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Chapitre II. Cadre théorique

2.5. Les dimensions constitutives des significations imaginaires

2.5.2. L'affect-passion comme dimension de la SIS

L'affect représente "un domaine délicat pour la sociologie et matière à contestation" écrit Ansart (1999, pp. 12-13). Mais il (Ansart, 1983; 1997) invite les sociologues à réaliser son importance pour la discipline et à l'intégrer à leurs recherches comme lui-même le fait après d'autres et non les moindres : par exemples Platon, Tocqueville, Freud et les fondateurs de la sociologie comme Marx, Durkheim et Weber.

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Castoriadis (1975, p. 324) parleindifféremment des images ou figures. Moscovici (1976, p. 63) introduit une nuance lorsqu'il écrit : "Le mot de figure exprime, plus que celui d’image, le fait qu’il ne s’agit pas seulement d’un reflet, une reproduction, mais aussi d’une expression et d’une production du sujet". Par ailleurs, Moscovici écrit dans la préface du livre de Herzlich (1969, p. 9) que la notion d'image se rapproche de celle d'opinion mais "[e]lle apparaît devoir désigner une organisation plus complexe ou plus cohérente de jugements ou d'évaluations".

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Castoriadis (1975, p. 324) écrit qu'il s'agit de figures ou d'images "au sens le plus large du terme : phonèmes, mots, billets de banque, … statues, églises ... – mais aussi : la totalité du perçu naturel, nommé ou nommable par la société considérée". Sur le mot figure voir aussi Castoriadis (1997, pp. 95 et 157). Baczko (1984, p. 8) présente le "vaillant guerrier", le "bon citoyen", le "militant dévoué" comme des idées-images.

63 Nous avons déjà souligné que selon Castoriadis l'affect est la dimension la plus difficile à exprimer et à comprendre de la SIS (Castoriadis, 1996, pp. 127-128). Dans le dictionnaire Le Robert, dictionnaire de sociologie (1999, p. 12), l'affect est défini comme suit : "[…] dimension subjective des états psychiques élémentaires depuis l'extrême de la douleur jusqu'au plaisir intense"115.

Ansart et Castoriadis associent l'affect à la passion. Dans l'introduction et la conclusion de son ouvrage Les cliniciens des passions politiques (1997), Ansart utilise de manière quasi-interchangeable116 les termes, entre autres, passion, affect, affectivité, sentiment, émotion ou les présente en énumération. Conséquemment, il est difficile de savoir s'il les considère comme des équivalents ou seulement des significations voisines. Ansart (1999, p. 12) définit l'affectivité comme "l'ensemble des émotions, des sentiments et des passions individuels et collectifs" et la passion comme une "[a]ffectivité intense se manifestant par des comportements collectifs créateurs ou destructeurs, des mobilisations d'énergie, des attitudes peu accessibles au raisonnement" (ibid., p. 385). Castoriadis établit aussi un rapprochement entre les termes passion et affect117. "La passion, écrit-il, c'est de l'ordre de l'affect et elle est mêlée à un désir de savoir, de connaître […]" (Castoriadis, 2004, p. 106). Ailleurs, il présente "l'envie, la haine et le ressentiment, l'amour de l'argent, du pouvoir ou même de la gloire […]" (1997, p. 124) comme des passions et à d’autres endroits, comme des affects (1999, pp. 96-97). Castoriadis (1997, p. 125) note "qu'il y a passion lorsque l'objet de plaisir est transformé en objet de besoin ; autrement dit, lorsque l'objet ne saurait manquer, lorsque le sujet ne peut concevoir sa vie sans la

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Ce concept ne se retrouve pas dans le dictionnaire de sociologie de Boudon et Bourricaud. Par ailleurs, à notre connaissance Castoriadis ne donne pas de définition de ce concept.

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Ansart (1997) présente comment dix grands penseurs ont traité et parlé des "passions". Il nous informe, que chez les Anciens, le terme "passion" était utilisé aussi bien pour décrire et comprendre les sentiments que les émotions et les passions (1997, p. 7).

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Dans l'exemple qui suit, on se demande si Castoriadis ne cherche pas plutôt à marquer une différence entre les deux termes. "Les incroyables conquêtes islamiques aux VIIe et VIIIe siècles n’ont rien à voir avec une supériorité technique ; elles résultent de traits de la religion islamique et de sa capacité de susciter de la passion et des affects («fanatisme») et, dans une moindre mesure, des dispositions sociales de l’islam" (Castoriadis, 1997, p. 37. Le souligné est de nous).

64 possession, l'absorption, la poursuite, en un sens finalement : l'identification avec l'objet de passion, devenu enjeu de vie ou de mort"118.

Castoriadis nous offre, dispersés ici et là dans ses écrits, des exemples d'affect. Il présente la foi comme l'affect du christianisme (1996, p. 128). Il parle aussi des "affects caractéristiques des sociétés capitalistes" : "inquiétude perpétuelle"; "changement constant"; "soif du nouveau pour le nouveau et du plus pour le plus" (idem). Il écrit aussi que la SIS la plus importante d'une société est "sans doute celle qui la concerne elle-même". Ici l'affect se traduit par la formule suivante : "s'aimer comme société et comme cette société-là" (ibid., p. 129. L'italique est de l'auteur). Ces exemples impliquent que les affects sont datés et situés. Mais ailleurs Castoriadis (2002, p. 366) présente l'affect comme "un mélange d'abandon total, d'amour indéterminé, de renoncement à la raison et à la volonté propres…" ou encore il l’associe à la nostalgie, la haine et la gloire (Castoriadis, 1999, pp. 96-97). Peut-on ici parler de haine, de gloire ou de nostalgie comme des affects social- historique ?

Dans Images et Symboles Eliade (1952, p. 40) parle de l'"humain intégral" et tient à montrer comment l'amour notamment n'est pas un strict produit de l'historicité. Il écrit : "Il [l'Homme] lui suffit d'écouter de la bonne musique, ou de tomber amoureux, ou de prier, pour sortir du présent historique et de réintégrer l'éternel présent de l'amour et de la religion" (ibid., p. 41). Gorz (1980, p. 127) quant à lui tient à démontrer qu'"[i]l n'y a pas de socialisation possible de la tendresse, de l'amour […], de la souffrance, du deuil […]". Par ailleurs, Freud dans un texte intitulé Deuil et Mélancolie (1940, p. 147) parle d'affect du deuil et d'affect de la mélancolie et nous les présente comme étant "ressentis" identiquement par l'ensemble des individus observés. Ce que ces trois auteurs nous disent, c'est qu'il y a un "caractère permanent" par exemples de l'amour, de la mélancolie, du deuil. Mais il y a également, sous-jacente à ces affects la dimension historique. De la bonne musique c'est relatif dans le temps et dans l'espace. Ou encore on ne souffre pas pour les mêmes raisons dans toutes les sociétés. N'est-ce pas ce qu'Ansart (1997, p. 8) dit

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65 lorsqu'il écrit : "L'on se trouve en cela devant un singulier paradoxe : les faits de l'histoire ne cessentde nous montrer des configurations multiples riches de nuances culturelles différentes, et, cependant, l'histoire semble tisser la même trame fondamentale de l'amour et de la haine, de la concorde et de la fureur, sous des visages indéfiniment renouvelés".

Il faut donc, à ce qu’il nous semble, distinguer entre deux catégories d'affects : l'affect ayant à la fois un "caractère permanent et une "dimension historique" (Ansart 1997, p. 272) et l'affect strictement social-historique comme les affects du capitalisme mentionnés plus haut (Castoriadis, 1996, p. 128).

Avant de présenter la dernière dimension, il est nécessaire de distinguer le concept affect-passion de celui d'attitude. Ce n'est que lorsqu'on lui retire le plein sens du terme passion, c'est-à-dire "la mobilisation quasi totale de l'affect sur un "objet"" que les concepts affect-passion et attitude peuvent être rapprochés. L'attitude119 donne "l'orientation globale des individus par rapport à l'objet de la représentation" (Moscovici, 1976, p. 69). Il s'agit de savoir si le groupe est favorable ou défavorable à l'objet de la représentation (idem). Et même si on ajoute une dimension affective120 au concept d'attitude qui "exprime l'émotion ou le sentiment induit par la présence réelle ou évoquée de l'objet" (Alexandre, 1996, p. 28), il n'en demeure pas moins une différence fondamentale entre les deux concepts. À la différence de l'attitude, avec l'affect/passion l'objet devient un besoin, une nécessité, "un enjeu de vie ou de mort" pour l'individu social et la société. Ensuite, il y a l'"affectivité intense" qui caractérise le concept d'affect/passion et non pas l'attitude. Finalement il y a la puissance destructrice et créatrice des comportements associée à l'affect/passion. Selon nous, c’est sur cette base que l'on peut distinguer ce qui relève soit du concept d'attitude, soit du concept d'affect/passion.

signifie, bien entendu, la mobilisation quasi totale de l'affect sur un «objet»".

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Le souligné est de nous.

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Alexandre (1996, p. 28) souligne que l'affect est l'une des trois composantes du concept d'attitude chez Rosenberg et Hovland (1960)

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