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ENTREPRISE X arrêt MANAGEMENT SOIO-ECNOMIQUE

7.2.4 L’évolution des collaborateurs

Dans les paragraphes précédents, nous avons observé la vision des dirigeants et managers fortement impliqués dans des implantations de projets socio-

économiques. Nous nous intéressons maintenant à d’autres acteurs

organisationnels : les collaborateurs. Ils ont « subi » des projets socio-économiques car ils ne sont pas décisionnaires, ils n’ont pas été formateurs ou intervenants

internes en entreprise. Pourtant, certains s’y sont investis. Nous nous sommes

particulièrement intéressé à leur position après la décision d’arrêt de la méthode (vie cachée).

Nous rappelons que les collaborateurs interrogés sont des ex-collaborateurs du chercheur, qui ont été formés, qui ont pratiqué le management socio-économique

avec le chercheur de 1988 à 1994, mais qui s’expriment avec leur vécu

professionnel d’aujourd’hui. À cette époque, nous avions une position hiérarchique

dominante qui n’existe plus depuis. Leur expression en est d’autant plus

intéressante car ils s’expriment sur des circonstances passées avec le recul et l’expression de leur ressenti sur cette période.

255 PASINTEX : Plan d’Actions Stratégiques INTernes et EXternes (voir lexique). 256 PAP : Plan d’Actions Prioritaires (voir lexique).

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La contingence générique combine la contingence, ce qui est propre à une situation observée, et le général, vérifiable dans tous les cas.

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Nous sommes parti des mêmes questions posées aux dirigeants : « Que s’est-il

passé après la décision d’arrêt ? », « Qu’avez-vous fait ? », « Que sont devenus les outils ? », « Comment ont évolué les contacts avec l’ISEOR ? ».

Les collaborateurs nous ont semblé plus heureux de retrouver un ancien collègue que de s’exprimer sur ce qui s’est passé, même s’ils expriment une certaine nostalgie de cette expérience. Nous avons eu le sentiment qu’ils se sont exprimés spontanément, sans langue de bois.

Ces interviews, 15 ans après, ont permis d’avoir une vision décalée et dynamique de l’évolution de la méthode par des acteurs ayant vécu d’autres réalités managériales, d’autres vies cachées, que celle du chercheur et des dirigeants interviewés.

Le changement de méthode de management est un moment difficile à vivre.

Ces moments de fin de projet socio-économique ont été ressentis comme stressants par les acteurs, d’autant plus déstabilisés qu’ils s’y étaient impliqués. C’est un moment de rupture, qui les dépasse, qu’ils doivent subir.

« Le changement d'actionnaires et d'organisation a été dur à vivre. »

« L'impacts sur la société la décision d'arrêter ou de continuer : il faut demander cela aux dirigeants. »

Les programmes de changement semblent en effet aujourd’hui susciter des attitudes et des comportements plus individuels et intériorisés que des résistances

marquées, ouvertes et collectives (Perret V., 2009).258

Lorsqu’ils sont en position subalterne, les collaborateurs peuvent adopter un comportement adapté en surface, mais ils dépensent, conjointement, beaucoup d’énergie personnelle dans des comportements d’évitement défensifs afin de protéger leur individualité et leurs modes de management personnels.

7.2.4.1 Pour certains, un arrêt bienvenu

Alors que les dirigeants ont insisté sur leur désir de continuer la méthode, pour plusieurs collaborateurs l’arrêt fut perçu comme un soulagement.

« C'était un peu marche ou crève, ça a fait du bien quand ça s'arrête. » « Le siège n'y croyait pas, mon patron non plus, on suivait. »

« Pour la plupart des gens, ça a été un grand ouf ! » « Ça a été vite oublié car ça dérangeait beaucoup. »

Après l'arrêt, les outils ne sont plus utilisés ou sont adaptés temporairement avant disparition ou intégration à la nouvelle méthode dominante.

258

PERRET, V., Critique du management : une perspective française, Chap III.1, 209-231, Presses de l’Université de Laval, 2009.

187 7.2.4.2 L’arrêt : un passage normal et subi

Pour les collaborateurs, l’arrêt du projet socio-économique et l’introduction d’un nouveau mode de management sont ressentis comme un passage normal et obligatoire.

Les collaborateurs ont intégré le fait qu’ils doivent changer périodiquement de méthode de management. Le management socio-économique n’est qu’une méthode de management parmi d’autres projets de management rencontrés dans une vie professionnelle. Un changement de méthode de management est vécu comme une fatalité.

«Tremplin (nom d’un projet socio-économique), ça a duré 3 ans seulement, après j'ai eu plein de patrons avec des méthodes différentes. »

« Après, on est passés à autre chose. »

« Tu sais, c'est vieux, il y a plus de 20 ans, de l'eau est passée sous les ponts. » « Je pense que toutes les méthodes deviennent de en plus en plus éphémères. » « De toute façon, chaque patron à sa méthode. Maintenant c'est juste différent, mais on bosse toujours autant. »

L’entreprise est devenue un système ouvert et vivant où le changement apparaît comme la solution permettant de répondre aux problématiques et à l'adaptation à l'environnement (Perret V., 2009)259.

Le changement en entreprise est devenu permanent. Les acteurs doivent s’y

conformer par des solutions structurelles temporaires pour répondre à la pression du court terme. Ils adoptent un management des ressources basé sur la flexibilité. Le changement survient partout et de manière continue, les acteurs doivent s’adapter.

Ces tendances conduisent à un double mouvement d’individualisation et de

psychologisation du changement organisationnel. Le double caractère

indispensable et positif du changement induit un devoir d’adaptation permanente de leur part. Mieux, le changement n’a plus aucune raison d’être orchestré par la négociation : il devient par essence non négociable (Morel-Maroger C., Brulois V., 2005)260.

7.2.4.3 Les collaborateurs privilégient leur survie dans l'organisation

L’adaptation permanente et l’individualisation conduisent à une valorisation du rôle des membres de la hiérarchie intermédiaire et plus généralement de l’ensemble des membres de l’organisation, par l’apparition de nouvelles figures du leadership mais

259 PERRET, V., Quand le changement devient soluble ou l’idéologie managériale du changement

organisationnel, dans Golsorkhi, Huault et Leca (Coord), Critique du management : une perspective française, 209-231, Presses de l’Université de Laval, 2009..

260

MOREL-MAROGER C., BRULOIS V., Changer la communication du changement, dans De Crescenzo, J.-C. (Dir), Changement dans les organisations. Tome 2 - Communication, négociation et interventions, 25-44, Paris : L’Harmattan, 2005.

188 également par une psychologisation des techniques d’accompagnement du changement (Perret, V. 2009).

La totalité des acteurs dans une organisation est dotée de pouvoirs, de micro- pouvoirs multiformes, dont quelques-uns sont visibles et explicites, alors que

beaucoup sont cachés, consciemment ou non. L’organisation est considérée

comme « le royaume des relations de pouvoir, de l’influence, du marchandage et du calcul » (Crozier M., Friedberg E., 1977)261.

Les collaborateurs se sont rapidement conformés à la nouvelle méthode de management succédant au management socio-économique. Cependant, certains ont cherché à prolonger le projet socio-économique.

Nous ne présentons ici que quelques-uns des nombreux verbatim exprimés.

Ils ressentent que le pouvoir change de mains, qu’ils doivent passer à autre chose, tout en se protégeant.

« Dans l'usine, les syndicats ont repris le pouvoir et on ne savait plus ce qui se passait. »

« Tu crois que je me pose toutes ces questions. »

« En gros, à peu près tous les cadres ont quitté B. suite au rachat. »

« Aujourd’hui, ça ne marcherait pas, car mes gens sont trop individualistes, moins Impliqués dans leur entreprise. »

« Les jeunes sont plus centrés sur leur vie familiale et personnelle et ont pris de la distance vis-à-vis de l'entreprise. »

« À chaque fois, ça a été changement de DG, remise en cause du management précédent, des équipes, une réorganisation et des licenciements. »

Certains se sont résignés après une tentative de résistance :

« On a résisté, mais ça n'a duré qu'un temps. »

« Comment peux-tu lutter ? Ils ont le capital, la culture et la hiérarchie. » « On nous a fait comprendre que ce n'était plus à l'ordre du jour. »

Beaucoup, ne se sont pas engagés dans cette voie, pour préserver leur poste de travail

« Qu'est-ce que tu crois ? Je n'allais pas quitter mon poste pour rester Tremplin (management socio-économique). »

« Dans tout ce bordel, il faut trouver sa place et survivre, et sans péter les plombs. » « La vie, ce n'est plus forcément son job. »

« Chacun campait sur ses positions et défendait son poste. »

Dans un contexte qui produit, entre autres, une déstabilisation du modèle salarial (externalisation, précarisation du statut, flexibilisation des conditions de travail) et

261

CROZIER M., FRIEDBERG E., « L'acteur et le système : les contraintes de l'action collective», Édition du Seuil, 1981, première parution en 1977, dans la collection « Sociologie politique ».

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une transformation de l’emploi (individualisation, contractualisation), les

collaborateurs sont essentiellement mobilisés par leur employabilité.

Par employabilité, nous entendons la capacité relative que possède un individu à maintenir un emploi satisfaisant compte tenu de l’interaction entre ses propres caractéristiques personnelles et le marché du travail. C’est sa capacité à conserver son emploi et à mener les transitions entre les divers emplois ou les rôles dans une même organisation.

Globalement, l’acteur changeant de méthode de management privilégie sa survie

dans l’organisation quitte à contribuer à son mal-être, tout en étant conscient du gâchis économique et social généré par un changement de méthode de management.

« C'est toujours pareil, un nouvel actionnaire, un nouveau patron, son organisation avec ses hommes et ses consultants. »

« On perd 6 mois à chaque fois dans les projets, les relations entre services, départements, des nouveaux outils à apprendre… »

« Ça demande une adaptabilité sans limite, non concevable à l'époque, demandant d'être soumis à son manager, sinon c'est la porte. »

La phrase la plus significative est venue d’une collaboratrice que nous avons formée, très motivée à l’époque et devenue cadre dans le groupe qui avait pris la décision d’arrêter le management socio-économique :

« Faire et défaire c’est toujours travailler. »

De quoi inciter les dirigeants et managers à une certaine humilité sur la perception de la grandeur et de l’efficience de leurs pratiques managériales.

Les acteurs ne sont pas attachés à leurs routines et sont prêts à changer rapidement s’ils sont capables de trouver un intérêt dans les jeux qui leur sont proposés (Crozier M., Friedberg E., 1977). Le changement de méthode de

management est un apprentissage de nouvelles formes d’actions collectives, de

nouveaux jeux, mais nécessite cependant une rupture avec les anciens jeux. L’inévitabilité des crises est donc soulignée, tout comme le risque qu’elles produisent l’effet inverse, c’est-à-dire le renforcement des mécanismes d’adaptation, voire des régressions.

Mais « tout changement constitue un pari, une rupture calculée », comme le disent

Crozier M. et Friedberg E. dans L’Acteur et le Système (1977).

Nous avons été surpris de l’intensité de l’expression des collaborateurs sur la notion de survie et de l’évolution de leur sentiment vis-à-vis du management. Nous avons émis l’hypothèse que les collaborateurs ont vieilli, qu’ils ont maintenant entre 50 et 60 ans. Ils pouvaient avoir un sentiment de lassitude, de désillusion, être désabusés et un peu cyniques sur le management, en attente d’une proche retraite.

190 Comme nous enseignons à des étudiants en Master de management, nous avons exploré cette hypothèse, en les faisant travailler sur la vision de leur futur métier et de ce que nous appelons le « management durable ». Nous avons également abordé ce thème sur le management durable avec des jeunes patrons lors de plusieurs workshops organisés par l’association « Atelier Du Dirigeant Durable ». Il semble qu’il y ait en commun, pour les managers d’aujourd’hui et de demain, cette envie de « s’en sortir », un certain individualisme, une acceptation de nombreux changements de méthode de management et la recherche de sens dans leur engagement professionnel.

Nous en avons conclu que la survie en entreprise exprimée ci-dessus n’était pas un problème de génération (X contre Y), mais une évolution des conditions socio- économiques depuis une vingtaine d’années, liée au glissement du capitalisme vers le court terme et le néolibéralisme.

En synthèse, nous avons noté dans cette partie consacrée à la vie cachée des projets socio-économiques :

 Une dérive naturelle des outils accentuée par le départ ou le retrait des intervenants.

 Une différence de réaction entre dirigeants/décideurs et

collaborateurs/appliquant la méthode liée au degré d’incrustation de la méthode chez les acteurs.

 Une difficulté subie principalement par les collaborateurs voulant préserver leur employabilité (survie).

Après avoir étudié la genèse, la vie officielle des projets socio-économiques, la vie cachée des projets socio-économiques, nous nous sommes intéressé au devenir de cette méthode.