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L’époque contemporaine: vers le nihilisme

5. LE DROIT NATUREL CLASSIQUE STRAUSSIEN

5.2 TRANSFORMATIONS DE L’IDEE DE DROIT NATUREL

5.2.3 L’époque contemporaine: vers le nihilisme

Les auteurs exposés ci-dessus marquent une rupture avec la conception classique du droit naturel. Dans la suite de l’analyse, nous exposons deux « courants » qui ont contribué au rejet du droit naturel classique : l’historicisme et la neutralité axiologique wébérienne. Ces pensées, renforçant la rupture, sont aujourd’hui encore dominant et déterminent nos préjugés, c’est pourquoi il convient de les examiner afin d’accéder à une compréhension « authentique » du droit naturel classique.

5.2.3.1 Rejet du droit naturel au nom de l’histoire

Strauss (1954/1986) envisage l’historicisme comme un obstacle pour un retour à une compréhension « authentique » des classiques. En supposant que la pensée de toutes les époques est égale dans sa prétention à la vérité, l’historicisme conçoit chaque philosophie comme l’expression de son temps. La philosophie classique est également interprétée à l’aune de ce postulat. Cependant la pensée classique aspire à « enseigner l’unique vérité, et non pas seulement la vérité de la Grèce classique » (Strauss, 1946/2004, p. 15). L’historicisme rejette d’emblée cette ambition et conçoit donc sa propre approche comme fondamentalement supérieure à l’approche classique. Dans cette optique, il se positionne contre le droit naturel. L’un de ses principaux arguments contre le droit naturel se rapporte aux principes de justice qui, considérés comme variables selon les époques et les lieux, n’existent par conséquent pas. Selon Strauss, les plus « grands maîtres » antiques justement, nous ont montré que la complexité du droit naturel nécessite l’effort de la raison ; c’est pourquoi les conceptions ont variées d’époques en époques. De plus, l’auteur ajoute que

« la variété indéfiniment multipliée des notions du bien et du mal est si loin d’être incompatible avec l’idée de droit naturel qu’elle est en vérité la condition essentielle de son apparition : l’intelligence de ce fait est précisément ce qui stimule notre recherche du droit naturel » (Strauss, 1954/1986, p. 22).

Dans notre partie 3.2.1, Bourgeault (2002) par exemple, refuse la réflexion en termes de fins ou de finalités en éducation, en invoquant cet argument historiciste. Pour l’auteur, étant donné que différents « grands référents » se sont succédés durant les époques historiques, cette succession prouve l’invalidité de référents universellement valables.

Avec l’historicisme qui affirme l’impossibilité du droit naturel, nous nous éloignons également de la compréhension de la philosophie dans son acceptation traditionnelle. Chez les anciens selon Strauss, philosopher signifie sortir de la caverne.

Pour les contemporains, en revanche, « toute démarche philosophique appartient principalement à un monde historique, à une culture, à une civilisation ou à une Weltanschauung, en somme précisément à ce que Platon appelait la caverne »14 (Strauss, 1954/1986, p. 24). La philosophie, originellement recherche de l’ordre éternel et investigation pour rendre l’homme plus humain, s’est transformée en un simple Weltanschauung. En fin de compte, en affirmant l’impossibilité du droit naturel, l’historicisme considère également comme impossible la philosophie « au sens plein du terme », c’est-à-dire la philosophie comme recherche de la vérité. C’est avec un « horizon absolu ou naturel, par opposition aux horizons historiques et changeant comme celui de la caverne de Platon » que cette philosophie ou plutôt la philosophie est possible (Strauss, 1954/1986, p. 44).

D’après Strauss (1954/1986), l’historicisme provient de l’école historique née au XIXe siècle. L’école historique a émergé en réaction à la Révolution française et des doctrines du droit naturel qui avaient préparées ce bouleversement. Les révolutionnaires s’opposaient à tout au-delà ou à toute transcendance. La transcendance, en plus d’être l’apanage de la religion, concernait également la philosophie politique première, comme recherche de l’ordre naturel ou du meilleur régime politique. L’école historique, en refusant l’existence de normes universelles, a détruit, écrit Strauss, « les seules bases solides de tout effort sérieux pour transcender l’actualité » (Strauss, 1954/1986, p. 26).

L’école historique espérait qu’en comprenant leur passé et leur situation historique, les hommes parviendraient à des principes objectifs et concrets, adaptés à une époque et une nation donnée. Ces espérances provenaient non de recherches historiques, mais plutôt de courants d’idées découlant d’une interprétation particulière du droit naturel du XVIIIe siècle. L’historicisme s’est présenté comme une forme particulière du positivisme :

« c’est-à-dire de la philosophie pour laquelle théologie et métaphysique ont été supplantées une fois pour toutes par la science positive, de la philosophie qui assimile la connaissance authentique de la réalité à la connaissance que procurent les sciences empiriques » (Strauss, 1954/1986, p. 27).

14 Nous soulignons

Ainsi, l’historicisme a prétendu trouver dans l’histoire un guide objectif, meilleure et plus solide que la pensée « préhistorique », mais il a échoué. Assurément, aucun principe objectif n’a su justifier les bonnes ainsi que les mauvaises options et

« l’historicisme a conduit au nihilisme » (p. 28). Les historicistes ont malgré tout continué d’insister sur l’aspect changeant et imprévisible de la pensée humaine. Dans leur perspective, toute pensée humaine découle d’une situation historique particulière, elle

« repose sur des expériences ou des décisions imprévisibles » (Strauss, 1954/1986, p. 29).

A ce chemin de l’exposé, nous pouvons mettre en évidence la prétention transcendantale de l’historicisme (alors qu’elle refuse toute transcendance) et sa contradiction interne.

L’historicisme est transcendantal dans le sens où il se revendique comme relevant d’une connaissance authentique et universelle. C’est une « pensée » qui, paradoxalement, postule que tout est historique et changeant, qu’il n’y a pas d’universel. Dans ce sens, l’historicisme se contredit et se détruit lui-même. En effet, selon cette logique l’historicisme est également une pensée historique vouée à disparaître pour être remplacée par une autre pensée.

Finalement, « la simple expérience du bien et du mal fonde le philosophe à affirmer qu’il existe un droit naturel » et les questions fondamentales auxquelles répond Platon ou Aristote restent les mêmes tout au long de l’histoire. L’historisme a nié ces évidences en considérant toute pensée humaine comme historique. De plus, il rejette le fait qu’une vérité fondamentale peut être accessible à l’être humain (Strauss, 1954/1986, p.

45). Comme nous l’avons déjà relevé, nous préférons plutôt dire que l’être humain peut approcher des vérités fondamentales.

5.2.3.2 Rejet du droit naturel au nom de la distinction entre faits et valeurs

Strauss (1954/1986) met en évidence que la notion de droit naturel est également abandonnée en raison de la « pluralité de principes invariables du droit et du bien qui s’opposent entre eux sans que l’on puisse prouver la supériorité d’aucun » (p. 44). Cela se trouve être la position adoptée par Max Weber (1864-1920). C’est par conviction qu’il ne peut y avoir de connaissance authentique du devoir-être que ce dernier insiste sur le caractère éthiquement neutre des sciences sociales et de la philosophie sociale. En fait, il considère qu’il n’y a pas de vrai système de valeurs, raison pour laquelle il en refuse la possibilité d’une connaissance scientifique ou philosophique. Il identifie une diversité de

valeurs en conflit qui ne peut être résolu par la raison humaine. Les sciences sociales peuvent au plus mettre en lumière ces conflits et leur implication, mais leur résolution doit être cédée à la « décision libre, non rationnelle » de l’individu. Selon Strauss (1954/1986), cette position conduit nécessairement au nihilisme. Les préférences ne pouvant être jugées par la raison, elles doivent être considérées toutes, aussi légitimes les unes que les autres (p. 50).

Les sciences sociales, souligne Strauss (1954/1986) – tout en étant très performantes pour trouver les moyens à mettre en œuvre afin de suivre n’importe quel but – ne nous sont d’aucune aide pour distinguer les objectifs légitimes à poursuivre. Ou plutôt, les sciences sociales ne s’autorisent pas à déterminer les objectifs légitimes à poursuivre. Si nous avions une « connaissance authentique du bien et du mal, du devoir-être et du vrai système de valeurs », suppose Strauss, cette connaissance chercherait à diriger toutes les sciences sociales, elle en constituerait même le fondement (p. 14). Elle représenterait l’objectif ultime qu’il faudrait suivre. Ainsi, une connaissance authentique des fins éclairerait nécessairement les moyens. Les sciences sociales disposeraient d’une direction et émettraient des jugements de valeurs afin de demeurer en cohérence avec celle-ci. L’éducation aussi, pourrait avancer dans cette direction puisque cette dernière serait définitivement considérée comme bonne en soi. Seulement, les sciences sociales se sont érigées uniquement comme des instruments, elles peuvent poursuivre n’importe quelle fin et servir n’importe quel pouvoir et n’importe quels intérêts nous dit Strauss (p.

16). Il semble que les sciences de l’éducation affrontent la même problématique, elles ne nous sont d’aucun secours pour déterminer la fin que l’éducation devrait poursuivre.

Comme nous l’avons vu, des auteurs minoritaires comme Avanzini soutiennent que la réflexion sur les finalités est primordiale car les chercheurs en sciences de l’éducation ont tendance à se pencher uniquement sur les méthodes et les processus. Répétons-le, on éduque toujours « pour quelque chose », et si nous n’avons pas réfléchi à ce « pour quelque chose », nous sommes en mouvement malgré nous, vers une fin que nous n’avons pas décidée. L’être humain dans cette situation se laisse alors guider par des préférences aveugles. Mais comme les préférences ne se valent pas toutes ; cette démarche est dangereuse. On peut avancer vers le pire, sans même en avoir conscience. Et qui en sera responsable ? La question du droit naturel concerne les principes ultimes de nos choix,

« leur justesse et leur fausseté ». Et « l’abandon actuel du droit naturel conduit au nihilisme ; bien plus, il s’identifie au nihilisme » (Strauss, 1954/ 1986, 16).

Pour résumer, le conflit des valeurs ne peut trouver d’issu par le moyen de la raison humaine, selon Weber, c’est pourquoi il refuse de questionner les valeurs ou même d’envisager une nature telle qu’elle soit. Cette attitude conduit au nihilisme. Pour l’éducation, cela signifie l’abandon de la réflexion normative en termes de finalités et par conséquent une situation de désorientation. Dans ces circonstances, nous ne pouvons plus réfléchir à l’individu et à la société qu’il convient, puisque la raison est incapable de trancher sur ce qui relève des valeurs. Pour le cas de l’éducation, n’importe quelles finalités peut s’imposer. Pour résister et envisager la possibilité d’orienter « à mieux » l’éducation, un retour au droit naturel classique est, nous semble-t-il, nécessaire.