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Chapitre 1. Mise en texte des savoirs scientifiques, problématisation et activités langagières

3. Activités langagières, apprentissages scientifiques et construction des savoirs scolaires

3.2 L’accès aux savoirs problématisés par l’intermédiaire des activités langagières

Nombreux sont les travaux menés sur les apprentissages scolaires et sur le travail des chercheurs qui prouvent qu’il existe une relation étroite entre l’appropriation des savoirs scientifiques et les activités langagières écrites et orales (Vérin, 1995 ; Jaubert & Rebière, 2000, 2001 ; Jaubert, 2007 ; Astolfi & al., 1991, 2006). Ces études attestent que le langage n’est pas uniquement un moyen pour communiquer les connaissances mais qu’il joue un rôle fondamental dans la construction des savoirs scientifiques. En effet, « apprendre, c’est s’instituer acteur dans chaque

contexte disciplinaire ce qui suppose de s’approprier les pratiques socio-langagières qui fondent sa cohérence » (Jaubert & Rebière, 2000, p.173) et qui favorisent les opérations nécessaires à la

construction des savoirs. Les résultats de ces recherches n’impliquent pas la réduction des sciences au langage et « il est évident que les pratiques langagières ne sont qu’une des facettes

des pratiques scientifiques » (ibid. p.175) qui se réfèrent également aux pratiques théoriques, aux

expériences et aux données empiriques. « Les sciences fonctionnent en construisant des modèles

explicatifs et ces modèles, tout comme les données empiriques dont ils tentent de rendre compte, relèvent à la fois du langagier et du non langagier, du verbal et du non verbal » (C. Orange,

2004, p.1). Par conséquent, l’apprentissage en sciences se base sur une appropriation des pratiques scientifiques – expérimentales, techniques, technologiques mais aussi discursives – transposées en classe. Les travaux réalisés s’inscrivent dans le cadre de l’approche socio- historique des activités langagières, soutenue par le psychologue soviétique Vygotski (1937) et reprise par de nombreux didacticiens, Bernié (2002), Brossard (1998), Jaubert & Rebière (2000, 2001). En inscrivant notre recherche dans cette filiation, nous nous démarquons d’une conception structuraliste du langage pour nous situer plutôt dans une conception qui reconnaît une fonction de reconfiguration au langage. La première conception met en avant une certaine dichotomie entre langage et pensée tandis que la seconde met en valeur une dimension constructive et un rôle cognitif du langage. Le langage n’est pas simplement un système de

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codage du réel qui révèle une pensée et la divulgue, « il est ce par quoi elle est rendue possible

dans ses formes les plus élaborées » (Chabanne & Bucheton, 2000, p.23). Il s’agit d’« adopter une représentation du langage comme activité et non comme objet, coquille vide transparente qui véhiculerait une pensée ‘déjà là’ » (Jaubert & Rebière, 2001, p.84). Prenant appui sur ces

postulats, les didacticiens des sciences de la vie et de la Terre ont étudié les relations entre les activités langagières et le travail de problématisation lors des phases de débat scientifique (Orange, 2003 ; Lhoste, 2008 ; Schneeberger, 2008). L’activité argumentative qui se développe lors de ces moments d’échanges se caractérise par deux fonctions essentielles (Orange, 2003) :

- La construction de schématisations, au sens de Grize (1997), fait qu’une proposition de solution pourrait être reçu comme intéressante à examiner comme possible. Ces « argumentations sur les possibles », autorisent la compréhension et la prise en compte des idées qui seront examinées et débattues par le groupe classe.

- L’établissement du caractère nécessaire ou impossible d’un énoncé explicatif au moyen des « argumentations de preuve » présentées lors des débats. Ces arguments vont faciliter la construction des raisons.

Les débats scientifiques vont – à travers les controverses, les argumentations, les justifications et les contestations – permettre aux élèves de repérer les contraintes et ainsi de délimiter le champ des possibles. « La prise en compte de différents points de vue, l’explicitation de leurs

fondements et l’évaluation de leur recevabilité, les négociations qui en découlent sont sources de déplacements énonciatifs des élèves, qui, en s’inscrivant dans des pratiques de la communauté scientifique, construisent les savoirs en jeu » (Jaubert et al. 2009, p. 130). A côté de ces activités

langagières orales, les écrits de travail mobilisent la pensée des élèves et sont utilisés comme support pour les débats de classe. Par leur réalisation écrite, ils fixent les idées des élèves, les conservent et les soumettent à la critique (Goody, 1979). Cela permet, d’après Orange et al. (2001, p.129), de travailler sur le « problématique », de parcourir le champ des possibles et d’échapper à « certaines dérives de la discussion et des jeux purement rhétoriques ». L’écriture, pour Goody (2007), constitue une « technologie de l’intellect »20 qui permet le stockage, l’accumulation, l’archivage des savoirs, leur comparaison et le retour critique sur ces savoirs. Cet auteur montre comment le passage des sociétés de tradition orale à des sociétés de tradition écrite a permis l’apparition et le développement des pratiques scientifiques et par conséquent celui du

20 « Pour désigner la manière dont l’écriture affecte les opérations cognitives et intellectuelles, termes qui pour moi recouvrent au sens large la compréhension du monde dans lequel nous vivons, et plus spécifiquement les méthodes que nous employons pour y parvenir. » (Goody, 2007, p.208).

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savoir scientifique. Alors que les sociétés orales se basent sur la mémoire21, « L’une des

caractéristiques d’un texte, par opposition à une énonciation, est que les gens peuvent y retourner pour valider certaines attitudes ou pratiques » (Goody, 2007, p.2). De plus, l’écriture

permet de rendre compte des activités orales, des réflexions personnelles ou collectives. Par conséquent, « si la pratique est transcrite dans l’écrit, l’écrit va à son tour, par le recul qu’il

procure, déterminer la pratique » (Hatem, 2005, p.22).

Du point de vue de la construction des problèmes, nous nous situons dans une position qui rejoint ces travaux et qui voit dans les écrits de travail et les moments de débats scientifiques un moyen non pas de trouver des solutions mais d’explorer et d’organiser le champ des possibles. La problématisation scientifique semble inextricablement liée à la verbalisation et au travail langagier (Orange, 2005). Les échanges, les discussions, les écrits produits jouent un rôle dans la construction des savoirs et représentent une condition de possibilité des savoirs scientifiques problématisés (Orange & al., 2001). Il est ainsi difficile de concevoir l’élaboration des savoir en dehors de l’activité langagière qui « peut faciliter la construction et l’objectivation des contenus

de pensée parce qu’elle permet de transposer l’observation directe dans un système de représentation symbolique oral ou écrit et de l’éloigner de la connaissance sensible » (Rebière

& al., 2009, p.284).

Conclusion et première formulation des questions de recherche

Nous avons vu, tout au long de ce chapitre, que la pratique de recherche scientifique est inéluctablement mise en texte, par les chercheurs et par le projet même d’enseigner, ce qui n’est pas sans provoquer certaines contraintes. La mise en texte scientifique dissimule les pratiques qui ont contribué à la naissance du texte de savoir. Dans l’enseignement, la mise en texte ordinaire des savoirs scolaires tend à limiter ces savoirs à des propositions plus ou moins connectées qui exposent les énoncés scientifiques sans aucune référence aux problèmes. De tels savoirs sont qualifiés comme étant de nature propositionnelle. Nous avons fait ressortir l’origine de cette chosification des savoirs dans l’histoire de la philosophie, dans le processus de transposition didactique ainsi qu’en rapport avec les conceptions épistémologiques des enseignants. Nous avons également insisté sur l’importance du cadre épistémologique et didactique de la problématisation pour construire des savoirs apodictiques et problématisés ne se

21 Il ne s’agit pas de négliger le rôle de la communication orale qui continue bien évidemment, selon Goody (2007) à

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réduisant pas à de simples savoirs assertoriques et factuels comme c’est souvent le cas dans les situations ordinaires. Pour cela, les débats apparaissent comme des moments privilégiés de problématisation mais ne représentent que des moments particuliers des séquences d’enseignement. Nous avons finalement relevé le rôle des pratiques langagières (écrites et orales) dans la mise en texte des savoirs problématisés.

Même si la pratique scientifique et la transposition didactique supposent la production de textes de savoirs, nous considérons que les savoirs scientifiques ne peuvent pas être représentés uniquement par des textes et rester déconnectés des pratiques. Martinand (1986) a ainsi introduit la notion de pratiques sociales de référence, qui ne limite pas les disciplines scolaires à des « textes de savoir » mais les envisage plutôt avec les activités correspondantes. Dans ce sens, toute analyse du savoir scolaire devrait prendre en compte l’articulation entre les textes scientifiques produits et les pratiques qui ont servi à leur élaboration (Orange & Orange Ravachol, 2007). Notre recherche se place dans la continuité des travaux de l’équipe du CREN22 qui visent à déterminer les conditions de possibilité d’une problématisation scientifique et de l’accès aux nécessités (Fabre, 1999 ; Orange, 2000, 2005 ; Orange Ravachol, 2003). Nous abordons la question des conditions d’accès aux savoirs problématisés à travers l’étude de la mise en texte et des pratiques sous-jacentes puisqu’il est impossible de dissocier les textes produits des pratiques qui ont contribué à leur construction. Dans un premier temps, les situations étudiées par les chercheurs du CREN étaient centrées sur l’analyse de débats scientifiques portant sur des affiches (schémas et textes) présentées à la classe et réalisées par des groupes d’élèves en réponse à un problème posé (Orange, 2000). Mais la mise en texte est généralement non accomplie à la fin de ces séances et il est apparu intéressant de suivre cette mise en texte sur l’intégralité des séquences d’enseignement-apprentissage. De plus, il a été constaté qu’au-delà des situations de débats, les textes de savoirs construits ne prenaient pas en compte les nécessités construites (Orange & Orange Ravachol, 2007). D’où la volonté d’étudier le processus de problématisation, non plus à l’échelle du débat scientifique – qui reste bien évidemment un moment privilégié pour problématiser – mais d’étendre les recherches à l’échelle de la séquence toute entière. Ceci a commencé avec la recherche « Mises en textes et pratiques

des savoirs dans les disciplines scolaires » qui a associé l’INRP, trois IUFM et trois

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laboratoires23. Dans le but de poursuivre et de développer cette thématique de recherche, nous nous intéressons aux sciences de la Terre et particulièrement du domaine du magmatisme.

A la lumière des connaissances didactiques, épistémologiques et des résultats des recherches évoqués précédemment, nous proposons une première formulation de nos questionnements de recherche :

- A travers ce travail, nous cherchons à étudier les pratiques de mise en texte des enseignants pendant les situations d’enseignement-apprentissages en Sciences de la Terre afin de repérer les difficultés et les conditions didactiques de construction des savoirs problématisés relatifs au magmatisme. L’approfondissement de cette question nous permettra d’avancer dans l’identification et l’analyse des difficultés que rencontre la construction des savoirs scientifiques en sciences de la Terre et qui entravent le passage à la conceptualisation.

- Nous étudions les pratiques effectives observées en situation pendant des séquences dites « ordinaires » et « forcées » de classe (Orange, 2010). Il s’agit d’abord d’étudier les pratiques de mise en texte d’une séquence ordinaire et de mesurer à quel point celles-ci construisent un texte de problématisé raisonné. Ensuite, une séquence forcée sera mise en place afin de repérer les conditions qui permettent d’aboutir à un texte de savoir problématisé et sous quelles conditions.

- Ces analyses nous aideront à mieux cerner le processus de mise en texte problématisé et le passage des idées communes aux raisons. Les résultats obtenus permettront, dans la continuité des recherches sur la construction des savoirs, une meilleure compréhension des liens entre problématisation, mise en texte, pratique de savoirs et construction des savoirs scientifiques en sciences de la Terre.

Vu que nous mettons le processus de problématisation au cœur de nos analyses, nous nous appuyons sur des traces langagières orales et écrites. Nous nous intéressons à tout ce qui est dit et écrit en classe pour analyser le processus de mise en texte et de problématisation. Cette étude porte sur des séquences d’enseignement liées au concept de magmatisme à différents niveaux scolaires (4ème et Terminale S). Ceci nous emmène à étudier l’épistémologie et l’histoire de ce

concept mais sous un regard particulier, celui de la problématisation.

23 IUFM des Pays de la Loire (Université de Nantes), d’Aquitaine (Université de Bordeaux 4) et de Basse-

Normandie (Université de Caen). Laboratoires : CREN (Nantes), LACES (Bordeaux 2), CERSE (Caen). Durée de la recherche : 2006-2009.

Chapitre 2. Etude épistémologique et historique du

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