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2 L’État de droit comme condition d’existence et d’exercice des droits des personnes privées de liberté

L’existence des droits de l’homme sous-entend l’existence d’un État de droit et de la démocratie puisque « les droits de l’homme ne peuvent se concevoir ni avoir de réalité en dehors de l’État de droit » (Lochak, 2002). L’État de droit est, en effet, celui où l’autorité s’exerce conformément au « Rule of Law », c’est à dire à des règles connues d’avance qui reconnaissent aux citoyens les droits qu’ils peuvent faire valoir à l’encontre du pouvoir. Le concept implique donc la reconnaissance des droits et l’octroi de moyens de les défendre. Si l’on adopte la conception du droit de Jhering, les droits sont des intérêts juridiquement protégés et les tribunaux les lieux où ces droits se réalisent (Serverin, 2000). Cette conception met en premier plan le rôle du législateur comme producteur du droit et celui du juge comme garant des libertés par la défense contentieuse des droits.

A L’entrée des droits dans le droit positif : le législateur producteur de droits

Au Canada, la Charte canadienne des droits et libertés de 1982 intègre à la Constitution toute une série de droits qui ne distinguent aucunement entre les citoyens et donc s’appliquent aux détenus. Lemonde (1996) relève cependant que, au sujet des droits

des personnes incarcérées, l’entrée en vigueur de la Charte n’a guère fait l’objet de production normative et les autorités n’ont en effet modifié les normes que lorsque qu’elles y ont été contraintes par les tribunaux. C’est en 1992 que le législateur consacre officiellement les droits des détenus par une réforme majeure de la loi concernant l’incarcération et la libération conditionnelle. La nouvelle loi1 vient, entre autres, poser les limites à respecter dans le traitement des détenus au niveau fédéral. Cette loi proclame que les détenus jouissent de tous les droits civils sauf ceux expressément exclus dans la loi; elle formule une liste des droits des détenus et elle affirme clairement les garanties procédurales de ceux-ci. Ainsi, les normes qui gouvernent les prisons canadiennes sont dorénavant ancrées dans la législation.

En France, si les droits de l’homme ont été constitutionalisés dès 1791, les droits des personnes incarcérées n’ont toujours pas fait l’objet de création et consécration législative. Certes, le Code Pénal et le Code de Procédure Pénale réglementent certains aspects de l’incarcération mais ceci ne dissimule pas la carence d’un véritable droit pénitentiaire. « Introduire le droit et la légalité » dans les prisons françaises était le vaste programme du projet de loi pénitentiaire annoncé par le gouvernement Jospin suite à la polémique sur les conditions de détention déclenchée en 2000 (Le Monde, 19 juillet 2001). Après une vaste consultation et le travail d’un conseil d’orientation stratégique, le texte proposait de rendre au détenu sa dignité de citoyen et d’adopter un cadre normatif clair des droits des détenus. Suite à l’opposition des personnels et de nombreux amendements, le texte final prêt en janvier 2002 n’a toutefois pas été présenté à temps avant la campagne électorale et le changement de gouvernement (Le Monde, 6 mars 2002). Ainsi, contrairement au Canada, les prisons françaises ne sont toujours pas gouvernées par des normes législatives mais par une multitude de textes réglementaires épars.

11 Loi régissant le système correctionnel, la mise en liberté sous condition et le maintien en incarcération, et portant création du bureau de l’Enquêteur correctionnel ( C-36).

B Le respect des droits : le juge gardien des droits

Le juge est, sans conteste, la figure centrale, la pièce maîtresse de l’État de droit puisque son rôle est de défendre les libertés contre les empiètements du pouvoir exécutif mais aussi contre l’oppression possible du pouvoir législatif à travers la création et l’utilisation de certaines lois.

Les tribunaux canadiens, tout comme les tribunaux français, ont longtemps refusé d’exercer un quelconque contrôle de l’univers des prisons. Il s’agissait de la même doctrine du “laissez faire” où les tribunaux laissaient aux autorités carcérales toute discrétion. Les arguments avancés étaient les mêmes: l’inexistence de droits reconnus aux détenus, le risque de déclencher des poursuites trop nombreuses et l’inexpérience des magistrats dans ce domaine (Lemonde, 1996). De plus, les tribunaux persistaient à considérer les décisions des autorités carcérales comme des décisions administratives en dehors de leur compétence.

La jurisprudence canadienne se basait alors sur l’arrêt McCaud (1964) qui établissait que les décisions de l’autorité carcérale, en tant que décisions administratives, ne pouvaient pas être soumises à un quelconque contrôle judiciaire. Au milieu des années 70, la cour suprême canadienne affirme qu’une décision qui affecte les droits des détenus ne peut plus être considérée comme purement administrative et peut ainsi être soumise au contrôle judiciaire. Cette décision a ouvert la porte au contrôle judiciaire des établissements de détention canadiens. Les principes d’équité procédurale et de contrôle judiciaire sont finalement transposés en droit carcéral canadien par l’arrêt de la Cour Suprême Martineau n°2 en 1980. Cet arrêt énonce que « le principe de légalité doit régner à l’intérieur des murs d’un pénitencier » à défaut de quoi le tribunal se reconnaîtra compétent pour intervenir et sanctionner les décisions contraires au droit. Dans la même année, la Cour statue également sur le fait que les détenus conservent tous leurs droits sauf ceux expressément mentionnés par la loi (Arrêt Solosky vs La Reine, 1980) et donne ainsi compétence aux tribunaux pour veiller au respect des droits. La légalité des décisions prises par les autorités pénitentiaires fait donc dorénavant l’objet d’un contrôle judiciaire. Depuis l’arrêt Martineau n°2,

plusieurs décisions ou pratiques carcérales fondées sur le non-respect du principe d’équité ont été contestées devant la division de première instance de la cour fédérale. Si la déférence n’est plus au Canada un obstacle pour les tribunaux, elle reste encore parfois invoquée pour justifier une certaine retenue judiciaire (Lemonde et Landreville, 2002).

En France, le problème s’est également posé en termes de conflit de compétence entre le juge judiciaire et le juge administratif. Le tribunal des conflits avait, depuis 1960, précisé que les conflits relatifs au fonctionnement administratif du service pénitentiaire relèvent des juridictions administratives tandis que ceux relatifs à la nature et aux limites de la peine infligée relèvent du juge judiciaire (Favard, 2000). Cette distinction complexe a été améliorée par la loi du 15 juin 2000 qui est venue clarifier les compétences respectives de chaque juridiction. Certaines décisions touchant de très près les droits des détenus (placement à l’extérieur, libération conditionnelle, etc) sont donc prises par les autorités judiciaires et susceptibles de recours. Néanmoins, indépendamment du conflit de compétence entre les juridictions, tous les recours ne sont pas sans poser problème. En matière de contentieux administratif, la jurisprudence du Conseil d’État a pendant longtemps rejeté les recours pour excès de pouvoir au motif que l’acte en question (tel que l’isolement ou le transfert) était une mesure d’ordre intérieur exclue du domaine de recevabilité. Ainsi, jusqu’à l’arrêt Marie (CE, 17 février 1995), les détenus pouvaient rarement contester par cette voie contentieuse les procédures ou les décisions dont ils faisaient l’objet durant leur détention. Depuis cet assouplissement de jurisprudence, les détenus ont pu, avec des résultats variables, contester auprès des tribunaux administratifs certaines décisions de l’Administration pénitentiaire leur faisant grief (notamment la plupart des décisions disciplinaires). Cette évolution de la jurisprudence a notamment été marquée par un arrêt de 2003 dans lequel le conseil d’État a accepté un recours pour excès de pouvoir contre une décision de mise à l’isolement forçé d’un détenu (CE, 30 juillet 2003).

Malgré l’évolution du rôle joué par les juridictions tant au Canada qu’en France, les juges font souvent face à des normes floues qui incitent à une interprétation constructive.

La préséance de la jurisprudence permet parfois que l’interprétation faite par le juge compte davantage que le texte de base (Lochak, 2002). Il existe donc entre les mains des juges un certain potentiel d’arbitraire. De plus, dans le domaine pénal, le juge lui-même représente une menace pour les droits et libertés des personnes en raison de son rôle central dans les décisions concernant les condamnations et les peines privatives de liberté. Si l’État de droit a donc besoin des juges, les pouvoirs qui leur ont été conférés ont fait surgir le «spectre du gouvernement des juges» où le contrôle juridictionnel aboutirait à substituer l’arbitraire de l’Administration et du Parlement par l’arbitraire du juge. Ainsi, le juge est central dans l’État de droit mais il ne constitue pas, pour les droits de l’homme, la garantie maximale ni même la plus efficace. La complexité, la lenteur, le coût et le formalisme des procédures juridictionnelles sont des obstacles à tout individu qui veut défendre ses droits contre quelqu’un plus puissant que lui. La situation du détenu face à l’État ne fait pas exception.