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Il est couramment admis que l’interrogation sur le droit naturel trouve ses origines chez Platon, ou plus précisément chez Socrate, rapporté par les écrits de Platon11. En contemplant la nature, les Grecs lui ont reconnu les plus hautes vertus : « elle enseigne ce qui est valeureux, droit et juste » (Goyard-Fabre, 2002, p. 22). La nature apparaît alors comme le lieu d’excellence du « droit naturel » (p. 22). Elle est considérée comme ce qui est par nature « bon et beau » et constitue le paradigme même du droit naturel. Elle représente un critère permettant la recherche des fondements de la distinction entre le bien et le mal ainsi que le juste et l’injuste (Sériaux, 1993, p. 4). Dans ce sens, la nature peut servir de base pour mieux asseoir certaines règles sociales ou au contraire pour les contester.

De façon à mieux cadrer cette idée dans son acceptation première, c’est-à-dire antique, un détour par quelques clarifications convient. Notre définition de départ concerne l’effort de la raison pour approcher le « fondement objectif de la distinction entre le bien et le mal, le juste et l’injuste, le droit et le tordu » (Sériaux, p. 7). Dans cette posture, il est admis que le bien, le juste et le droit existent. C’est de cette manière que le droit naturel peut servir d’orientation au droit positif et par là à l’éducation également. Comme nous l’avions soulevé, un courant de la philosophie de l’éducation, dans sa réflexion sur les finalités, cherche à mettre en lumière les idéaux ou les valeurs qui guident les pratiques.

L’idée de droit naturel offre également la possibilité de juger de ces idéaux et de ces valeurs. Le droit naturel inscrit un devoir-être et un devoir-faire dans l’horizon. Il nous autorise à nous diriger vers du « mieux », du « plus juste » et du « plus droit ». Dans ce chapitre, il s’agit d’approcher cette idée avant de passer aux conceptions straussiennes.

D’abord, une caractéristique du droit naturel nous semble essentielle. Il s’agit d’une « quête inachevée » soulevée par Goyard-Fabre (2002), point pertinent, dans la mesure où cette particularité explique l’aspect de « flou » ou d’indéfini dans lequel le droit naturel est enveloppé. Enfin, nous nous pencherons sur la définition des concepts de droit et de nature afin de mieux saisir leurs liens respectifs.

11 La plupart des traces de la pensée de Socrate dont nous disposons aujourd’hui, proviennent de Platon.

Nous savons que Socrate n’a rien écrit. Dans ce travail, nous parlerons de Socrate, de Platon ou du « Socrate de Platon » sans chercher à les distinguer.

4.1 LE DROIT NATUREL, UNE « QUÊTE INACHEVEE »

Au XXe siècle, l’idée de droit naturel est couramment discutée par les philosophes du droit. Avec la philosophie du droit, s’imposant à la suite de Hegel, le droit naturel semble être traité d’une perspective juridique. Ainsi, la plupart des travaux sur lesquelles nous nous sommes basés dans cette partie, relèvent de réflexions sur le droit naturel d’une perspective juridique. Ici, la question du droit naturel ne concerne pas uniquement le champ juridique, mais plus largement l’ensemble de la science et de la philosophie. Aussi, verrons-nous avec Strauss dans le dernier chapitre que la question du droit naturel concerne la philosophie dans son essence même. Dans le chapitre présent, il s’agit de soulever une caractéristique du droit naturel que nous considérons essentielle : son aspect d’ « inachevée ». Cette caractéristique se trouve être à la fois une force et une faiblesse du droit naturel.

En prenant en compte les dimensions multiples attribuées aux notions de droit et de nature durant deux milles ans, la pensée est loin d’avoir découvert une vérité claire et concrète (Goyard-Fabre, 2002, p. 13). Ainsi, comme le souligne Goyard-Fabre (2002), la doctrine du droit naturel n’est pas unitaire et homogène, elle comporte « une question controversiale que l’activité réflexive et critique ouvre à une quête inachevée (...) » (p. 13).

Le droit naturel propose un horizon de vérité, mais celui-ci n’est pas, selon nous, défini une fois pour toute. Précisons plutôt que pour l’instant la quête n’est pas définitivement déterminée et que nous ne sommes pas en mesure de savoir si un jour elle s’achèvera. Les théorisations philosophiques du droit naturel ne sont pas parvenues à construire des preuves universellement incontestables. Le concept est sans cesse en débat. Ainsi, « la difficulté de l’idée du droit naturel est une difficulté intrinsèque demeurant, par sa teneur même, une difficulté ouverte. En ce qui nous intéresse, c’est-à-dire la capacité du droit naturel à servir de guide à l’éducation, la caractéristique du droit naturel soulevée ci-dessus représente un obstacle tout en étant un avantage. Elle est obstacle dans la mesure où il est difficile d’atteindre des résultats concrets sur lesquels tout le monde serait en accord, ce qui complique sa prétention à guider l’éducation. Cependant, cette caractéristique même est susceptible de protéger de tout enfermement idéologique. Penchons-nous à présent de plus près sur les concepts essentiels.

4.2 Droit naturel, Nature et Droit

Comme nous l’avons vu, Goyard-Fabre (2002) présente l’idée de droit naturel comme appartenant à une « nébuleuse philosophique » (p. 16). Cette idée comporte en effet un aspect diffus. Durant les siècles passés, des perspectives multiples se sont entrechoquées dans cette notion, raison pour laquelle elle a accumulé une forme polysémique. Malgré ces difficultés, l’idée a parcouru les siècles, tout en étant remise en question, entourée de controverses et parfois même rejetée, puis questionnée à nouveau.

C’est comme si ce concept contenait malgré tout un noyau avec une « dimension éternitaire » (p. 7). Soulignons que la polysémie issue de la combinaison de la notion de

« droit » et de « nature » comporte des difficultés. Goyard-Fabre (2002) énonce cette complexité en citant Michel Villey (1987). Selon ce dernier, en prenant en compte « les acceptations multiples de ces deux termes, (...) le mot nature est susceptible de 17 sens tandis que le mot droit en revêt 15 : ce qui donne 255 combinaisons imaginables » (p. 7).

Nous n’allons pas analyser l’ensemble de ces différents sens, nous tenterons tout de même de cadrer ces notions. Toutefois, il est important de mettre en valeur cette complexité.

C’est en raison de la conception première du droit naturel qu’il a été possible par la suite, nous semble-t-il, d’entraîner cette idée à travers des sens multiples. La conception classique du droit naturel, comporte assurément un aspect, dans sa caractérisation même, d’indéfini. Par conséquent, cette notion s’est entourée d’embarras philosophiques. Or, il convient de souligner, qu’à notre sens, cet aspect indéfini est une caractéristique même de l’acceptation antique de cette notion, qui, évite l’enfermement dogmatique.

Il est intéressant de constater que cet aspect du droit naturel est critiqué de toutes parts. En effet, les défenseurs, tout comme les opposants au droit naturel, critiquent l’équivocité inhérente à cette idée. Par exemple, Goyard-Fabre (2002) signale :

« selon les divers degrés de la réflexion, son concept, loin de devenir claire et distinct, s’avère, aussi bien en sa compréhension qu’en son extension, à contenu variable. Que l’on en examine la teneur, l’origine, le fondement ou la finalité, il ne livre qu’un ensemble flou dont la parfaite intelligibilité, que freinent ou occultent des dilemmes et des apories, demeure foncièrement incertaine et, en définitive, toujours problématique » (p. 8).

Bien que cette auteure soutienne l’idée de droit naturel, elle soulève, dans cette citation, son aspect problématique. Toutefois, elle s’empresse d’ajouter – et nous soutenons cet avis

– que « contre la pétrification dogmatique de son sens », l’interrogation philosophique a intérêt à demeurer ouverte, malgré l’ « impression d’inachevée » que cela engendre (p. 8).

Précisons que la position de Strauss diffère légèrement. Il considère que l’existence du droit naturel classique implique la possibilité d’une solution définitive aux problèmes fondamentaux. En conséquence, les principes du droit naturel sont considérés comme accessibles, de manière définitive. Tentons à présent d’approcher les notions de « nature » et de « droit ».

La nature représente d’une part, l’ensemble de tout ce qui existe dans le monde et dans l’univers et, d’autre part, « ce qui singularise un existant, son principe ou son essence » (Larrère, 1996, p. 1322). C’est la seconde acceptation du termes qui nous occupe ici. Larrère ajoute que la nature, tout en étant du côté du changeant, est aussi ce qui se maintient, le stable. La nature à laquelle nous nous intéressons dans ce travail est permanente et concerne le registre de la vérité en comportant un aspect normatif : le beau, le bien et le juste. Cette valorisation de la nature, « qui veut qu’on l’imite ou qu’on la suive » est appelée dans le domaine de l’éthique, selon Larrère (1996), « naturalisme » (p.

1322). Toutefois, la modernité a séparé nature et moralité, écrit Larrère, raison pour laquelle la signification morale attribuée à la nature est désormais rejetée. L’être humain est devenu la seule source de valeur et la nature un simple instrument. Des tentatives contemporaines pour considérer cette dernière à nouveau d’une perspective éthique ont été ravivés. L’investigation de Strauss se positionne dans cette perspective.

La notion de « droit » est également polysémique. Colas Duflo (2012) en relève trois sens. Premièrement, ce terme renvoie à ce qui est « conforme à la loi, qui se rapporte à elle » ; deuxièmement, « ce qui est légitime d’exiger, en vertu des lois en vigueur ou du droit naturel » ; et troisièmement, « l’ensemble des règles qui régissent la conduite de l’homme en société et les rapports interhumains » servant à déterminer ce qui est juste.

Sous l’angle de ce dernier sens, le droit positif se distingue du droit naturel :

« Le droit naturel résulte des lois naturelles, éternelles, nécessaires, qui peuvent se déduire rationnellement de la nature de l’homme et des rapports humains. Le droit positif est l’ensemble des lois établies par les hommes dans une société historiquement donnée » (p. 302).

Ainsi, le droit naturel concerne les règles issues de la nature humaine et le droit positif provient des conventions. Les jusnaturalistes estiment que la loi positive peut être juste

lorsque le droit naturel est fondement du droit positif ; alors que les opposants au jusnaturalisme, c’est-à-dire les « positivistes juridiques », considèrent que seul le résultat législatif engendre un droit juste (Duflo, 2012, p. 304). Pour ce qui concerne notre thématique, nous pouvons déduire que l’éducation « forme » lorsque le droit naturel est son fondement et, à l’opposé, elle risque de « déformer » si elle ne se base pas sur le droit naturel. En cherchant à fonder le droit positif ou alors l’éducation sur le pilier du droit naturel, on peut rendre « plus juste » ou « meilleure » le droit positif ainsi que l’éducation.

C’est dans ce sens que le droit naturel peut servir à guider l’éducation.

L’analyse des fondements, dans un premier temps, et des fins, dans un second temps, de la notion de droit est une manière appropriée afin de mieux cadrer ce concept. A propos des fondements du droit, Duflo (2012) relève que la question essentielle consiste à savoir si le droit est antérieur à la loi positive. Est-ce les lois qui créent le droit ou alors le droit qui présuppose les lois ? Comme précisé plus haut, d’un côté, les tenants du droit naturel soutiennent que la loi positive est juste lorsque le droit positif s’appuie sur le droit naturel. D’un autre côté, les défenseurs du droit positif considèrent la loi comme unique source du droit. Concernant les fins du droit, Duflos (2012) débute par citer la fin définie par Cicéron : « le bien du peuple est la suprême loi » (p. 304). Dans cette optique qui rejoint celle de Platon et d’Aristote, le bien général est l’objectif premier du droit. Cette conception initiale s’est modifiée dans les siècles suivants pour se limiter à terme à la

« protection des individus et en particulier de leur propriété privée » (p. 305). Nous soulèverons cette question lorsqu’il s’agira d’aborder Machiavel et Hobbes dans notre prochain chapitre.

Passons à présent au droit naturel classique straussien – dans lequel certains de ces éléments reviendront – afin d’en analyser le potentiel d’orientation.