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2 La jurisprudence de la Cour européenne et les droits des personnes détenues

A Un recours ouvert aux détenus et fondé sur les droits fondamentaux

Certes la Convention ne contient pas de dispositions spécifiques aux conditions de détention mais elle permet aux personnes privées de liberté, en ne les excluant pas, d’engager une procédure devant la Cour européenne si leurs droits ne sont pas respectés par un État membre. Fondée sur les droits fondamentaux inhérents à la personne humaine, la Convention s’applique, en effet, à toutes les personnes quel que soit le crime dont elles sont accusées ou condamnées. Le témoignage de Dominique, juge à la CEDH, est, à cet égard, éloquent.

Moi, le fondement, c’est vraiment, les droits fondamentaux sont les droits qui appartiennent à la personne en tant que personne point. Par le seul fait d’une existence humaine…Souvent les requérants qui se présentent devant nous sont des personnes qui ont été condamnées de manière extrêmement sévère et sans doute à juste titre dans le pays pour des actes…absolument impossibles…que l’on ne peut faire que désapprouver évidemment. Et bien néanmoins les droits de la convention, même l’interdit de la torture des traitements inhumains et dégradants doivent être accordés en raison de la

dignité inhérente à la personne humaine, c’est pour ça qu’ils sont pas méritoires… au contraire l’honneur des droits de l’homme c’est de les accorder à ceux peut-être qui les ont moins respecté.

A diverses reprises, il a été évoqué la possibilité d’ajouter à la Convention un protocole additionnel qui contiendrait des droits spécifiques aux personnes privées de liberté. Cette idée a fait l’objet, en 1998, d’échanges de travail avec divers interlocuteurs tels que le Comité contre la torture des Nations Unies (CAT), le Comité européen de prévention de la torture (CPT) et des ONG tels que l’Association de Prévention de la Torture, Amnesty International et Penal Reform International. En 2001, Amnesty International a d’ailleurs rédigé un projet de protocole à ce sujet. Le comité directeur pour les droits de l’homme a, finalement, conclu en novembre 2001 qu’un tel protocole n’était pas nécessaire. Les acteurs impliqués ont notamment considéré qu’un tel protocole viendrait fixer la jurisprudence et donc affaiblirait la protection offerte par la Convention. Comme le souligne Tulkens (2003), cela reviendra à codifier la jurisprudence et ne permettrait pas son évolution extensive favorable aux droits des personnes détenues. Il convient de relever, en effet, que depuis ses débuts, ce mécanisme supranational a présenté un certain attrait pour les détenus. En 1971, près de 40% des requêtes individuelles enregistrées par la Commission provenaient de personnes privées de liberté dans les pays du Conseil de l’Europe (Vailhé, 2001).

B Des conditions de recevabilité et d’accès souvent difficiles pour les détenus

Comme toutes procédures, le recours devant la Cour européenne des droits de l’homme est soumis à un certain nombre de conditions de recevabilité. Sans entrer dans les détails, il convient dans notre analyse de relever notamment la condition d’épuisement préalable des voies de recours interne. Cette condition de recevabilité est particulièrement difficile à remplir dans le cas des personnes détenues qui rencontrent des obstacles à la fois économiques, sociaux et culturels pour accéder aux recours internes. Ces difficultés existant au niveau national sont encore plus présentes dans le cas d’une voie de recours

internationale comme la Cour. De plus comme le souligne un juge de la Cour il est parfois difficile de faire face aux conséquences d’un tel recours sur la vie en détention.

Est-ce que les détenus sont capables d’introduire les requêtes devant la Cour? Ça ça pose beaucoup de questions, déjà avoir accès chez soi c’est pas facile mais venir ici est encore plus difficile… il faut d’abord que le détenu introduise une requête, art 34, qu’il soit victime bien sûr, personnellement touché, que l’État ne l’empêche pas d’introduire une requête…qu’il ait épuisé toutes les voies de recours internes alors toute la question de pose et on a toujours examiné cela, est-ce qu’il y a des voies de recours internes, lesquelles, est-ce qu’elles sont efficaces, est-ce qu’elles sont accessibles… Certains gouvernements disent « oui, ils avaient des recours possibles devant telle commission administrative.. »… alors est-ce que nous on dit « oui, avant de venir chez nous, il doit faire ça » dans certains cas on dit non car ces commissions administratives sont ou bien inefficaces ou bien trop longues ou bien n’y changeront rien »…Est-ce que l’introduction de la requête, elle n’est pas empêchée par les autorités pénitentiaires (et entre nous ça arrive beaucoup plus souvent qu’on ne le pense, beaucoup plus souvent)… Très problématique parce que les détenus qui arrivent jusque chez nous, tant mieux pour eux mais c’est vraiment pas donné à tout le monde. D’abord parce que pour un détenu, faire un recours à Strasbourg, c’est pas évident, parce qu’après ça il faut vivre en prison pendant que l’on a fait ce recours et si ce recours aboutit, il faut vivre en prison avec ça… parce qu’ il y aura évidemment une réaction au sein de la prison (Dominique, juge à la CEDH).

En ayant conscience des obstacles existants pour les personnes détenues, la question se pose alors de permettre que d’autres personnes puissent introduire des requêtes au nom des détenus. Par le biais d’actions d’intérêt collectif, des associations pourraient, en effet, être habilitées à faire transiter des requêtes. Cette possibilité, qui cristallise des opinions partagées, n’est pas permise par la Cour. Certains juges, minoritaires, sont en principe favorables à ce recours encadré dans des limites précises qui respectent le rôle et la crédibilité de la Cour.

La limite c’est que…les associations ne peuvent pas venir devant chez nous pour simplement dire de manière générale que la loi est inacceptable dans le pays. Ça ce serait l’actio popularis et ça on dit non. Mais qu’une association soit un peu la parole des sans voix, moi je trouverais ça légitime…pour les

détenus, pour d’autres groupes vulnérables…Je n’y verrais pas d’inconvénient. Ma limite est vraiment non pas de venir faire un débat ici, ça c’est un débat que l’on fait au Parlement. C’est tout à fait différent et ce débat au Parlement il faut le faire mais ce n’est pas notre rôle, parce que sinon on devient plus crédible. C’est déjà assez délicat un contrôle supranational. On va dire comme ça : « Nous, une cour de 45 juges aux États, vous devez changer ci et ça ». On perd crédibilité alors c’est fini quoi (Dominique, juge à la CEDH).

C Des droits qui touchent divers aspects de la vie en détention

La Convention européenne des droits de l’homme proclame divers droits qui peuvent ainsi toucher de très nombreux aspects de la vie en détention21. En effet, tous les articles de la Convention peuvent être invoqués par les détenus et peuvent trouver à s’appliquer aux réalités de la vie en détention. L’article 2, qui affirme le droit de tout être humain à la vi, touche de nombreuses situations allant du suicide en prison, du meurtre par un co-détenu, du décès en raison de défaillance dela surveillance médicale, etc. Dans bien des cas, comme le souligne Dominique, juge à la CEDH, ces situations posent à la Cour la question de la responsabilité des autorités et de l’État.

…Est-ce qu’on pouvait savoir que c’était un détenu à risque? Quelle est l’ampleur de l’obligation qui pèse sur les autorités pénitentiaires? Est-ce qu’elles le savaient? Jusqu’où est-ce qu’elles le savaient? Est-ce que … c’était un manque de surveillance?…Evidemment c’est pas l’État qui a tué le bonhomme mais est-ce qu’il a manqué à son obligation positive de protéger la vie? Et donc la notion d’obligation positive apparaît. Est-ce qu’il y a une enquête suffisante, une obligation procédurale de garantir le droit à la vie? Il est pertinent de relever que l’article 2 a même été invoqué dans un cas de détenu ayant commis un meurtre durant une permission de sortie22. Les requérants souhaitaient que la Cour affirme que ces mesures de libération constituaient un danger social et que la

21 Notre but n’étant pas de réaliser une analyse détaillée de la convention appliquée aux situations concernant les personnes détenus, nous référons le lecteur à la synthèse réalisée par Tulkens (2006).

responsabilité de l’État était engagée par le meurtre commis. La Cour a toutefois refusé ce raisonnement.

Le droit au respect de la vie privée et familiale et de la correspondance (art 8) pose, également de nombreuses interrogations sur le maintien des contacts des détenus avec le monde extérieur. Les requêtes déposées touchent donc des problématiques aussi variées que les visites familiales, les placements en détention dans des établissements éloignés de la famille, la présence des bébés en détention, les sorties pour assister à des funérailles ou encore le contrôle de la correspondance avec avocat (Demirtepe c. France, 21 décembre 1999). La Cour a récemment condamné la France pour violation de l’article 8 envers deux détenus. Dans l’affaire Wisse23, la Cour déclare, en effet, que l’enregistrement systématique des conversations entre les détenus et leurs proches dans les parloirs constitue une ingérence dans leur vie privée et familiale. Pour la Cour, ces enregistrements, à d'autres fins que la sécurité, nient au parloir sa raison d’être en tant que maintien de la vie privée.

Dans un autre domaine, l’article 5 qui affirme le droit à la liberté et à la sûreté est fréquemment invoqué devant la Cour par les détenus au sujet des détentions illégales mais aussi des détentions de durée indéterminée, automatique, indûment prolongée ou encore des détentions provisoires de longues durées. La liberté de conscience, de religion, d’expression, le droit à un recours équitable, etc. sont autant d’autres dispositions invocables à travers lesquelles on peut projeter les multiples situations de la vie en détention.

D De la torture aux conditions de détention : les recours invoquant une violation de l’article 3

L’article le plus souvent invoqué par les personnes détenues est l’article 3 de la Convention qui dispose : «Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou

traitements inhumains ou dégradants.». Pour tomber sous le coup de l'article 3, un acte de mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité24. Dans un arrêt rendu contre l’État français, la Cour est venue affirmer que l’intensité et la multiplicité des coups infligés à un individu pendant sa garde à vue leur confèrent un caractère inhumain et dégradant constituant une violation l’article 325. L’appréciation de ce seuil de gravité est, en fait, relative et la Cour prend en compte, dans son évaluation, des critères tels que le sexe, l'âge et l'état de santé de la victime, la durée et les effets physiques et mentaux du mauvais traitement. En effet, l’article 3 qui interdit la torture et les traitements inhumains et dégradants ne vient pas définir en quoi consistent de tels actes et laisse donc place à l’interprétation de la Cour. Après avoir, dans certains cas, distingué selon le but poursuivi par le mauvais traitement26, puis dans d’autres, selon le seuil de gravité27 des souffrances causées, la Cour fait preuve de souplesse et démontre qu’elle peut donc intervenir de façon autonome et évolutive sans être liée par sa jurisprudence antérieure. Cette approche s’illustre notamment dans un arrêt qui concerne l’État français. Dans l’affaire Selmouni contre France (28 juillet 1999), la Cour retient pour la première fois la qualification de torture et condamne la France. Cet arrêt démontre le caractère évolutif des critères utilisés par la Cour qui affirme :

…que certains actes autrefois qualifiés de ``traitements inhumains et dégradants``, et non de ``torture`` pourraient recevoir une qualification différente à l’avenir… La Cour estime, en effet, que le niveau d'exigence croissant en matière de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales implique, parallèlement et inéluctablement, une plus grande fermeté dans l'appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques.

24 Irlande c. Royaume-Uni (18 janvier 1978). 25 Tomasi c. France (27 août 1992).

26 Affaire grecque (15 avril 1970).

Quelques années après, dans l’arrêt Mouisel c. France28, la Cour est venue préciser que les souffrances doivent aller au-delà des souffrances inévitablement impliquées par les exigences légitimes de la peine. Comme le relève Tulkens (2003), cela pose de nombreuses interrogations sur ce qu’est une détention ordinaire et ce que constituent les exigences légitimes de la peine. La question fut posée notamment dans un cas français29 à l’occasion duquel la Cour a indiqué ne pas exclure qu’une condamnation à une peine perpétuelle incompressible puisse être remise en question au regard de l’article 3.

Sur la question du maintien à l’isolement, une autre affaire française30 est venue illustrer les tensions existantes entre les juges de la Cour sur l’application de l’article 3. Dans cette espèce où un détenu a été maintenu en isolement pendant plus de 8 ans, la Cour a conclu qu'il n’y avait pas violation de l’article 3. En raison des conditions générales et spécifiques de maintien à l’isolement, des visites reçues par les avocats et les médecins et de la dangerosité hors norme du détenu, cet isolement n’a pas, selon la majorité de la Cour, atteint le seuil de gravité nécessaire pour constituer un traitement inhumain. Cet arrêt cristallise, en effet, les dissensions de la Cour sur ce point puisque trois juges, parmi les sept qui composaient la Cour, ont exprimé une opinion dissidente sur ce point. Pour les juges Rozakis, Loucaides et Tulkens, le maintien à l’isolement pendant plus de 8 ans constitue bel et bien un traitement inhumain contraire à l’article 3 de la Convention.

Au-delà d’actes de violence ou traitements infligés consciemment par les autorités, les conditions de détention ont rapidement fait l’objet de requêtes de la part des personnes incarcérées. L’élément intentionnel généralement requis pour constater une violation conduisait en principe à exclure les recours concernant les conditions de détention telles que surpopulation ou les insuffisance d’hygiène, d’intimité et de soins de santé. La Cour exigeait, en effet, une intentionnalité et le traitement devait avoir pour but d’humilier,

28 Mousiel c/ France (14 novembre 2002), Rev. Trim. Dr. Homm. 2003, p.999, note J.P. Céré. 29 Einhorn c. France (16 octobre 2001).

d’avilir ou d’abaisser la personne. Cependant, des requêtes questionnant les conditions de vie en détention sous divers aspects ont conduit la Cour à admettre ces recours et opérer ainsi une évolution de jurisprudence. Un des juges de la Cour qualifie cette évolution de «grand tournant» qui a ouvert la porte aux conditions objectives de détention (Dominique, juge à la CEDH). Si aucun arrêt rendu ne condamne la France, la Cour a été amenée à constater, à l’encontre d’autres États, que certaines conditions de détention peuvent constituer une violation de l’article 331. Ainsi, la Cour a eu l’occasion de statuer que la combinaison de conditions telles que la surpopulation, l’isolement prolongé, la lumière limitée, l’absence d’exercices et de contacts avec la famille, entre autres, constitue bien une violation de l’article 3 de la Convention32.

Certaines requêtes introduites contre l’État français s’inscrivent dans cette évolution jurisprudentielle. La requête introduite par M. Papon contre la France est venue, notamment, soulever la question des conditions de détention des détenus âgés et nécessitant certains soins médicaux. Malgré une décision d’irrecevabilité33, la Cour a précisé que la détention prolongée d’une personne âgée entre bien dans le champ de protection de l’article 3. Cette requête a ainsi, comme le souligne Dominique, juge à la CEDH, contribué à l’ouverture de ce champ d’application de la Convention.

on voit que ça s’ouvre à la question de la santé en prison. On a des affaires toutes récentes sur des détenus gravement malades… Est-ce que maintenir en détention quelqu’un qui est en fin de vie, est-ce que c’est pas un traitement inhumain et dégradant? On a dit oui. On a dit oui dans une affaire, on a dit non dans une autre, parce que la jurisprudence évolue en dents de scie, il faut avoir une certaine patience à long terme pour voir les choses évoluer. Les détenus âgés, les détenus malades, la requête Papon en France, même si lui on lui a pas donné satisfaction mais elle a donné des idées à d’autres, maintenant on a de plus en plus de requêtes par des détenus âgés.

31 Peers c. Grèce (19 avril 2001); Kalashnikov c. Russie (15 juillet 2002). 32 Grèce (5 novembre 1969).

Un an après la requête Papon, la Cour a d’ailleurs condamné la France pour avoir maintenu en détention une personne dans un état avancé de leucémie (Mouisel c/ France, 14 novembre 2002). Ce maintien en détention causait, en l’espèce, une souffrance allant au- delà des souffrances de la détention et de la maladie et constituait une atteinte à sa dignité et un traitement inhumain et dégradant. En 2003, dans l’arrêt Hénaf34,une violation de l'article 3 a été prononcée contre l'entrave d’un détenu sur un lit d’hôpital.

Désormais, il est acquis que les conditions de détention, quelles soient générales ou spécifiques à des catégories de détenus (malades ou personnes âgées), entrent donc dans le domaine de protection de l’article 3 de la Convention. Cependant, un certain seuil de gravité est exigé par la Cour et des conditions de détention ne respectant pas les règles pénitentiaires européennes ne constituent pas un traitement inhumain et dégradant. La Cour semble, en effet, sensible au risque de banaliser l'article 3 et son application tout en étant ouverte à son interprétation évolutive. Cette évolution semble bien résulter d’une approche inductive et non pas déductive basée sur une volonté et une idéologie. Comme le mentionne un juge interviewé :

Ici c’est les cas qui montrent que telle et telle situation et comme on doit donner à ces droits de la convention un contenu concret, on doit les interpréter différemment en fonction de l’évolution des situations qui nous sont soumises. Et c’est bien parce que cela veut dire que c’est une évolution pragmatique…au départ d’une affaire on se rend compte que, par exemple, de subordonner la mise en œuvre de l’article 3 à l’intention n’a plus de sens et donc ça s’ouvre tout à coup parce qu’on ôte les verrous. Et en ayant ôté ces verrous … c’est très clair maintenant, de la jurisprudence de la Cour, y a un renforcement des critères de sévérité, ça c’est évident. Depuis que dans une affaire française de garde à vue, on a estimé que les actes de la police étaient qualifiés de torture et on a un peu élevé le seuil de gravité de l’article 3 et ça on en ressent les effets maintenant. Mais ça se fait comme ça par petites touches, tout à coup une ouverture qui se fait et il y a d’autres situations qui vont apparaîtrent et qui nous obligerons à faire bouger d’autres aspects (Dominique, juge à la CEDH).

E Les difficultés de preuve en détention

Pour les violations de l’article 3, les actes de torture et surtout les conditions de détention, la question de la preuve se pose souvent avec acuité. La Cour a été, rapidement, confrontée au fait que l’exigence de preuve de mauvais traitements ne tenait pas compte des obstacles rencontrés par les victimes. Les difficultés de réunir des preuves appropriées pour étayer les allégations de mauvais traitement ont conduit la Cour à renverser la charge de la