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La finalité éducative dans la perspective du meilleure régime

5. LE DROIT NATUREL CLASSIQUE STRAUSSIEN

5.3 LE DROIT NATUREL CLASSIQUE POUR UN HORIZON DE FINALITES

5.3.3 La finalité éducative dans la perspective du meilleure régime

D’après Strauss (1954/1986), l’activité politique est pour les classiques, bien orientée lorsqu’elle se donne pour but la perfection de la nature humaine, qui signifie, répétons-le l’excellence. Cette excellence, en tentant de renouer avec l’idée classique de la perfection de la nature humaine présuppose que la perfection existe. Elle se distingue de la signification que contient ce concept aujourd’hui. Cela signifie qu’elle ne concerne pas des compétences ou des hiérarchies de maîtrises spécifiques attachés à une société donnée (Danvers, 1994, p. 117). Elle se veut distincte de la conception actuelle de l’excellence en éducation conçue comme découlant d’une « fabrication dans les organisations qui détiennent le pouvoir d’évaluer les conduites et d’en construire une représentation légitime qui passe pour la réalité » (p. 117). L’excellence que nous déduisons de la pensée de Strauss n’est pas relative à une société particulière, et postule la possibilité de répondre à la question « comment vivre ? ». Il existe des manières meilleures que d’autres de vivres, la meilleure manière est l’excellence et concerne celle où tous les besoins de l’être humain sont chacun satisfaits à leur place. Pour aller plus loin, il convient envisager la morale et la fin de l’individu comme identiques à celles de l’Etat. La cité n’a d’autre fin que l’humain, c’est-à-dire son excellence (p. 126). Dans cette perspective la fin ultime de l’homme se confond avec celle de la cité (p. 127). Ainsi, nous pouvons nous risquer à en déduire que dans le meilleur régime, l’éducation consisterait au développement de la perfection de la nature humaine. Selon nous, lorsque les régimes politiques perdent de vue cette finalité, l’éducation devrait tout de même continuer à la poursuivre, ce qui fournit une orientation.

De cette façon, l’éducation peut être en mesure de préserver une certaine autonomie par rapport aux finalités extérieures. Bien entendu, l’éducation ne peut être totalement autonome des finalités extérieures « contre-nature », toutefois, poursuivre l’excellence lui fournit une orientation et un rempart de résistance. Bien que ce chapitre cherche à mettre en relief la possibilité de l’autonomie des finalités en éducation, il convient d’éviter de les envisager en autarcie. Comme la fin de la cité et de l’humain sont identiques et que l’éducation ne peut totalement se détacher des finalités « contre-nature » qui lui seraient imposées de l’extérieure, les finalités éducatives ne peuvent être pensées en autarcie.

D’abord, quelques précisions sur l’excellence qui est la perfection de la nature humaine, la fin de la cité tout comme celle de l’individu.

Strauss écrit que la nature humaine et sa vertu (ou sa perfection) sont des choses différentes. Le caractère précis de la vertu de la nature humaine ou de la perfection de la nature humaine ne peut être déduit de la nature humaine:

« la vertu est à la nature humaine ce qu’est l’acte à la puissance ; que l’acte ne peut être déterminé à partir de la puissance, mais qu’au contraire la puissance se révèle dans l’acte. La nature humaine ‘est’ d’une autre façon que sa perfection ou sa vertu » (p. 136).

Ainsi, c’est la nature humaine qui peut être inférée de la vertu ou de la perfection humaine.

La vertu étant à la nature humaine ce qu’est l’acte à la puissance ; c’est donc la puissance qui s’entrevoit dans l’acte et non l’inverse. La nature humaine et sa perfection « sont » de façons différentes. Alors, c’est à travers l’examen de la perfection que l’on peut découvrir la nature humaine. La nature se donnerait donc à voir sous forme d’occurrence.

« Dans la plupart des cas, souligne Strauss, sinon dans tous, la vertu est ce à quoi on aspire et non un fait acquis. Elle existe donc en parole plutôt qu’en fait. Quel que soit le point de départ approprié pour étudier la nature humaine, celui qui sied à l’étude de la perfection et par là à l’étude du droit naturel, c’est ce que l’on en dit, c’est-à-dire les opinions que l’on s’en fait » (p. 136).

Ce passage souligne que cet « idéal » de perfection n’est généralement jamais atteint et qu’il relève ainsi d’une recherche perpétuelle. De plus, souligne Strauss, s’occuper de la perfection humaine, concerne l’étude du droit naturel, et pour cela, il convient de débuter à partir des opinions que l’on s’en fait. Pour Strauss, la vertu existe « en parole plutôt qu’en fait ». Cette précision s’oppose aux remarques ci-dessus, desquelles nous avions déduit que la vertu se donnait à voir sous forme d’occurrence. Nous sommes face à une contradiction. En liant cela avec l’art ésotérique d’écrire de Strauss, il devient d’autant plus difficile de la comprendre. Comment accéder à ce qui se trouve « entre les lignes » afin de saisir cette contradiction ? Quoi qu’il en soit, nous retenons qu’examiner la vertu ou la perfection concerne directement la recherche de ce qui est conforme ou non à la nature humaine et implique dans ce sens le droit naturel.

Essayons de récapituler cette logique : la nature humaine se donne à voir à travers la vertu. Examiner la vertu relève directement du droit naturel dans le sens ou l’on recherche ce qui est conforme ou non à la nature humaine. Une éducation qui s’orienterait avec le droit naturel serait une éducation qui recherche ce qui est conforme à la nature

humaine et s’occuperait donc de l’analyse de la vertu tout en cherchant à la transmettre.

Cette éducation n’aurait d’autre objectif ou finalité que de rendre « excellent » les individus car c’est à travers cette éducation-là, que les individus se conformeraient à leur nature. Strauss ajoute que la doctrine classique du droit naturel,

« sous sa forme originale, est identique à celle du meilleure régime. Car la question ‘qu’est-ce qui est bon par nature ?’ ou ‘qu’est-ce que la justice ?’ ne trouve sa réponse parfaite que dans l’élaboration théorique du meilleur régime » (p. 134).

Pour lier cela à la question qui nous occupe ici, nous pouvons affirmer que la recherche de la meilleure éducation trouve également sa réponse dans l’élaboration théorique du meilleur régime. Car « pour atteindre à son plus haut accomplissement, l’homme doit vivre dans la meilleure des sociétés, celle qui conduit le plus sûrement à l’excellence humaine » (p. 128). Nous en déduisons alors que la réflexion sur l’éducation doit être insérée dans une réflexion sur le meilleur régime. L’éducation peut se trouver dans des régimes ne prenant pas en compte la perspective du meilleur régime qui poursuivrait l’excellence humaine. La meilleure manière de « résister » serait de poursuivre – malgré les régimes changeant aux finalités inconstantes – l’excellence humaine dans la perspective du meilleur régime. Dans ce sens, l’éducation aurait réellement la possibilité d’influencer positivement la société. De plus, insérer la réflexion des finalités en éducation dans une perspective des fins du meilleur régime donne la possibilité à l’éducation de poursuivre des finalités plus élevées que les finalités « intéressées et déshonnêtes » et même de s’en protéger.

Dans la perspective classique, écrit Strauss, toutes les natures ne sont pas égales.

Par conséquent, toutes ne sont pas perfectibles de la même manière. De cette précision, nous pouvons en déduire que l’éducation ne peut alors, poursuivre la perfection de tous, mais seulement celle d’une minorité par nature plus apte à s’améliorer. Examinons de plus près cette inégalité naturelle.

5.3.3.1 Inégalité naturelle

L’inégalité naturelle entre les individus, soutenue par Socrate, est une caractéristique importante à prendre en compte selon Strauss. Les êtres humains ne sont

pas perfectibles de façon égale. Cette conception d’une inégalité entre les individus pose problème, car ainsi il n’est plus possible d’orienter l’éducation à la perfection pour tous.

Seuls ceux naturellement doués bénéficieront de cette éducation. Jusqu’ici, nous avons présenté l’excellence ou la perfection comme la finalité issue du droit naturel, pouvant être appliquée à l’éducation de tous et non d’une minorité uniquement. Ce postulat d’une inégalité naturelle entre les individus est problématique car il nous semble qu’aucun argument suffisamment solide n’est en mesure de soutenir cette position. Comme nous l’avons souligné précédemment, Strauss se base sur les prémisses socratiques sans les remettre en question, il en fait de même avec l’idée d’une inégalité naturelle entre les individus. Cette inégalité débouche sur un élitisme. Voyons comment Strauss défend cet

« élitisme ».

Les questions morales et politiques étant envisagées sous l’angle de la perfection humaine, les classiques ne sont pas égalitaires (Strauss, 1954/1986, p. 127). Pour eux, les hommes ne sont par nature pas également doués pour se perfectionner, « toutes les natures ne sont pas de bonnes natures » écrit Strauss (p. 127). Bien que tous les hommes soient capables de vertus, certains ont besoin de guide là où d’autres peuvent s’en passer. Tous les hommes n’étant alors pas également perfectibles, les classiques considéraient comme injuste de donner les mêmes droits à tous. Certains individus étant par nature supérieurs, ceux-ci doivent par conséquent gouverner les autres (p. 127). Dans ce régime, l’éducation devrait par conséquent, en déduisons-nous, sélectionner les meilleurs pour les perfectionner, puis, ce sont les sages issus de cette éducation qui devraient gouverner.

En effet, Strauss (1954/1989) débute par soulever que pour les classiques, dans le meilleure régime, ce sont les « hommes les meilleurs », c’est-à-dire l’aristocratie15, qui est au pouvoir. Il ajoute que les sages étant « excellents », le meilleur régime serait donc le gouvernement des sages » (p. 132). Le philosophe-sage consacre sa vie à la chose la plus noble des choses humaines: la poursuite de l’immuable vérité, « la recherche de la vérité sur les questions les plus importantes ou la recherche de la vérité englobante ou de la vérité du tout, ou la recherche de la science du tout » (Strauss, 1968/1990, p. 29). Chercher à connaître l’immuable vérité est la fin ultime de l’homme. La vie absolument juste est donc celle du philosophe:

15 L’étymologie du termes « aristocratie » provient du grec aristos signifiant le meilleur, l’excellent, le plus brave ; et kratos , le pouvoir. Il convient ici de le comprendre dans son sens originel.

« Platon n’entreprend aucune discussion sur aucun sujet, fût-ce la cité, les cieux ou les nombres, sans garder présente à l’esprit la question socratique ‘quelle est la vie bonne?’. Or, il apparaît que la vraie manière de vivre est précisément la vie philosophique. C’est pourquoi Platon définit le droit naturel en pensant que la seule vie absolument juste est celle du philosophe. » (Strauss, 1954/1986, p. 144) C’est pourquoi en théorie, le meilleur régime est le gouvernement absolu des sages, qui seuls sont pleinement excellents. La véritable aristocratie serait donc le régime des sages.

Mais en pratique, c’est le régime des gentilshommes ou régime mixte16. D’abord parce que le sage ne désire pas gouverner. La philosophie étant supérieure à la politique, il est par conséquent contre-nature de préférer l’inférieur au supérieur. En plus, le gouvernement des sages ne pourrait se soumettre au consentement ou au choix des « insensés » car cela reviendrait à assujettir ce qui est par nature supérieur à ce qui est par nature inférieur, c’est-à-dire à agir contre-nature (Strauss, 1954/1986, p. 133). Cette solution qui semble la plus juste est impraticable. Les sages ne peuvent gouverner la foule par la force. La foule des « insensés » doit « reconnaître les sages pour tels et leur obéir librement en raison de leur sagesse. Mais les possibilités qu’ont les sages de convaincre les insensés sont extrêmement limitées (…) » (p. 132). Un régime tyrannique a plus de chance de persuader la foule en la flattant, soutient Strauss. Dans ces conditions, « le droit naturel des sages doit être remis en question et à l’indispensable sagesse doit s’ajouter l’exigence du consentement » (p. 132). Selon les classiques, pour réconcilier la nécessité de la sagesse et l’exigence du consentement, la meilleure façon serait qu’un législateur « élaborât un code qui emporterait la libre adhésion des citoyens » (p. 132). Cette loi doit être confiée à une catégorie de personnes pouvant « en dispenser les bienfaits de façon équitable, c’est-à-dire dans l’esprit même du législateur, et au besoin la compléter » (p. 133). Pour les classiques, la personne qui répond au mieux à ces exigences est le gentilhomme, c’est-à-dire

« l’expression politique du sage ». A partir de cette base, les classiques composèrent différentes institutions afin de soutenir l’aristocratie des gentilshommes. L’une de ces suggestions fut le régime mixte dans lequel se mêleraient royauté, aristocratie et démocratie. Nous n’allons pas examiner ces suggestions. Retenons simplement que dans l’optique des classiques, la véritable aristocratie, serait le régime des philosophes, mais ce

16 Le régime mixte consisterait en « (...) une aristocratie, renforcée et protégée par l’adjonction d’institutions monarchiques et démocratiques » (Strauss, 1954/1986, p. 133).

régime est irréalisable ; c’est pourquoi il convient d’opter pour l’aristocratie des gentilshommes.

Ainsi, le gouvernement des gentilshommes se légitime notamment par le fait qu’il faut plus de vertu à celui qui se préoccupe de la perfection de la communauté qu’à celui qui se souci uniquement de sa perfection individuelle. De plus, l’activité politique est bien orientée si elle donne comme objectif la perfection humaine ; c’est dans ce sens que la cité n’a d’autre fin que l’individu (p. 126). Comme nous l’avons déjà dit, la finalité de la cité et de l’activité politique concerne l’excellence. Or, il semble que dans ce raisonnement élitiste, l’éducation ne peut poursuivre la finalité d’éduquer tous et tout de suite à la perfection. Strauss n’évoque pas le rôle de l’éducation dans ce texte, mais il nous semble que l’éducation dans cette optique devrait sélectionner les individus naturellement plus perfectibles que les autres, puis les perfectionner, afin que ceux-ci gouvernent et poursuivent l’objectif du perfectionnement de la cité toute entière.

En définitive, la finalité de l’éducation que nous avons tenté de déduire de l’appréhension du droit naturel classique straussien est ambiguë. Bien que la fin de la cité et de l’individu soit la perfection, l’éducation ne peut poursuivre directement cette fin pour tous, en raison de l’inégalité naturelle entre les individus. Dans la prochaine partie, il s’agit d’exposer les réflexions que Strauss a émises sur l’éducation. De cette inégalité naturelle, découle effectivement un certain élitisme éducatif. Nous nous demandons par la suite de ce travail s’il est envisageable de dépasser cet élitisme.