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L’ambiguïté des postures : entre accompagner et sanctionner

Partager sa profession, accompagner dans l’apprentissage, offrir un lieu « classe », trans-mettre un bout de l’école. A travers leur activité de formateur en établissement, les ensei-gnants interrogés sont unanimes quant à la signification qu’ils accordent à leur fonction et à l’idéal qu’ils visent dans le cadre de celle-ci. Leur engagement consiste à offrir un peu de leur

« métier », une part de leur expérience à la construction de l’identité professionnelle d’un jeune enseignant. Passionnés par leur profession, il s’agit pour eux d’être présents lors des questionnements qui jalonnent immanquablement la découverte des gestes professionnels et permettre aux étudiants qu’ils accueillent d’entrer dans leur métier, de réaliser sereine-ment ce processus d’alternance caractéristique du système de formation, d’opérer la muta-tion qui les fera passer du statut d’élève à celui d’enseignant. En effet, l’articulamuta-tion théorie-pratique apparaît comme tout-à-fait essentielle dans le processus qui voit les enseignants construire des compétences nécessaires à l’exercice de la profession enseignante. Leur positionnement correspond à celui du conseiller tel qu’il apparaît dans la figure 3 (cf. : les postures de l’évaluateur) de notre cadre conceptuel. Aucune des personnes présentes n’a relevé une volonté de mesurer ou de contrôler la performance. Au contraire, c’est essentiel-lement une attitude visant à permettre une progression du stagiaire dans sa pratique qui

semble encourager les FEE à œuvrer. Les propos de Paul, auxquels s’identifie le groupe, reflètent bien cet état d’esprit :

TP 475, min 66 – 67 : parce que c'est extrêmement mais c'est en même temps un plus parce que l'on se rend compte que tout le monde a un petit peu la même préoccupation on a une sacré responsabilité puis voilà puis que on peut pas se se contenter de certains petits items comme on nous donne ça suffit pas il faut aller plus il faut voir il faut voir la personne avec dont on a la responsabilité puis on doit lui permettre d'évoluer // et puis ça on peut l'apprécier en gros en s'aidant un petit peu de ces critères-là mais y'a pas que ça↓ // je trouve important de voir heu à à moi ma ma manière de voir à la fin c'est c'est de dire (XXX) y'a eu une évolution j'ai vu une évolution dans un bon sens et puis je regarde pas t'en est arrivé là ou là moi ce qui est important c'est qu'y ait une évolution et qu'y ait une réflexion sur sa manière de travailler et pour moi c'est très important quelqu'un qui est en difficulté je vais pas dire c'était pas bien c'était et cetera c'que je trouve important c'est c'qu'on en fait est-ce qu'y a une réflexion au niveau de la progression.

Cet extrait nous permet de constater que les FEE n’envisagent pas leur action dans le but de contrôler, de sanctionner la performance d’un stagiaire mais, au contraire, d’amener chacun d’entre eux vers un état d’expertise plus important, de repousser les limites de la connaissance du métier. Cette constatation est corroborée par les travaux d’Altet (2002) mettant en avant que les enseignants formateurs d’enseignants considèrent essentiellement leur fonction dans l’aide et l’accompagnement.

Si l’importance de l’évaluation des pratiques dans le processus de la formation professionnelle n’est nullement remise en question par les FEE interrogés, il est à noter que ces derniers semblent souffrir « d’un léger dédoublement de la personnalité ». En effet, au travers du rôle institutionnel qu’ils supportent, ces praticiens-formateurs se sentent investis d’une mission qui est celle d’accompagner des futurs collègues dans l’apprentissage d’une profession qu’ils pratiquent avec passion depuis de très nombreuses années (depuis près de 25 ans pour quatre participants sur cinq). Ainsi, comme le montre le commentaire de Ma-rianne, les FEE se considèrent comme des personnes ressources :

TP 493, min 69 : moi j'aime bien le terme accompagner↓ / j'trouve qu'on on doit accompagner le stagiaire ou la stagiaire durant son stage c'est notre rôle↓ qu'on n'a pas que / la casquette d'évaluateur parce que ils sont là en stage pour apprendre et qu'on n'est pas que là pour juger ou évaluer / et puis qu'on doit être présente au moment de leur questionnement // de de remettre des en question autant de notre côté que de leur côté mais c'est de construire ensemble et puis nos arguments en disant heu voilà.

Offrant des terrains d’apprentissage variés et sécurisés, les FEE sont unanimes quant à l’importance de l’échange et de la discussion qui doit animer l’apprentissage. A leurs yeux, l’étudiant n’est pas uniquement là pour être observé et évalué dans un espace classe mais bel est bien pour construire et affiner un ensemble de gestes professionnels. Il s’agit pour les

FEE de pouvoir travailler dans l’articulation théorie - pratique, de permettre aux stagiaires de profiter du dispositif de formation en alternance. Ainsi, nous pouvons en déduire que l’évaluation n’est perçue qu’au travers de sa fonction de contrôle. Il est intéressant de relever que les FEE ne mentionnent pas le caractère formatif de l’évaluation dans leurs propos alors qu’apparemment ils accordent une importance considérable aux régulations possibles dans le processus de formation. L’évaluation n’est semble-t-il pas perçue comme pouvant être un outil de construction des gestes professionnels mais comme un outil de contrôle et de certification, tant bien même que l’unité de formation n’est pas acquise à l’issue d’une période de stage.

L’ambiguïté qui marque le double rôle d’accompagnateur / contrôleur vécu par les FEE est perceptible également au travers du discours que tient Oscar concernant la crédibilité de son action. Parfois hésitant devant la classe, faisant des erreurs, il se sent mal à l’aise de critiquer le travail imprécis ou insatisfaisant d’un étudiant alors qu’il n’a pu forcément faire mieux.

TP 500, min 71 : je vous avertis déjà je vais peut-être vous mettre le doigt sur un sujet dire attention et puis au même moment vous allez peut-être vous dire parce que vous m'aurez vu enseigner et lui il fait pas forcément beaucoup mieux alors heu j'vous dit y'a des fois j'ai j'ai été mal à l'aise de vous dire je vous reproche un peu ça pis vous en même temps quand je remarque moi c'est pas encore tout-à-fait au point moi moi pour moi c'est aussi bon ça reste qu'on est doit les évaluer mais on peut il faut aussi beaucoup discuter ensemble on est pas on est un métier justement on on n'est pas une science exacte on est / voilà puis ça ça fait partie puis il faut profiter de ça.

Cet extrait met bien en évidence la difficulté pour le FEE de vivre une situation qui ressemble étrangement à celle de l’arroseur arrosé. Observer et être observé. Cette relation qui jalonne les stages pratiques nécessite de pouvoir évidemment faire le deuil de l’exemplarité. Bien qu’il ne soit pas demandé aux FEE de proposer une pratique modélisante, on imagine pourtant la tension qui peut apparaître lorsque l’enseignant peine à atteindre les exigences que l’institution ou que lui-même fixe. Dès lors, on peut avancer que l’un des enjeux majeurs nécessaires à la crédibilité de l’évaluateur réside certainement dans sa capacité à s’auto-évaluer, à se remettre en question et d’admettre que l’erreur est possible, tant pour lui que pour la personne en formation. Les FEE sont-ils conscients de ce phénomène ?

L’ambiguïté qui caractérise l’action des FEE provient aussi certainement du rôle qu’ils doivent jouer dans le cadre de leur fonction au sein de l’institution de formation. La nécessité d’évaluer les stages implique nécessairement de devoir répondre aux exigences de qualité formulées par la HEP. S’ils ne sont pas les seuls à endosser le costume d’évaluateur, ils

agissent sans l’appui d’une équipe et peuvent rencontrer des difficultés à formuler une évaluation mettant en péril la réussite d’un parcours d’étude. L’attribution d’une appréciation négative n’est pas mal vécue en tant que telle mais la répétition d’échec peut conduire le FEE à développer un sentiment de culpabilité envers la HEP. De plus, par peur d’apparaître comme un mauvais FEE, on peut s’attendre que celui-ci devienne moins exigeant, moins sévère et rétablir ainsi une image positive de son action auprès de l’institution. Cette volonté de s’attirer la bienveillance de la HEP par l’entremise des formateurs qui s’immiscent dans le quotidien des classes lors de leurs visites se confirme par les propos d’Oscar :

TP 405, min 53 : même au niveau de l'institution j'veux dire une fois j'ai eu un visiteur qui a // qui a un petit peu reproché telles ou telles choses à une étudiante qui lui a dit vous auriez pu plutôt mettre l'accent sur ça ok↓ moi pas con // stagiaire suivant j'lui dis écoutez mettez plutôt l'accent sur ça en me disant bon manque de chance un autre visiteur HEP qui vient // et bien il s'est fait ramasser parce qu'il avait mis l'accent sur ce que le formateur HEP précédent avait souhaité c'était [// depuis je je dis heu débrouillez-vous moi je voilà mais puis c'est à tous les niveaux hein c’est ça.

Bien que l’on puisse supposer que les conseils prodigués par Oscar soient sincères et qu’ils se veuillent aidants, on ne peut s’empêcher de penser qu’il agit aussi pour ses intérêts propres. Cette dimension semble toutefois s’estomper au fil des années et n’est pas relayée par le reste de la cohorte qui œuvre depuis plus longtemps que ce dernier.

Au vu de ce qui précède, on pourrait s’attendre à ce que cette situation ambiguë conduise les personnes interrogées à mettre en doute l’institution pour laquelle ils s’engagent.

Néanmoins, et même si le conflit de loyauté les guette régulièrement, les FEE respectent les contraintes institutionnelles et les consignes qui guident le bon déroulement des stages.

S’il semble difficile pour les FEE d’être toujours en accord avec la HEP, ils font l’effort de garantir un espace « classe » dans lequel les stagiaires peuvent respecter les exigences proposées par leur cursus :

TP 412, min 54 : moi j'trouve que moi je suis sereine ouais moi je trouve que je peux m'investir sereinement là-dedans / j'trouve que les consignes sont claires / voilà et que quand elles sont pas claires on peut en discuter éventuellement même en tête à tête s'il le faut // voilà heu // par rapport aux étudiants bein c'est très clair qu'y pas de triangulation à avoir voilà je ça c'est sensé être clair pour tout le monde.

Comme les propos de Marianne le montrent, il est évident que le processus de formation ne peut s’avérer véritablement efficace que si les partenaires institutionnels peuvent avoir confiance l’un envers l’autre. Bien que le risque de ressentir une trahison existe, la loyauté que doivent se témoigner mutuellement les formateurs en établissement et les formateurs HEP fonde probablement la cohérence du système.

Malgré les diverses tensions qui nouent leur activité, les enseignants qui ouvrent leurs classes à des périodes de stage acceptent donc d’assurer d’une part la continuité du pro-gramme scolaire et de l’encadrement de leurs élèves et, d’autre part, d’endosser la respon-sabilité d’apporter des outils à un enseignant en devenir. En résumé, nous proposons d’illustrer par un schéma les divers paramètres qui influent sur les FEE lors de leur engage-ment dans le processus de formation professionnelle pratique:

Fig. 5 : tensions agissant sur le FEE lors des stages

L’action des FEE est inscrite dans un environnement scolaire dont les exigences génèrent immanquablement une pression à assumer. S’ils doivent naturellement s’assurer de la pro-gression des apprentissages de leurs élèves en regard à des programmes scolaires, les FEE doivent aussi permettre à leurs stagiaires de répondre aux exigences fixées par les forma-teurs HEP. Ces derniers, par leurs visites ponctuelles dans les lieux de stage, rappellent que le stage s’inscrit dans un processus de formation. D’une certaine manière, les FEE se sen-tent redevable d’offrir un terrain de qualité afin que les stagiaires qu’ils accueillent puissent construire des compétences professionnelles mais aussi de répondre, de manière implicite, aux attentes des formateurs HEP et aux standards de certification des stages fixés par l’institution.

A la question de recherche portant sur le rapport qu’entretiennent les FEE entre les axes former / certifier, nous pouvons avancer que l’ambiguïté que nous relevons dans ce dispositif

Formateur en établissement Formateurs HEP

HEP

Stagiaire

Programme scolaire Elèves

de formation ne semble pas poser de difficultés particulières aux enseignants interrogés et ne les empêche pas de s’investir dans leur fonction. En effet, il s’agit essentiellement pour ces derniers d’accompagner un futur enseignant dans la découverte de gestes profession-nels dans un espace classe propice à l’apprentissage. Si la pression institutionnelle liée aux exigences de certification n’est pas négligeable, les FEE semblent s’investir dans un proces-sus de formation pour partager leur expérience du terrain, pour participer activement au dis-positif de formation de futurs collègues. Par ailleurs, il est intéressant de constater que les enseignants interrogés ne se considèrent pas comme des modèles (Snoeckx, 2002) mais qu’ils espèrent pouvoir tirer profit des échanges que généreront les rencontres qu’ils auront avec des étudiants. Ce positionnement d’ouverture à l’autre, bien qu’il s’agisse d’un novice, met en évidence l’importance de la remise en question permanente qui accompagne la car-rière d’un enseignant. Participer au processus de formation des enseignants semble ainsi être l’occasion pour les formateurs de terrain de vivre un développement professionnel, de se former eux-mêmes.

Dans cette situation paradoxale qui consiste à ce que des évaluateurs fassent part de leurs doutes à des individus qu’ils vont devoir évaluer ensuite, le rôle d’évaluateur - bien qu’il ne soit pas nié - ne constitue pas l’essence de leur engagement. C’est essentiellement l’accompagnement et le partage qui pousse des enseignants confirmés à accueillir des no-vices dans leur classe afin de leur offrir un terrain d’exercice.