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CHAPITRE 3 : Les modes de persistance de l’agriculture autour des villes

C- L’agriculture urbaine en Tunisie

Avant d’aborder l’agriculture urbaine en Tunisie, il semble utile de remarquer que ce concept contemporain, tout comme le terme paysage par exemple, est absent du lexique arabe ce qui rend difficile une distinction claire entre agriculture rurale185 « filaha rifiya » et agriculture urbaine « filaha hadharya ». En fait, on reconnaît officiellement en Tunisie l’existence d’une seule agriculture : l’agriculture rurale. Pourtant, l’agriculture urbaine et/ou périurbaine, comme autre forme d’agriculture, est une activité qui avait toujours existé et existe encore aujourd'hui dans et aux alentours des villes tunisiennes. Son maintien dans ces lieux est étroitement lié à la proximité de la ville-marché et des consommateurs urbains. Malgré la concurrence forte de l’urbanisation, cette agriculture continue de se développer sous forme de couronnes vertes, notamment autour des petites villes de l’intérieur, là où l’urbanisation est encore moins prégnante vu les faibles concentrations humaines.

Les terres agricoles au voisinage des villes tunisiennes sont souvent considérées par les planificateurs comme des réserves foncières pour de nouvelles extensions urbaines ; à l’exception des périmètres publics irrigués, vigoureusement protégés par la loi de protection des terres agricoles de 1983. Dans ce contexte, le rôle de l’agriculture comme activité génératrice de paysage n’est que très peu pris en compte par les planificateurs et l’enjeu majeur des politiques agri-urbaines se limite surtout au rôle économique de l’activité agricole. La stratégie d’aménagement des forêts urbaines et périurbaines en parcs paysagers

184 Donadieu P. et de Boissieu E., op. cit, p. 18.

185 Le qualificatif rural « rifi de l’arabe rif » est utilisé en Tunisie pour dissocier des utilisation ou des activités urbaines et rurales. On parle alors de transport urbain et transport rural ; développement urbain et développement rural, etc. ; mais pas d’agriculture urbaine.

illustre bien le fait que la contribution des espaces agricoles au cadre de vie urbain est exclue de la stratégie des «politique verte186»des opérateurs publics, (M. Bouraoui, 2000).

Outre les espaces paysagers ordinaires187 qui se trouvent en milieu urbain, certaines formes d’agriculture persistent dans les périphéries immédiates des villes tunisiennes. Il s’agit de petits jardins maraîchers et vergers établis depuis longtemps et qu’on rencontre actuellement dans les interstices des constructions. Cela est observable dans les périmètres communaux de certaines villes malgré la consommation des terres agricoles. C’est le cas de la commune de la Mannouba et des cités Ezzouhour 2 et Zahrouni (commune de Tunis) tous situés à l’Ouest de la capitales où des jnens (vergers) et des senias (jardins maraîchers) continuent de marquer certaines propriétés.

Figure 16 : Un verger d’agrume dans une zone résidentielle à

Hammamet-ville. (Lataoui, 2007)

C’est aussi le cas de quelques villes sahéliennes comme Hammam Sousse et Akouda où des jardins maraîchers, des vergers de grenadier et des oliveraies sont encore présent à l’intérieur des périmètres communaux notamment dans les premières couronnes périurbanisées.

Les jnēns d’agrumes se

maintiennent encore

aujourd’hui dans les espaces urbains et périurbains des villes comme Nabeul et Hammamet, au Cap Bon (Figure16).

Au delà de ces premières couronnes densément peuplées, les deuxièmes couronnes périurbaines continuent de former d’importants espaces ouverts où se pratique une polyculture parfois très dynamique (cultures maraîchères, arboriculture fruitière, cultures ornementales, élevage, etc.). On peut citer à titre d’exemple les senias de la banlieue nord- ouest de l’Ariana (Mannouba, Mouezz-Sanhaja1 et Sanhaja 3), (M. Elloumi, 2003), celles de la périphérie Ouest et Sud-ouest de Tunis (Mornag Mornaguia et Oued Ellil), les senias et vergers d’agrumes qui ceinturent la plupart des villes du Cap Bon, les senias et oliveraies qui forment l’essentiel des paysages périurbains de la région Nord et Nord-ouest de Sousse (Akouda, Kalaâ El Kebira et Sidi Bouali). Une bonne part de ces agricultures à valeur marchande, conduites intensivement dans des périmètres publics irrigués, résiste grâce à un appui permanent de la part des pouvoirs publics et à l’attachement des agriculteurs à leur métier. Les productions de cette agriculture sont destinées essentiellement à l’approvisionnement des marchés urbains. Devenu de fait urbaine suite à l’étalement de la ville, elle se développe souvent à l’extérieur des périmètres communaux. Elle est gérée par les

186

Il n’existe pas jusqu’à ce jour en Tunisie de politiques vertes publiques conçues spécifiquement pour la valorisation des paysages agricoles périurbains.

187 Nous désignons ici par espaces paysagers ordinaires tous type d’aménagement paysager (jardins, esplanades, terre-plein centraux, arbres d’alignement, etc.), localisé en milieu urbain à l’exception des jardins horticoles comme senia, jnen, bustan, etc.

services du ministère de l’Agriculture qui tentent sans succès d’endiguer le phénomène de construction illégale qui semble être la forme d’urbanisation la plus présente en zones périurbaine. Pourtant, d’importantes couronnes d’espaces agricoles, parsemées d’un habitat dispersé notamment à proximité immédiate des grands centres urbains, continuent de produire des aliments frais et des paysages agricoles parfois singuliers qui distinguent actuellement les espaces périurbains de certaines villes tunisiennes.

C-1- Les facteurs de résistance de l’agriculture urbaine en Tunisie

C-1-1- Une grande diversité d’agricultures

Les grandes cultures (céréales, betterave sucrière, tournesol, etc.) façonnent encore aujourd’hui le paysage des périphéries des villes et des villages des gouvernorats du Nord Ouest (Béja, Jendouba et le Kef) ; tout comme la vigne qui se déploie jusqu’aux portes de Rafraf et Ras Jebel (Région de Bizerte) et couvre la plupart des espaces périurbains. Á Rafraf, les vignobles sont perceptibles de plusieurs points de vue, même de l’intérieur de la ville, grâce à leur développement sur les versants des collines qui surplombent la ville.

Aux entrées des villes de Menzel Bouzelfa et Beni Khalled (Gouvernorat de Nabeul), des centaines de vergers d’agrumes et de productions maraîchères se développement de part et d’autres des routes Grombalia- Beni Khalled, Beni Khalled-Menzel Bouzelfa et Menzel Bouzelfa-Slimane. Les vergers d’agrumes à Beni Khalled longent les pénétrantes et sont perceptibles jusqu’au dernier front urbain. On peut ainsi noter la présence des locaux d’entreposage et de commerce de gros des produits agrumicoles, implantés à la limite des vergers, de part et d’autres des grands axes routiers.

Dans et autour des villes du Sahel (gouvernorats de Sousse, Monastir et Mahdia) les jardins maraîchers (figure 17), les vergers surtout de grenadiers et les olivettes persistent.

Figure 17 : Des jardins maraîchers dans les interstices des constructions de la zone touristique « Sousse

Ces agricultures notamment les plantations des oliviers se développent encore aujourd’hui jusqu’aux portes des villes sahéliennes et même à l’intérieure des périmètres communaux. Il s’agit dans la plupart des cas de legs gérés en faire-valoir direct par des fellahs dont nombre d’entre eux sont des pluriactifs résidants en ville. Ces agricultures accomplissent des fonctions multiples au profit des populations urbaines (fourniture des aliments frais, et verts). En effet, et hormis leur rôle économique, ces agricultures participent à structuration de l’espace périurbain, à la conservation des sols en pente, et constituent de fait l’essentiel des paysages non bâtis en zones périurbaines.

Dans la région de Sousse, l’intérêt de la culture de l’olivier en terrasses sur des terres jadis incultivables ne se limite pas à la production de l’huile d’olive. Elle est considérée comme un moyen très efficace de conservation du sol contre l’érosion, de protection de la ville contre les dégâts dus au débordement des oueds pendant les crues ainsi que de recharge de la nappe phréatique très utilisée pour l’irrigation des jardins maraîchers et des vergers. Nous y reviendrons avec plus détail dans la deuxième partie.

C-1-2- L’adaptation des producteurs aux marchés

Afin que l’activité agricole reste stable et rentable, les agriculteurs essayent d’abord d’adapter leurs exploitations aux marchés. Ils développent à cet effet des stratégies d’écoulement de la production en choisissant les circuits courts et la vente directe. Dans la plupart des villes tunisiennes, des agriculteurs urbains se dirigent quotidiennement et tôt le matin vers les marchés voisins, poussant des charrettes ou des brouettes chargées de légumes fraîchement récoltés et très appréciés par les consommateurs qui les préfèrent aux produits fanés. Parfois, les agriculteurs urbains ne disposent même pas de stand dans le marché couvert pour étaler leurs produits. Ils s’approprient alors les trottoirs des rues limitrophes au marché pour vendre leur récolte. Le marché joue ici le rôle d’un lieu social qui permet les rencontres et le renouvellement des rapports sociaux entre le monde rural et le monde urbain.

Dans le marché hebdomadaire de Akouda, les produits agricoles de terroirs sont souvent vendus par les agriculteurs eux mêmes. Des étalages de légumes frais et de fruits garnissent les étals du marché de plein air. En début d’été, la vente directe de mûres s’effectue sur les bas-côtés de la route périphérique, entre Hammam Sousse et Akouda. Plus tard, vers le mois d’août, c’est la vente des figues de barbarie tout au long des routes périurbaines de Akouda et de Chott Mariem. Le figuier de barbarie est par ailleurs fréquemment utilisé par les agriculteurs périurbains comme haie défensive pour protéger les vergers urbains contre le cheptel errant. Il est utilisé aussi comme moyen de fixation des tabias (monticules de terres) confectionnés autour des olivettes et comme complément d’aliment pour le bétail, notamment les chameaux.

Conclusion

Plusieurs raisons expliquent la persistance de l’agriculture autour des villes.

Dans les villes des pays en voie de développement, c’est l’urgence alimentaire qui est à l’origine des activités agricoles. Nous avons vérifié l’importance de l’activité dans certaines villes dans des pays de la Rive sud de la Méditerranée et en Afrique. En effet, l’agriculture urbaine et périurbaine représente un élément clé dans la sécurité alimentaire et contribue à l'approvisionnement des villes en expansion. Nous avons constaté qu’il s’agit d’une activité qui s'est bien implantée dans et aux alentours des villes et qui représente, en même temps, une importante source de revenus pour les populations urbaines.

On découvre que l'agriculture urbaine subsiste dans de nombreuses villes africaines. Discrète ou clandestine, cette agriculture fait toujours preuve d'un dynamisme renouvelé en se diversifiant. Les espaces interstitiels périurbains constituent, à cet effet, une partie importante des surfaces cultivées en horticulture. Ils produisent souvent un tonnage important de légumes destinés tant à l’autoconsommation qu’à l'approvisionnement des marchés urbains. Les cultures hors sol étaient assez développées, tout comme l’élevage urbain, une activité à prendre en compte dans l'évaluation des apports en terme de ressources alimentaires ou de revenus mais aussi à travers le rôle social qu’il accomplit à l’instar de l’élevage de moutons et d'animaux de la basse cour au Caire et à Dakar. Outre son rôle économique, l’agriculture urbaine constitue un élément régulateur du chômage. Conscient de l’intérêt de l’agriculture urbaine et de ses capacités à satisfaire les besoins alimentaires des populations, les pouvoirs publics et des ONG ne cessent d’encourager la pratique des cultures en zones urbaine et périurbaine, même si de l’activité reste ignorée des politiques publiques de gestion et de planification des territoires urbains et périurbains.

Dans les villes des pays développés, les raisons concernent à la fois l’intérêt récent des planificateurs et des législateurs pour la protection des terres agricoles, l’initiative des élus locaux pour cette conservation, les adaptations des agriculteurs aux marché urbains par diversification de leurs revenus et la question de la qualité des produits agricoles de proximité, sans compter parfois celle de la sécurité alimentaire des villes en cas de conflits. Nous avons constaté que de nouvelles fonctions non économiques allouées à l’agriculture sont à l’origine de sa conservation dans les espaces périurbains. Cette résistance est confortée par l’intégration des espaces agricoles dans la planification urbaine. Qu’il s’agisse de la patrimonialisation des paysages agraires, de la mise en place de politiques vertes des villes, de la pratique de l’agriculture de loisir, ce sont toutes des formes nouvelles d’agriculture qui participent au maintient de l’activité dans les espaces périurbains. De fait, cette agriculture est considérée comme une composante importante de l’aménagement urbain, capable d’organiser et valoriser le tissu urbain et satisfaire une demande sociale croissante de nature, c’est à dire de cadre de vie paysager.

En Tunisie, à cette nécessité alimentaire les planificateurs urbains préfèrent d’abord la satisfaction des besoins de la ville en matière d’espaces constructibles (zone industrielle, zone touristique, extension du parc logement, aménagement des routes, etc.). De ce fait, les espaces agricoles de proximité sont généralement considérés comme des réserves foncières où l’agriculture n’est qu’une occupation temporaire du sol et où l’habitat individuel dispersé constitue la principale forme d’urbanisation. Mais la gestion administrative centralisée des territoires périurbains constitue un frein aux initiatives des acteurs locaux (y compris les fellahs) lorsque ceux-ci désirent organiser le développement de leur ville selon les besoins urbains locaux (produits de terroirs, espaces constructibles, lieux de divertissement, etc.). Pourtant, on découvre que des agricultures persistent encore aujourd’hui dans et autour des villes tunisiennes, malgré une pression urbaine de plus en plus forte. Ces agricultures offrent des dynamiques qui façonnent l’espace périurbain, participent à son organisation et valorisent les nouvelles extensions urbaines. C’est en tout cas ce que nous souhaitons vérifier à partir du chapitre suivant où nous exposerons la problématique de cette thèse.