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L’aliment comme culture et en tant qu’objet du commerce

Section I – L’« aliment »

Paragraphe 2 L’aliment comme culture et en tant qu’objet du commerce

25. Pourtant, il nous semble réducteur de considérer que l’importance des

aliments pour l’être humain réside purement et simplement dans le fait que la consommation des denrées alimentaires est une partie vitale de processus biologique de la vie.38 Comme l’a constaté M. Leininger, anthropologiste fameuse, en plus de la nécessité biologique, l’aliment comporte aussi une fonction sociale. Il sert à la reconnaissance mutuelle des individus, aux récompenses et sanctions qui influencent les comportements et les conditions sociales d’un certain groupe de la population. Il se charge en outre de la fonction culturelle, religieuse, et parfois même de la fonction médicale.39 Parmi tous ces rôles que l’aliment joue dans la société, c’est la dimension à la fois culturelle et commerciale qui intéresse notre étude, du fait que dans le contexte de libre-échange contemporain cette dimension entraîne souvent des conflits

35 LEININGER M., « Some Cross-Cultural Universal and Non-Universal Functions, Beliefs, and Practices of Food », in J.

Dupont (dir.), Dimensions of Nutrition, Boulder, Colorado Associated University Press, 1970, pp. 154 – 155

36

SOMA A., Droit de l’homme à l’alimentation et sécurité alimentaire en Afrique , Bruxelles, Bruylant, 2010, pp. 30 – 31

37 Comme nous allons examiner ci-après, l’autre aspect de la notion de sécurité alimentaire est l’aspect qualitatif, qui porte

sur le problème de l’innocuité des denrées alimentaires.

38

CHANG K.C., Food in Chinese Culture: Anthropological a nd Historical Perspectives, New Haven, Yale University Press, 1977, p. 3

39 LEININGER M., « Some Cross-Cultural Universal and Non-Universal Functions, Beliefs, and Practices of Food », op. cit.,

QIN Quan| Thèse de doctorat |Novembre 2017 touchant au deuxième aspect du problème de la sécurité alimentaire – l’aspect qualitatif.

26. L’aliment se présente incontestablement comme phénomène culturel dans

les différents groupes de populations grâce à sa grande variété.40 Pour la plupart des communautés, la consommation de produits alimentaires est associée à des éléments identitaires propres.41 Dans la culture occidentale, on trouve dans l’Ancien Testament des considérations sur la nourriture permise et celle interdite.42 En Chine, une grande importance a été accordée à l’aliment depuis la période de Confucius, voire plus anciennement.43 Depuis des siècles, l’aliment est devenu progressivement l’objet de traditions si profondément enracinées qu’elles peuvent être considérées comme représentant certaines valeurs de la société, et qui se trouvent liées souvent de façon compliquée à la religion.44 Il arrive très souvent que les consommateurs choisissent leurs nourritures plutôt en fonction de leur préférence culturelle qu’en fonction des caractéristiques biologiques des produits alimentaires.45 En effet, pour M. Leninger, les valeurs culturelles d’un groupe spécifique de personnes constituent le facteur le plus important qui affecte les différences dans la pratique alimentaire. 46 Ces significations traditionnelles, culturelles et religieuses affectent les préférences alimentaires et l’attitude des consommateurs par rapport à certains aliments, et, en allant encore plus loin, elles influencent l’action de gouvernement. 47

40 ECHOLS M. A., Food Safety and the WTO: The Interplay of Culture, Science and Technology, London, Kluwer Law

International, 2001, p. 1

41PARENT G. et MAYER-ROBITAILLE L., « Agriculture et culture : le défi de l’OMC de prendre en compte les

considérations non commerciales », Revue de droit de McGill, Vol. 52, n° 3, 2007, p. 422

42

BOSSIS G., La sécurité sanitaire des aliments en droit international et communautaire : rapports croisés et perspectives d’harmonisation, op. cit., p. 15

43 CHANG K.C., Food in Chinese Culture: Anthropological and Historical Pers pectives, op. cit., p. 11 44

MINTZ S., Tasting Food, Tasting Freedom: Excursions into Eating, Culture and the Past , Boston, Beacon Press, 1996, pp. 7 – 8, et 40.

45 Comme l’a remarqué S. Mintz, « consumption of recognizable dangerous substances, such as raw meats and seafood,

mushrooms and the like, are only the most dramatic sorts of evidence that, in the sphere of human eating behaviour, culture prevails over biology », cité par MCINTOSH W. A., Sociologies of Food and Nutrition, New York, Plenum Press, 1996, p. 42

46

LEININGER M., « Some Cross-Cultural Universal and Non-Universal Functions, Beliefs, and Practices of Food », op. cit., p. 165

47 BOSSIS G., La sécurité sanitaire des aliments en droit international et communautaire : rapports croisés et perspectives

27. Dans une société traditionnelle agricole, comme la production alimentaire

est fournie sur une base familiale ou communautaire, il y a peu d’excédents et peu de commerce, qu’il soit national ou international. 48

La production alimentaire est liée étroitement avec la culture locale. Le rôle culturel de l’aliment s’affaiblit au fur et à mesure de l’industrialisation du secteur agro-alimentaire qui permet la croissance rapide de la production alimentaire et en même temps déplace la production alimentaire de la ferme aux grands producteurs des denrées alimentaires. Par contre, la dimension commerciale des denrées alimentaires devient de plus en plus remarquable : l’aliment en tant qu’objet de commerce.

28. Le développement de la science moderne et de nouvelle technologie

d’exploitation agricole mène directement à la croissance rapide en volume de la production alimentaire, et éventuellement à des surplus plus ou moins importants. Les engrais chimiques, insecticides, pesticides et hybridation augmentent la capacité productive des agriculteurs et, par conséquent, permettent non seulement de nourrir les communautés locales mais également de fournir le marché national et étranger. Grâce aux technologies de transformation alimentaire, de réfrigération, d’emballage, et de transport, l’industrie des aliments transformés éloigne encore plus les agriculteurs des consommateurs ultimes.49 Dans l’éloignement graduel du croisement de la production alimentaire et de la culture, la production alimentaire voit sa dimension commerciale grandir de plus en plus.50 Même si les consommateurs connaissent toujours les sources de leur nourriture, son origine varie grandement et de plus en plus des produits alimentaires sont transformés en dehors de leur communauté locale. 51 La période étant passée de la pénurie de nourriture pendant les années 1960 et 1970, on entre dans la période des excédents erratiques et de la concurrence des exportations. 52

48 ECHOLS M. A., Food Safety and the WTO: The Interplay of Culture, Science and Technology , op. cit., p. 32 49 Ibid., p. 33

50

HILL H. L. et MAIER F. H., « The Family Farm in Transition », in U.S. Department of Agriculture, The Yearbook of Agriculture 1963, Washington D.C., USDA, 1963, p. 166

51 ECHOLS M. A., Food Safety and the WTO: The Interplay of Culture, Science and Technology , op. cit., p. 33 52

QIN Quan| Thèse de doctorat |Novembre 2017

29. Sur le plan juridique, il est notable que la dimension culturelle des

aliments est neutralisée considérablement dans le cadre juridique multilatéral actuel du libre-échange, du fait que, d’un côté, le commerce des produits agricoles est réglé suivant la même logique que celui des produits industriels et, de l’autre côté, les auteurs des accords de l’OMC ont refusé de reconnaître les considérations historiques, culturelles et religieuses en tant que telles comme justification de mesures entravant le commerce international. A titre d’exemple, l’Accord sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires (Accord SPS) adopte le critère scientifique et l’analyse des risques comme la seule base valable d’une mesure SPS permanente, et donc limite la possibilité pour le gouvernement de faire prévaloir la croyance culturelle ou religieuse de certains aliments sur le commerce international.53 Apparemment, le lien entre la production agricole et la culture locale disparaît de façon quasiment complète. On souligne plutôt l’accès au marché et la concurrence commerciale juste et on estime que la notion d’aliment comme culture pourrait être un déguisement du protectionnisme.54

30. Cependant, la dimension culturelle des aliments ne cesse pas d’influencer,

parfois de manière déterminante, la décision des consommateurs sur ce qui est à manger, parce que « … les préférences alimentaires, une fois établies, sont habituellement profondément résistantes au changement ». 55 Par conséquent, cette dimension culturelle se heurte très souvent à l’aspect commercial des aliments. L’affaire Communautés européennes – Mesures concernant les viandes et les produits

carnés (CE - Hormones) présente un exemple parfait dans ce sens.56 Les débats

concernant des nouvelles biotechnologies d’organismes génétiquement modifiés (OGM), qui apparaissent dans un premier temps pour répondre aux besoins urgents d’approvisionnement de nourriture mais entrainent plus tard des soucis quant à

53 En fait, le système de l’OMC n’est pas le seul qui méconnait l ’aspect culturel des aliments dans le libre-échange. Le

groupe spécial du GATT de 1947 dans l’affaire Japon – Boissons alcooliques a rejeté les arguments du Japon en se concentrant sur « la différence objective des produits » et ainsi concluant que des produits similaires ne pouvaient pas être considérés comme différents sur la seule base de traditions locales de consommation. Les juges de la CJCE dans les affaires Cassis de Dijon et Bière ont également limité la possibilité pour les gouvernements d’imposer des barrières culturelles au libre-échange pour la raison de sécurité sanitaire des aliments.

54

ECHOLS M. A., Food Safety and the WTO: The Interplay of Culture, Science and Technology , op. cit., pp. 37 - 38

55 MINTZ S., Tasting Food, Tasting Freedom: Excursions into Eating, Culture and the Past , op. cit., p. 24 56

l’innocuité des aliments, illustrent d’ailleurs la dichotomie entre les valeurs culturelles et commerciales de l’aliment.57

On voit clairement que dans ces deux cas, l’aliment constitue « un point d’appui à l’expression de valeurs qui (…) paraissent toutes enracinées dans un contexte culturel ».58 C’est bien pour cette raison que l’aliment suscite des conflits commerciaux d’un type nouveau.59