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5. LE DROIT NATUREL CLASSIQUE STRAUSSIEN

5.4 DEPASSER L’ELITISME STRAUSSIEN ?

5.4.3 Démocratie et éducation libérale

L’idéal démocratique sur lequel repose la démocratie moderne renvoie, d’après Strauss, à un régime dans lequel tous les adultes ou la plupart d’entre eux seraient des êtres vertueux et sages. Dans cette société, les individus auraient développé un degré élevé de leur raison ; la démocratie serait, dans ce sens, une société « rationnelle par excellence ».

« En un mot, nous dit Strauss, la démocratie est sensée être une aristocratie qui s’est élargie au point de devenir une aristocratie universelle » (p. 15). Or, il n’en est pas ainsi.

« La démocratie moderne, bien loin d’être une aristocratie universelle, serait le gouvernement des masses, si les masses pouvaient gouverner; en fait, ce sont des élites qui gouvernent, c’est-à-dire des groupements d’hommes qui, pour une raison ou pour une autre, se trouvent au sommet ou ont de bonnes chances d’y parvenir;

l’une des vertus les plus importantes requises pour le fonctionnement en douceur de la démocratie, dans la mesure où la masse a quelque chose à y voir, est, dit-on, l’apathie électorale, c’est-à-dire l’absence d’esprit public; les citoyens qui ne lisent rien d’autres dans les journaux que la page des sports et les bandes dessinées ne

sont certes pas le sel de la terre, mais ils sont le sel de la démocratie. La démocratie n’est donc pas en fait le gouvernement des masses, la démocratie est la culture de masse. Une culture de masse est une culture que l’on peut acquérir avec le minimum de capacités sans aucun effort intellectuel ou moral et au plus bas prix. »

Ainsi, la démocratie moderne est la culture de masse, dans le sens où son fonctionnement repose sur cette culture de masse. La culture de masse, en produisant une absence d’esprit critique de la part de la masse, permet à une élite de gouverner. La masse n’est donc pas éduquée, ni cultivée ; elle ne gouverne pas et n’en est de tout manière pas apte.

Aujourd’hui, cette culture de la masse est entretenue par la culture de la consommation et du plaisir diffusée par le marketing industriel. La masse, nourrie de cette culture, est occupée par ses propres plaisir et se désintéresse de la politique. Pour Strauss, l’éducation libérale représente un antidote à cette culture de masse, c’est une tentative indispensable afin de créer « une aristocratie à l’intérieur de la société de masse » et éviter une médiocrité généralisée (p. 17). Pour cela, il faudrait que les personnes disposant d’une éducation libérale puissent exercer un certain pouvoir dans la démocratie. Les

« gentilshommes », qui représentent l’expression politique du philosophe, répondent à cette exigence. C’est pourquoi le pouvoir doit leur être confié. La solution des classiques au problème du meilleur régime consistait au gouvernement des meilleurs, c’est-à-dire de l’aristocratie. Strauss pose l’éducation libérale au service du bien de la société, comme le moyen pour perfectionner les membres de cette aristocratie gouvernante. Soulignons que rien n’est dit de l’éducation qu’il faille fournir à la masse socialement et naturellement

« inférieure ».

Pour saisir la signification du gentilhomme, il convient de soulever la précision qu’émet Strauss concernant l’« homme libéral » dans son sens originel. L’homme libéral doit être compris en tant que distinct de l’esclave.

« La libéralité était relative à l’esclavage et le présupposait. (...) Un esclave est un être humain qui est au service d’un autre être humain, son maître; en un sens, il n’a pas de vie propre: il n’a pas de temps pour lui-même. D’un autre côté, le maître a tout son temps pour lui, c’est-à-dire pour les activités qui lui sont propres: la politique et la philosophie. Il existe cependant de très nombreux hommes libres qui sont presque comme des esclaves puisqu’ils ont très peu de temps pour eux-mêmes, dans la mesure où il leur faut travailler pour subsister, et se reposer pour

pouvoir travailler le jour suivant. Ces hommes libres dépourvus de loisir sont les pauvres, la majorité des citoyens. L’homme véritablement libre qui peut vivre de la manière qui convient à un homme libre est l’homme de loisir, le gentilhomme qui doit posséder quelque richesse –mais une richesse d’une espèce particulière:

une espèce de richesse dont l’administration, a fortiori l’acquisition, ne lui prend pas beaucoup de son temps (...) » (Strauss, p. 26).

Nous retrouvons dans cette citation la raison relative à la condition sociale ou plus particulièrement financière des individus pour laquelle tout le monde ne peut avoir la possibilité de devenir gentilhomme. La condition financière des individus détermine ceux qui disposent d’assez de temps libre pour suivre une éducation libérale. Seuls les individus dotés d’une rente convenable sont libres et disposent ainsi du « temps pour soi » afin de s’employer à la politique et à la philosophie. Strauss ne s’occupe pas des individus socialement défavorisés qui seraient « naturellement doués » et qui auraient ainsi les capacités intellectuels à suivre une éducation libérale. Il n’y a pas de préoccupation quant à l’égalité d’accès à l’éducation libérale.

La précision ci-dessus soulève la question de la justice du régime. Pour Strauss (ou pour les classiques), « un gouvernement juste est un gouvernement qui gouverne dans l’intérêt de la société toute entière et non dans le seul intérêt d’une partie » (p. 26). Dans ce sens, l’aristocratie, entendue comme le gouvernement des meilleurs, est juste, puisque les meilleurs s’occuperont de l’intérêt de la société entière. Dans Droit naturel et histoire, Strauss (1954/1986) pousse plus loin son analyse de la justice platonicienne. La justice est définie comme le fait de « donner à chacun ce qui lui est dû conformément à sa nature » (p. 137). Le principe de la société juste est d’agir en conformité au principe « chacun selon sa capacité et à chacun selon son mérite » (p. 138). La société est juste lorsque « la hiérarchie sociale correspondra strictement à la hiérarchie des mérites et des mérites seuls » (p. 138). Ainsi, sélectionner les meilleurs pour les perfectionner et leur donner les postes de pouvoir est juste. Elle se rapproche de la société « où chacun est chargé de faire ce qu’il peut bien faire, et où chacun reçoit ce dont il peut faire bon usage » (p. 138). Par ailleurs, dans ses textes sur l’éducation, Strauss (1968/1990) met également en exergue le caractère injuste de l’aristocratie. L’aristocratie est injuste en raison du hasard de la naissance qui déterminera les personnes libres (dans le sens antique). En d’autres termes, le gouvernement aristocratique est juste et injuste à la fois. Dans la mesure où les gentilshommes gouvernent – grâce à leur nature supérieure et à l’éducation libérale reçue –

dans l’intérêt de la société entière et non dans le seul intérêt d’une partie. Elle est également juste car elle tente de donner aux meilleurs ce qui leur est dû. Cependant, elle se révèle injuste dans la mesure où le hasard de la naissance détermine la possibilité pour un individu de recevoir cette éducation. Or, c’est pour éviter une « médiocrité universelle » que Strauss justifie l’aspect injuste de l’aristocratie :

« (…) la cité dans son ensemble est beaucoup trop pauvre pour permettre à tout le monde d’élever ses enfants de telle sorte qu’ils puissent tous devenir gentilshommes; si vous insistez pour que l’ordre social corresponde avec une rigueur relative à l’ordre naturel – à savoir que les hommes plus ou moins égaux par nature le soient également socialement ou par convention – vous provoquerez simplement un état de médiocrité universelle » (p. 27).

Le caractère arbitraire de l’aristocratie qui est en somme une inégalité, est, dans cette perspective, nécessaire, afin de contrer la médiocrité. Un édifice qui s’élève à partir d’une large base de médiocrité est préférable à une médiocrité générale, souligne Strauss. On pourrait tout de même imaginer la possibilité de sélectionner les meilleurs parmi l’ensemble de la société et non uniquement en permettre l’accès aux individus disposant d’une rente suffisante. Rappelons que Bernard Jolibert (2009) dans notre chapitre 3.3 soulève également le problème de la « médiocrité générale », bien qu’il n’utilise pas ces termes. En raison de « l’égalité par homogénéisation des produits », nous dit l’auteur, il y a un risque de réduction des apprentissages dans le but de permettre à tous de réussir.

Ainsi, l’aristocratie s’oppose à la démocratie en raison, de son aspect sélectif arbitraire des gouvernants-gentilshommes, mais également parce que, bien que les gentilshommes soient responsables du bien-être du « vulgaire », ils ne sont pas responsables devant le peuple. « Que les supérieurs soient responsables devant les inférieurs est contre nature » selon Strauss (p. 28).

« Les gentilshommes considèrent la vertu comme digne de choix en elle-même, tandis que les autres ne louent la vertu que comme un moyen d’acquérir la richesse et les honneurs. Les gentilshommes sont par conséquent en désaccord avec les autres sur les fins de l’homme ou sur le bien le plus élevé; ils sont en désaccord sur les premiers principes. Ils ne peuvent donc avoir entre eux de délibérations véritablement communes. Les gentilshommes ne peuvent pas rendre compte aux autres de manière adéquate ou de manière intelligible de leur mode de vie. S’ils se

sentent eux-mêmes responsables du bien-être du vulgaire, ils ne peuvent pas être responsables devant le vulgaire » (p. 28).

En raison de ce désaccord sur les fins de l’homme, sur le bien ou sur les principes premiers, les gentilshommes ne sont pas responsables devant le peuple et ne peuvent, par conséquent, pas gouverner sur la base de votations populaires. Ainsi, la démocratie est rejetée :

« Pour parler crûment, la démocratie est le régime dans lequel la majorité des hommes libres adultes d’une cité gouverne, mais dans lequel seule une minorité est éduquée. Le principe de la démocratie n’est donc pas la vertu, mais la liberté entendue comme le droit pour chaque citoyen de vivre à sa guise. La démocratie est rejetée parce qu’elle est le gouvernement des non-éduqués » (p. 28).

Le gouvernement des non-éduqués ne peut être conforme au droit naturel. Dans le gouvernement des non-éduqués, les individus ne vivent pas intelligemment (caractéristique qui distingue l’homme de la bête), ce gouvernement ne fournit pas les circonstances pour le développement de l’excellence. La démocratie moderne ne poursuit pas l’excellence. La démocratie fournit plutôt les conditions pour une vie de « plaisir pour le plaisir », ou plutôt la liberté de « vivre à sa guise ». Alors, pour Strauss, la démocratie est contre-nature (p.

28). Strauss ne prend pas en considération que sans la nécessité de devoir rendre des comptes à la masse, l’aristocratie des meilleures comporte le risque de se transformer en l’aristocratie des « pires ». Le pouvoir peut se retrouver entre les mains d’un groupe qui ne saurait en faire bonne usage, c’est-à-dire ne pas l’employer dans l’intérêt de tous.

L’éducation libérale dispensée à l’aristocratie est sans doute envisagée comme un rempart à un tel risque.

Pour résumer, Strauss défend l’aristocratie contre la démocratie moderne, c’est dans ce sens qu’on peut qualifier sa réflexion d’élitiste et de conservatrice. Selon lui, il est en quelque sorte irréalisable et même contre-nature de vouloir éduquer tout le monde la même chose. Cela mène inévitablement à la « médiocrité générale ». Pour en échapper, il propose une éducation libérale, c’est-à-dire une éducation à l’excellence pour les meilleurs. Les meilleurs gouverneront la masse, sans avoir à rendre de compte au peuple.

Mais, précisons-le, Strauss souligne que les gentilshommes restent tout de même « dans l’obligation de se montrer à eux-mêmes et de montrer aux autres que leur gouvernement est le meilleur pour tout le monde dans la cité ou pour la cité tout entière » (p. 27). Les

meilleurs, les gentilshommes, sont l’expression politique des philosophes. La fin de la cité, et par là de l’éducation, étant l’excellence des individus, les gentilshommes ne suivent aucun autre but ; c’est pourquoi l’aristocratie est juste. La méthode de l’éducation des gentilshommes, quant à elle, consiste principalement en une analyse des écrits des grands esprits. Cette analyse devrait permettre la formation d’un caractère vertueux capable de s’occuper de l’excellence de la communauté. Pour cela, ils doivent acquérir « une connaissance directe et suffisante de l’idée du bien » (Strauss, 1946/2004, p. 75).

Terminons par trois remarques :

Premièrement, concernant l’injustice quant au hasard de la naissance qui déterminerait l’aristocratie, si nous suivons Strauss, une élite est également au pouvoir dans les démocraties modernes. Bien qu’il reste à démontrer le caractère élitiste des démocraties modernes, cela nous permet de relativiser l’élitisme straussien. Strauss écrit que la démocratie moderne repose sur une masse de non-éduqués dans laquelle seules des élites gouvernent. Dans ce sens, les changements que promeut Strauss à travers l’éducation libérale ne renforcent pas l’élitisme, mais consiste plutôt en l’amélioration de l’élite. Ainsi, plutôt que de créer une élite, l’éducation libérale représente un moyen pour améliorer l’élite qui sera au pouvoir. La formation d’une aristocratie à l’intérieur de la démocratie rendrait plus juste la démocratie moderne ; car, les gentilshommes formés par l’éducation libérale seraient capables de s’occuper de l’excellence de la société tout entière. Ceci concerne le caractère juste de l’aristocratie. Mais l’aristocratie garde un aspect injuste dans la mesure où le hasard de la naissance détermine l’élite. Est-il possible d’envisager un système qui sélectionne réellement les meilleurs ; pas uniquement les meilleurs au sein de l’élite sociale, mais les meilleurs parmi la masse entière, pour leur permettre ensuite de poursuivre une éducation libérale et occuper les postes dirigeants ? Il semble que ce soit une solution envisageable et c’est d’ailleurs un des idéaux – l’idéal méritocratique – que poursuit la démocratie moderne. Même si le fonctionnement de la méritocratie n’est pas véritablement effectif, la démocratie moderne semble chercher à poursuivre cet idéal. La méritocratie peut être un moyen pour contrer le caractère injuste de l’aristocratie relevée par Strauss.

Deuxièmement, concernant la responsabilité des gentilshommes devant la masse (inférieure), nous soutenons l’argument de Strauss. Les véritables gentilshommes ne peuvent pas être responsables devant le peuple, cela est contre-nature. C’est en raison d’une compréhension différente des fins à poursuivre ou du bien, que le peuple et les

gentilshommes ne peuvent s’entendre sur les fins à poursuivre ou sur le bien. On peut plutôt imaginer les membres de l’aristocratie qui se rendent des comptes entre elles et qui s’élisent entre elles.

Troisièmement, concernant l’éducation libérale, entendu comme enseignement de l’excellence, dispensée uniquement aux meilleurs ; pourrions-nous envisager une éducation libérale pour tous ? Il y a une inégalité sociale entre les individus, c’est-à-dire que chacun ne dispose pas d’une rente suffisante pour suivre une éducation libérale. Et il y une inégalité naturelle entre les individus, dans le sens où tous ne s’occupe pas de la même manière des questions fondamentales. Bien que nous n’ayons pas accepté cette seconde inégalité dite « naturelle », est-il exacte qu’ambitionner d’éduquer tout le monde le mieux possible conduise forcément à une médiocrité générale ? Dans le gouvernement des meilleurs, la préoccupation essentielle des dirigeants-gentilshommes relève de l’amélioration de la cité et des individus en son sein. On peut en déduire qu’un jour, dans cette société, l’éducation libérale soit dispensée à tous et mène à une aristocratie qui s’étende et devienne universelle. Si nous suivons Strauss, l’aristocratie universelle a plus de chance de naître avec l’aristocratie des gentilshommes qu’avec la démocratie de masse, car la masse mène à la médiocrité générale et seule une aristocratie est en mesure d’élever la masse. Pour suivre Strauss jusqu’au bout, il nous faut « croire » en l’inégalité naturelle entre les individus. Nous n’avons pas trouvé d’argument suffisamment solide qui défende cette inégalité naturelle, c’est pourquoi ce postulat relève, selon nous, davantage de l’ordre de la croyance car difficilement vérifiable par le moyen de la raison. Ainsi, seule l’acceptation de ce postulat permet de relativiser l’aspect élitiste de l’éducation préconisée par Strauss et pour déboucher sur la possibilité de son dépassement.

Finalement, que cette éducation soit élitiste ou inégalitaire, ce dont elle réussit à montrer l’importance, est que l’individu, l’éducation, tout comme la cité doivent poursuivre la perfection de la nature humaine. L’excellence humaine doit demeurer l’horizon des pratiques éducatives, des réformes, ou des recherches sur l’éducation. Si, ni les individus, ni le gouvernement ne poursuivent cette fin, nous soutenons que l’éducation doit se donner les moyens de poursuivre cette fin, d’une manière ou d’une autre. En érigeant l’excellence comme fin, l’éducation peut se donner les moyens pour résister aux

infléchissements multiples qu’elle subit. L’éducation libérale straussienne poursuit cette fin. Avec l’analyse de Strauss, nous avons mis en évidence que la poursuite de l’excellence pour tous pose deux problèmes : le manque de moyens de la cité, et le risque de médiocrité générale. C’est pourquoi Strauss propose, pour commencer, l’amélioration de l’éducation des gouvernants-gentilshommes. Les gentilshommes poursuivraient l’objectif de l’amélioration de la cité entière pour qu’un jour, l’aristocratie puisse s’étendre jusqu’à devenir universelle.