• Aucun résultat trouvé

2 L’État et le contrôle : la conceptualisation de Bergeron (1993)

L’Etat est, dans cette thèse, à la fois un objet d’étude, un cadre théorique et un outil d’analyse. Nous ne prétendons, cependant, pas entrer dans une discussion théorique du concept et de la réalité de ce qu’est l’État. Dans le cadre de cette thèse, nous nous limiterons à l’utilisation de la conceptualisation de l’État développée par Bergeron (1993). Cet auteur propose, en effet, une présentation théorique de l’État axée sur la notion de contrôle qui s’avère particulièrement adaptée à notre sujet de recherche. Bergeron soutient que si l’expression de régulation sociale tend à se substituer à celle de contrôle, le concept de contrôle permet mieux d’appréhender les différentes facettes de la problématique. La notion de contrôle apparaît, en effet, plus souple que les notions de pouvoir, autorité, influence, régulation. Bergeron distingue trois niveaux de présentation de l’État : l’État contrôleur, l’État contrôlant et l’État contrôlé. Cette articulation théorique complexe en trois niveaux permet à cet auteur de juxtaposer deux systèmes -le social et le politique- qui communiquent, échangent entre eux et s’influencent réciproquement.

A L’État contrôlant ou gouverne

Le premier niveau de présentation de l’État identifié par Bergeron est celui de la gouverne ou l’État contrôlant. Ce niveau est, en fait, l’appareil dynamique central de l’État. La gouverne se compose, en effet, des divers agents étatiques qui constituent les indispensables rouages du fonctionnement de l’État. Ces agents (législateurs, ministres, juges, fonctionnaires…) agissent au niveau immédiatement fonctionnel même s’ils ne gouvernent pas tous au sens fort du terme.

Bergeron conceptualise l’État contrôlant par l’exercice simultané de quatre fonctions centrales : gouvernement, législation, administration et juridiction. En analysant

ces quatre fonctions, cet auteur relève que les deux fonctions de gouvernement et de législation s’exercent à un premier degré d’impération2 des normes tandis que les fonctions d’administration et de juridiction s’exercent à un second degré d’exécution3 des normes. L’exécution est, alors, le second stade du déroulement d’ensemble du contrôle étatique qui suit et qu’appelle celui de l’impération des normes.

Les fonctions de l’État contrôlant sont analysées par Bergeron sous diverses dimensions. La première dimension des fonctions réside dans les règles produites : les fonctions de gouvernement et d’administration produisent des règles primordialement politiques tandis que les fonctions de législation et de juridiction produisent, elles, des règles principalement juridiques. Une autre dimension des fonctions de la gouverne est celle des liens qui les relient les unes aux autres : leurs interfonctionalités4. En effet, ainsi conçu, le fonctionnement de la gouverne permet d’établir diverses interfonctionalités (ou type de relations) existantes entre les quatre fonctions de gouvernement, de législation, d’administration et de juridiction. Sans détailler davantage, il est pertinent de relever que les relations existantes entre les fonctions sont analysées par Bergeron comme verticales, horizontales ou obliques mais surtout selon leurs niveaux de densité et d’importance stratégique variables.

B L’État contrôlé ou politie

Le second niveau de présentation de l’État est celui de l’État contrôlé ou la politie. Il s’agit du niveau inférieur du triptyque, celui d’en bas qui est la base des deux autres puisqu’il est la société en tant que «politique», elle-même. La gouverne étant le niveau de fonctionnement de l’État, la politie est donc le niveau infra fonctionnel qui se conçoit et se fonctionnalise donc par rapport au premier niveau. Les relations entre la gouverne et la

2 Bergeron utilise le terme impération découlant du latin imperare dans le sens de commander-prohiber (décréter quoi faire et ne pas faire).

3 Signifiant par opposition : mettre en œuvre (forcer à faire ou à ne pas faire). 4 Employé dans le sens de relations entre les fonctions.

politie se produisent tout d’abord par des activations descendantes (en pénétration) mais surtout par des activations ascendantes (en représentation). En effet, parmi les rôles et les conduites des citoyens en rapport au fonctionnement de la gouverne, la représentation est la plus fréquente. Elle repose sur l’idée de substitution où quelqu’un prend la place d'une personne absente ou qui ne veut pas être là. En effet, au niveau de la gouverne, les personnes qui représentent les citoyens s’affairent dans l’intérêt présumé de ces derniers. Cependant, comme le souligne Bergeron, réduits à l’état de représentés, les citoyens ont conservé le privilège corollaire d’un droit de regard sur ce que font leurs représentants. Ce droit de regard est la contrepartie de la légitimité des membres de la gouverne à se substituer aux citoyens.

Bergeron souligne qu’il existe quatre moyens d’actions préfonctionalisés pour les citoyens. Le personnel politique, les partis, les groupes d’intérêt et les organismes consultatifs sont les principaux effecteurs des messages et des signaux émis par les citoyens car ils constituent, en effet, des moyens d’actions politiques déjà tout prêts à les lancer. L’auteur identifie alors six conduites politiques graduées ; trois consensuelles (la contribution, la participation et l’opposition) et trois dissensuelles (la contestation, la dissidence et la rébellion). Par leurs conduites, les citoyens de la politie adressent, en effet, des messages aux dirigeants de la gouverne. Ces messages, se transmuent, via les habilitations ascendantes, en signaux de légitimation de l’État. Bergeron propose alors de distinguer parmi les messages véhiculés par les diverses conduites politiques des citoyens, différents types de signaux de légitimation. Les citoyens qui adoptent la conduite politique de contribution expriment des espérances faibles ou muettes qui constituent des signaux de légitimation latents alors que ceux qui adoptent la participation expriment des aspirations avouées constituant des signaux explicites. Les opposants véhiculent des objections décidées qui s’analysent en signaux implicites et les contestataires ont pour message des dénonciations véhémentes qui constituent des signaux neutralisants. Finalement la conduite de dissidence formule des accusations formelles et donc des signaux conditionnels tandis

que la rébellion adresse des condamnations radicales qui font office de signaux de légitimation retirés.

C L’État contrôleur ou le régime

La théorisation de Bergeron se finalise avec le troisième niveau de présentation de l’État : l’État contrôleur appelé le régime5. Le régime surplombe les activités de la gouverne, il s’agit du niveau «d’en haut» superfonctionel. L’auteur identifie alors deux superfonctions du régime. La première fonction est tournée vers l’intérieur ; il s’agit de la légitimation. La légitimation est ici conçue comme l’ensemble des processus intégrateurs par lesquels l’État manifeste en son sein «un comportement directeur qui, auprès de ses membres humains et institutionnels, le justifie au moins juridiquement dans la totalité de son être politique et lui permet de durer dans son milieu social» (1993, p87). La seconde fonction du régime est tournée vers l’extérieur ; il s’agit de la sécuration6 entendue comme l’ensemble des processus auto- protecteurs par lesquels l’État vise à affirmer et assurer son existence individuée dans son environnement politique constitué d’autres États. La légitimation détermine la maîtrise politique dans un milieu social tandis que la sécuration vise l’adaptation à un environnement politique international. Ainsi, la sécuration est, en fait, la complémentarité externe de la légitimation et inversement, la légitimation est la complémentarité interne de la sécurisation.

Les trois niveaux, politie, gouverne et régime sont indissociablement liés. Les deux superfonctions du régime forment dans la présentation de Bergeron, le préalable indispensable aux quatre fonctions de la gouverne. Les deux niveaux supérieurs que sont le régime et la gouverne entretiennent, en effet, des rapports bidirectionnels nommés par l’auteur seuils des habilitations. Ces seuils d’habilitation réfèrent à l’idée que si les gouvernants ou législateurs sont désignés par les citoyens au moyen du processus électoral

5 Dans le sens premier d’action de régir.

et à un autre niveau si les administrateurs et les juges sont nommés ou affectés à tel service de l’État, c’est qu’ils avaient tous déjà été habilités7 à le devenir selon les dispositions du régime lui-même. L’État dit qu’il sera contrôlant tout en acceptant d’être contrôlé dans des limites stipulées par lui-même. Le seuil des habilitations, selon Bergeron, «confirme le sommet (le régime), rend possible l’animation du milieu (la gouverne) et annonce aussi, par l’implication de la boucle de légitimation en descente-remontée à travers tout le système, l’amorce des contrôles à la base (la politie).» (1993, p100).

Cette présentation théorique de l’État permet de rendre compte des diverses dimensions de notre objet d’étude. La conception de Bergeron nous permettra, en effet d’approfondir notre analyse des divers acteurs étudiés qu’il s’agisse des citoyens de la politie ou des fonctionnaires, des juges et des législateurs de la gouverne. Mais l’analyse de Bergeron nous amènera surtout à théoriser davantage les divers objectifs et rôles des acteurs du contrôle au moyen des niveaux de fonctionnalités8. Dans une étude multidimensionnelle des divers mécanismes de contrôle, la conceptualisation en termes d’habilitations et d’activations ascendantes et descendantes entre les divers niveaux sera particulièrement pertinente. Nous pourrons, en effet, analyser les interactions des divers organes de contrôles en terme d’habilitation par l’État ou d’activation vers l’État. De plus, l’identification des conduites politiques graduées et des messages adressés par les citoyens de la politie aux dirigeants de la gouverne pourra s’avérer un outil analytique intéressant pour atteindre notre objectif de compréhension des relations et des interactions des mécanismes de contrôles, de l’État, de la société politique et de la société civile. La théorisation des conduites et des messages des citoyens en signaux de légitimation viendra, sans nul doute, éclairer notre analyse des moyens d’actions utilisés par les acteurs des contrôles de l’État. Sous de nombreuses facettes tantôt théoriques, tantôt analytiques, la conceptualisation de Bergeron constituera pour notre recherche un outil et un cadre

7 Habilité selon l’expression courante en droit d’être apte à accomplir des actes légaux ou à détenir des statuts juridiques.

analytique d’ensemble particulièrement prolixe et adapté à la compréhension des divers mécanismes de contrôle étudiés.