, par conséquent, en relation de coréférence avec leur antécédent ».

Néanmoins, la coréférentialité n’est pas une condition sine qua non de la réalisation de l’anaphore (Milner, 1982 ; Corblin, 1985 ; Kleiber, 1994). En effet, les expressions linguistiques coréférentielles qui ne tirent pas leur interprétation référentielle d’une expression antérieure en première position dans le discours, ne sont pas anaphoriques. En témoignent les exemples suivants annotés par l’auteur (Kleiber, 1988) :

(64) Je1 suis venu te2 voir et tu2 m1’as fermé la porte au nez.

(65) Alfred1 était arrivé avec Céline2. Céline2 était gaie, Alfred1 triste.

(66) Les vignes rapportent beaucoup aux viticulteurs1, mais il faut dire que les viticulteurs1 travaillent durement.

Ici, les pronoms personnels, noms propres et SN génériques en seconde position dans le discours (notés 2 à côté du mot concerné) sont en relation de coréférence avec les expressions en première position (notées 1). Mais ils ne tirent pas leur interprétation référentielle de ces expressions. Ils ne sont donc pas anaphoriques. En d’autres termes, ces expressions linguistiques sont liées car elles renvoient au même référent (coréférence) mais la première « mention » n’est pas nécessaire pour interpréter la seconde (non anaphorique).

À l’inverse, certaines expressions tirent leur interprétation référentielle d’une expression antérieure sans que celle-ci soit coréférentielle. C’est le cas notamment pour les anaphores associatives (67), les anaphores lexicales (68) ou l’anaphore « générique » (69) que l’on retrouve dans les trois exemples ci-dessous proposés par Kleiber (1988) :

(67) C’était un beau village. L’église était située sur une bute. (68) Paul a tué trois lions, Alfred en a tué cinq.

(69) Un caniche m’a mordu. Ces chiens sont pourtant très gentils, en général.

Dans (67), l’église n’a pas été introduite une première fois de manière explicite et reprise ensuite par le syntagme nominal défini l’église. C’est au lecteur d’inférer que s’il y a

un village, il a une église. Il n’y a pas coréférence entre les expressions un village et l’église. Pourtant, le syntagme nominal l’église est bien une expression anaphorique.

De même pour (68), le référent lion n’est pas repris dans la deuxième partie de la

phrase, comme ce serait le cas dans (68’) :

(68’) Paul a tué trois lions, Alfred a tué cinq lions.

C’est le pronom en qui fait office de reprise de la source.

Enfin dans (69), il n’y a pas non plus de coréférentialité car on passe du spécifique (caniche) au générique (chien). Les trois derniers exemples d’anaphores non coréférentielles montrent bien le fait que la source doit être prise en compte pour qu’il y ait interprétation référentielle de l’expression anaphorique, sans qu’il y ait obligatoirement relation de coréférence.

Nous l’avons vu, l’anaphore implique de mettre en relation la première et la deuxième expression pour identifier le référent de la seconde expression. Ainsi dans l’exemple (70) d’anaphore coréférentielle (emprunté à Reichler-Béguelin, 1988a), le référent est donné par l’environnement textuel (ou contexte linguistique) antérieur :

(70) J’ai rencontré Pierre. Il m’a parlé de toi.

Lorsque la source13 apparaît en seconde position, comme en (71) (tiré de Reichler-Béguelin, 1988a) où le référent est livré par l’environnement textuel postérieur, on parle de

cataphore (Reichler-Béguelin, 1988a ; Kleiber, 1988, 1991) :

(71) Quand je l’ai rencontré, Pierre a paru surpris de me voir

Même si la cataphore semble être le symétrique de l’anaphore dans le sens où la cataphore « anticipe » un élément linguistique quand l’anaphore le « reprend », il est cependant incorrect d’affirmer un tel parallélisme. En effet, la position de l’interprétant (avant/après ou à gauche de/à droite de) ne suffit pas pour désigner l’un ou l’autre de ces phénomènes de dépendance contextuelle14.

       

13 au sens terminologique de Tesnière (1959) et Corblin (1985). On voit ici tout l’intérêt d’employer le terme de source et non d’antécédent.

 

14 Notre but n’étant pas ici de décrire en détail les spécificités de la cataphore, nous renvoyons en particulier à Kesik (1989) pour un panorama de la question.

Après ces clarifications, nous retiendrons comme définition de l’anaphore celle de Reichler-Béguelin (1988a : 17) :

« On qualifie habituellement d’anaphorique un segment d’énoncé […] dont l’interprétation nécessite le recours à un autre segment, précédemment actualisé dans la chaîne discursive. […] L’anaphore représente un phénomène de dépendance interprétative entre deux unités, la seconde ne pouvant recevoir un sens référentiel sans avoir été mise en connexion avec la première […]. ».

Nous retenons cette définition parce que la notion de segment à laquelle recourt l’auteur peut à la fois signifier que le référent est donné directement par le contexte ou que le contexte donne les moyens d’identifier le référent. La notion de « dépendance interprétative » permet de faire la différence entre ce que Corblin (1995) appelle l’identité d’interprétation et

l’interprétation par reprise. Dans le premier cas, il y a identité d’interprétation « si a et b

reçoivent la même interprétation en vertu de règles qui ne doivent rien à leur proximité dans le même segment linguistique » (Corblin, 1995), c’est-à-dire par exemple un personnage prénommé Paul dénommé plus loin dans le discours par son lien de filiation le fils de Marie. Dans le deuxième cas, il y a interprétation par reprise « si un terme, , exige pour être interprété, l’emprunt à un terme proche  d’un élément qui fixe l’interprétation de  » (ibid.). Par exemple, le personnage prénommé Paul repris plus loin par le pronom personnel il.

La distinction est importante car elle montre bien que l’anaphore n’est pas le simple rappel d’un référent préalablement introduit dans le discours. En effet, il arrive souvent qu’il y ait des discordances morpho-syntaxiques, sémantiques et/ou référentielles qui interviennent entre l’anaphorique et sa source (Reichler-Béguelin, 1988a), comme le montrent les exemples déviants qui suivent (72, 73), empruntés à l’auteur :

(72) Il trouva trois champignons et fut étonné car ce champignon était très rare. (Exemple de Corblin, 1985 : 386 repris par Reichler-Béguelin, 1988a)

Dans (72), l’emploi du SN démonstratif semble inapproprié au regard du référent qui est au pluriel trois champignons. Pourtant, on comprend que le passage au singulier signifie qu’on ne parle plus de ces trois champignons précisément, mais de la variété de champignon qui fait des champignons trouvés qu’ils sont rares.

Il peut arriver aussi que le référent de l’expression anaphorique ne figure aucunement dans le contexte discursif :

(73) Il fallait entre autres choses que cette pauvre enfant allât deux fois le jour puiser de l’eau à une grande demi-lieue du logis, et qu’elle en rapportât plein une grande cruche. Un jour qu’elle était à cette fontaine, il vint à elle une pauvre femme qui la pria de lui donner à boire. (Perrault, Contes, Folio, 165, exemple de Reichler-Béguelin, 1988a)

Ici, cette fontaine ne réfère pas directement à une occurrence qui aurait déjà été mentionnée, mais fait appel au savoir du locuteur qui infère le fait que si la jeune femme va puiser de l’eau, c’est qu’il y a une fontaine ou un puits quelque part. Cet exemple déviant peut être compris à condition que le lecteur fasse un calcul interprétatif.

On peut rencontrer enfin des cas où le référent est un être sujet à des modifications et dont la description évolue (Reboul, 1989 ; Kleiber, 1991). C’est le cas par exemple du poulet rôti de Brown et Yule (1983) :

(74) Kill and active, plump chicken. Prepare it for the oven, cut it into four pieces and roast it with thyme for 1 hour.

(74’) Tuez un poulet vif et bien gras. Préparez-le pour le four, coupez-le en quatre et rôtissez-le [avec du thym] pendant 1 heure. (traduction de Reboul, 1989)

Dans cet exemple, le poulet de départ, vif et bien gras, n’est plus tout à fait le même à l’arrivée puisqu’il est coupé en quatre et rôti. Il est bien question du même être (il a la même identité), mais sa description a évolué, comme le signalent Brown & Yule (1983 ; traduit par Reboul, 1989) :

« un lecteur qui remonterait simplement la chaîne endophorique et qui substituerait l’expression un poulet vif et bien gras à le dans le dernier syntagme, aurait échoué à comprendre le texte ».

De cette manière, l’attribution d’un référent à une expression anaphorique passe par la représentation mentale que s’en fait l’interlocuteur et non plus seulement par le discours préalable (Reboul, 1989).

Les derniers exemples nous conduisent à approcher l’anaphore comme un phénomène mémoriel.

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