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102. - La loge est un lieu privilégié pour la réflexion, justement parce qu’elle se situe en

dehors du monde profane. C’est une enclave protégée où l’on vient dépouillé de ses atours

sociaux, puisqu’on laisse « ses métaux » à la porte du temple209. Ainsi « reclus » pourrait-on dire, les francs-maçons s’offrent la possibilité d’élever leur réflexion : « Séparés du profane,

nous nous inscrivons dans le cosmos. Telle est la vocation du rituel, celle de constituer la

loge en la reliant à l’univers entier. »210 En principe, seule l’initiation permet d’accéder à la

loge. C’est le vénérable maître qui « adoube » le nouveau maçon. Il est ainsi reçu dans la loge, intégré au groupe et dans sa hiérarchie. La loge est à la fois la désignation du lieu où se réunissent les maçons et celle du groupe lui-même. À son propos, Pierre SIMON écrit : « De

par son « recrutement », son fonctionnement et sa conception, la loge réalise une microsociété. Elle reproduit le monde extérieur, que les frères venus d’horizons divers disséqueront […]. Tous y travaillent de concert, mettant en commun les aspirations profondes puisées par chacun dans son milieu d’origine. Puis par une sorte d’ascèse intérieure, chacun

se dépouille un moment de sa culture propre. »211 La liberté d’expression y est totale et le

secret le garantit. Après un an de silence imposé, le maçon nouvellement recruté212 peut

prendre la parole, « mais comme tous, par permission »213, et participer aux débats. Comme

l’écrit Pierre SIMON, « Dans la loge, on remet le monde en chantier […]. Ce qu’assure

collectivement la loge, c’est ce que pouvait accomplir, à lui seul, l’« honnête homme » du

209 Cette expression est commune dans toute la littérature maçonnique. Elle est issue de l’époque où les aristocrates

portaient l’épée à la ceinture. « Laisser ses métaux à la porte du temple », c’est donc se délester des accessoires qui permettent s’identifier comme une personne issue de la classe sociale la plus élevée et admettre une égalité totale entre les hommes, à l’intérieur du temple.

210 P. SIMON, De la vie avant toute chose, éd. Mazarine, 1979, Paris, p. 114.

211 P. SIMON, La franc-maçonnerie : un exposé pour comprendre, un essai pour réfléchir, Flammarion, coll.

Dominos, 1997, Paris, p. 54.

212 Le recrutement peut être initié de deux façons, soit le candidat est présenté à la loge par un maçon, soit le

candidat entreprend lui même la démarche (les sites internet des obédiences ont tous, aujourd’hui, une catégorie consacrée aux candidatures spontanées). Quoiqu’il en soit, le candidat doit être choisi par la loge. Un processus d’enquête puis d’inscription s’enclenche ensuite, une fois que le candidat en a fait la demande par écrit. Ainsi, même s’il est présenté par un maçon, il doit être actif dans cette phase de recrutement, ce qui démontre un engagement individuel de sa part. V. sur ce point, B. GILLARD, Elle enseignait la République : la franc- maçonnerie, laboratoire pédagogique des valeurs républicaines de 1871 à 1906, thèse préfacée par A. de KEGHEL, Dervy, Paris, 2005, p. 59.

213 P. SIMON, op. cit. p. 54. Aucun frère ne doit interpeler l’autre, ni l’interrompre, et la parole doit effectivement

être demandée à l’officier surveillant. Celui qui parle ne peut intervenir sur un même sujet que trois fois, ce qui impose de bien réfléchir à son intervention, préalablement. L’orateur s’adresse au président et non à un frère en particulier. Sur ce point, pour le Grand Orient, v. B. GILLARD, op. cit., p. 62.

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XVIIème siècle : son savoir individuel recouvrait alors la science de son temps. Elle est un

maître collectif. L’apprenti n’a […] pas de maître au singulier. »

103. - Un membre de la loge occupe une place particulière, l’orateur. Il est, en quelque sorte, un délégué aux relations publiques. Il assure aussi le bon déroulement de la discussion en loge : après chaque exposé, il donne son avis, conclut et, le cas échéant, fait procéder au vote. Sa décision devient celle de la loge. Il parle en dernier. Pierre SIMON lui reconnaît un rôle fondamental notamment lorsqu’il compare la franc-maçonnerie à différents mouvements spontanés214. Il affirme que la franc-maçonnerie se distingue positivement de ces mouvements par deux caractéristiques : le rite ou la tradition qui lui offre une discipline et la capacité à construire son discours. Il écrit à son propos : « La grande originalité de la franc-maçonnerie,

celle qui lui confère, aux yeux de l’histoire, cohésion et efficience, traduction de la dynamique

de groupe »215. Il fait la synthèse du travail effectué en loge et la livre sous la forme d’un

discours ordonné.

104. - La loge a pour but de réunir des personnes venues d’horizons différents – même si on a pu voir précédemment que l’objectif n’était pas toujours atteint. Toutefois, dans l’enceinte de la loge, à l’abri du monde profane, les maçons peuvent se mettre à nu. Le thème de la nudité est particulièrement redondant dans la littérature consacrée à la franc-maçonnerie. Pierre SIMON écrit d’ailleurs : « La méthode initiatique est chargée de produire cet être unifié :

elle permet l’éveil. Nous touchons, avec elle, au fond archaïque de la personne, à l’humus qui est en nous. Débarrassée des scories que sont les dogmes et les systèmes, les catégories du monde, les divisions de la pensée, elle met au jour ce gisement enfoui : notre unité

primordiale où la mort et la vie s’entrelacent. »216 Dépouillée de ces artifices, la méthode

maçonnique permet d’atteindre l’essentiel et donc une certaine unité voire une universalité, celle de l’homme. L’universalité est elle aussi au cœur de la pensée maçonnique. La notion même de grand architecte de l’univers est ici significative : elle affirme à elle seule

214 Il se réfère ici aux mouvements actifs lors des évènements de mai 1968, qu’il juge particulièrement désorganisés.

P. SIMON mène cette comparaison dans plusieurs de ses ouvrages (De la vie avant toute chose, éd. Mazarine, 1979, mais aussi La franc-maçonnerie : un exposé pour comprendre, un essai pour réfléchir, Flammarion, coll. Dominos, 1997).

215 P. SIMON, La franc-maçonnerie : un exposé pour comprendre, un essai pour réfléchir, Flammarion, coll.

Dominos, 1997, Paris, p. 55.

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l’existence d’une communauté des croyants. Pierre SIMON se réfère alors volontiers à Simone WEIL : « Se déraciner afin d’accéder à l’universel »217.

105. - La méthode des maçons semble davantage orientée vers le questionnement que vers la découverte de véritables réponses. En premier lieu, les maçons considèrent avec méfiance la possibilité d’une réponse unique et absolue. C’est une méthode de « petits pas » : c’est au gré des discussions qu’on approcherait progressivement de la vérité. L’idée est toujours la même, celle du refus du dogme et de la volonté de mener une réflexion en perpétuel mouvement. La vérité n’est pas unique et figée, elle est toujours susceptible d’être réévaluée : « sachant qu’il

n’est de vérité absolue, la loge, au lieu de contempler l’éternité des principes, fait la navette entre les cas singuliers et les règles générales, les éclairant, voire les corrigeant mutuellement. De dialogue en dialogue, s’élabore pragmatiquement une valeur non

totalitaire. »218 Ce procédé serait directement inspiré du dialogue talmudique et de la

démarche des moralistes chrétiens219.

106. - Chaque année, début septembre, le Grand Orient de France réunit les délégués de toutes les loges de l’obédience en assemblée générale, appelée convent. Celui-ci a pour fonction de contrôler la gestion financière de l’obédience, de définir sa politique générale mais aussi, plus précisément, les questions à l’étude des loges, suggérées par les loges et sélectionnées par les congrès régionaux. Une fois ces questions déterminées, les loges s’en empareront, les traiteront, et feront par la suite parvenir leur rapport aux conseils régionaux qui élaboreront une synthèse de ceux-ci. Les questions à l’étude des loges suivent donc le schéma organisationnel de la franc-maçonnerie : du local vers le régional puis le national. Partant de la structure de la loge où les questions sont élaborées, elles transitent par les congrès régionaux où un premier tri est opéré avant d’arriver devant le convent qui procède au tri final. Le traitement de ces questions leur impose de faire le cheminement inverse220. Cette structure pyramidale des obédiences et du travail qu’elles fournissent a pour but de favoriser la confrontation des idées divergentes. Elles concernent aussi bien la politique interne de la franc-maçonnerie (relations avec les obédiences extranationales, le rituel…) que la vie externe

217 Cité par P. SIMON, op. cit., p. 60. 218 P. SIMON, op. cit., p. 67.

219 V. P. SIMON, op. cit., p. 65 et s.

220 Le travail en loge est aussi décrit dans la thèse de B. GILLARD, op. cit., pp. 39 à 45. On constate à cette lecture

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aux obédiences, avec pour cette catégorie, une faveur accordée aux questions relatives à la laïcité, à l’éthique – et en particulier la bioéthique – et l’économie.

107. - Cette pratique des questions à l’étude des loges trouve son origine dans l’histoire d’une loge parisienne de l’obédience du Grand Orient, La Clémente Amitié. Elle avait créé un système de communication horizontale entre les loges. Les questions étaient alors appelées

vœux de convent et étaient inscrites dans un bulletin. Le manque de transparence de la

procédure a été dénoncée par le Grand Orient, incitant ainsi La Clémente Amitié à rendre officielle la formulation des vœux de convent. En 1899, le système est renouvelé et se mue en la forme actuelle des questions à l’étude des loges. Le nombre important de ces vœux imposait qu’ils soient regroupés de façon thématique. Les partis politiques n’étaient pas, alors, structurés comme ils le sont aujourd’hui. Les maçons ont vu dans l’organisation du Grand Orient la possibilité de porter des débats à l’échelle nationale. Certes ceux-ci se déroulaient dans l’enceinte des loges, mais comme il n’était alors pas rare que des élus les composent, le Grand Orient a pu constituer un vecteur, si ce n’est d’opinion, de thème méritant la réflexion des institutions. Hormis les thèmes relatifs à l’initiation, au rituel, à la pensée philosophique des Lumières ou au rôle que le maçon et la maçonnerie doivent jouer dans le monde qui les entoure, d’autres thèmes récurrents méritent notre attention. Parmi eux, ceux relatifs à la santé publique221, à la violence222, l’immigration, la misère, le droit des

salariés223 ou encore la colonisation. Bien sûr, certains thèmes sont particulièrement présents

dans la réflexion menée par les maçons. Il s’agit de l’abolition de l’esclavage, de celle de la peine de mort, de la liberté de réunion, de l’enseignement, de la laïcité, de la condition féminine, mais aussi des progrès techniques. Les questions relatives à la laïcité224 et à

l’enseignement225 sont de toute évidence les plus nombreuses comme le révèlent les archives des vœux émis par les loges. Plus récemment, les thèmes de la fin de vie, de la bioéthique et de l’évolution de la famille ont été privilégiés. Qu’il s’agisse du choix des thèmes ou de la

221 On relèvera dans ce domaine un intérêt particulier pour l’alcoolisme (1896, 1911) et la prostitution (1904,

1911). En 1900, il est aussi question de mener une réflexion relative à la réforme de l’Assistance Publique concernant les « filles-mères », et une autre relative à la « protection des enfants du premier âge et de la mère dans les mois qui précèdent et qui suivent l’accouchement » en 1908. En outre, en 1926 et 1927, c’est respectivement la lutte contre la tuberculose et le péril vénérien qui préoccupe les maçons. V. sur ce point A. BAUER et J.-C. ROCHIGNEUX, A quoi réfléchissent les Francs-maçons ?, éditions Véga, Paris, 2010, p. 34-43.

222 Le thème a été abordé souvent sous l’angle de la délinquance juvénile (en 1912), mais aussi de façon plus

théorique comme en 1961 où on s’interroge notamment à propos de son sens ou son éventuelle justification.

223 Cette question a retenu l’attention des maçons à de nombreuses reprises : en 1896, 1897, 1901, 1903. 224 Abordée en 1878, 1888, 1889, 1897, 1898, 1899…

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forme du résultat, c’est-à-dire un rapport, on voit que ce travail maçonnique n’est pas uniquement destiné à venir grossir les archives des obédiences et développer la réflexion de ses membres. M. Bernard GILLARD, qui a travaillé sur l’influence du Grand Orient à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, l’écrit clairement : « le conseil directeur du

Grand Orient de France […] analyse ces propositions, les classe, les discute, les soumet à des commissions, au convent, enfin les propose au gouvernement ou aux hommes politiques francs-maçons ministres […] ou aux députés qui les présentent au Parlement.

Réciproquement, les élus parlementaires peuvent questionner les loges »226

CONCLUSION DU CHAPITRE II

108. - Son statut associatif, son caractère rituel, initiatique, dirigé vers la promotion de la perfectibilité, et son fonctionnement en réseau – étendu – font de la maçonnerie un groupe disposant de moyens uniques pour exercer efficacement son influence. Mais sa plus grande originalité est sans doute sa méthode d’analyse en loge des thématiques dont elle se saisit. Cette originalité est toujours revendiquée et attendue lorsque la maçonnerie intervient dans le débat public.

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