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5. LE DROIT NATUREL CLASSIQUE STRAUSSIEN

5.3 LE DROIT NATUREL CLASSIQUE POUR UN HORIZON DE FINALITES

5.3.2 Découvrir la nature des choses

Afin que la nature et le droit naturel qui en découle puissent nous servir d’orientation, il convient d’exposer la manière dont la nature est découverte. Supposer qu’il faille « découvrir » la nature, signifie qu’elle est cachée par la coutume, l’autorité ou la religion. Ci-dessous, nous mettons d’abord en évidence que chercher la nature est une tentative, au moyen de la raison ou de l’entendement, afin d’accéder à la compréhension universelle et ensuite, que débuter son investigation par l’opinion ou le sens commun était un procédé utilisé par Socrate.

D’après Strauss (1954/1989), la nouveauté dans la démarche de Socrate consiste à s’interroger sur l’essence des choses humaines pour accéder à la compréhension universelle. Le Socrate des écrits de Platon s’écarte de la pensée le précédant en identifiant

« la science de la totalité, de tout ce qui est, et l’intelligence de ‘ce qu’est chacun des êtres’ » (p. 117). Dans cette perspective, « être » signifie « être quelque chose » et aussi,

« être une partie » du tout. Le « tout » est au-dessus « au-delà de l’être » tout en étant la

« totalité des parties ». Précisons que « le tout ne peut ‘être’ au sens où ‘est’ n’importe quelle chose qui est ‘quelque chose’ (...) » (p. 117). Ainsi pour comprendre le tout, il s’agit de comprendre toutes les parties du tout ou son articulation avec ses parties. Le tout se comprend en fonction de ses parties et réciproquement. Pour ce qui concerne notre propos, l’éducation et ses finalités ne peuvent être pensées sans que ne soit pris en considération le tout et l’articulation du tout avec ses parties. Autrement dit, elles ne peuvent être pensées en autarcie car elles doivent rester articulées aux réflexions sur les autres domaines de la vie (les parties), tout en demeurant ancrées dans une réflexion sur le tout.

Pour aller plus loin, précisons que l’« être d’une chose » ou sa nature qui est son quid, sa figure, sa forme ou son caractère doit être envisagé à la lumière de la chose achevée qu’est sa fin :

« La chose elle-même, la chose achevée, ne peut être comprise comme un produit du processus qui est à son origine : au contraire, c’est ce processus qui ne peut être compris qu’à la lumière de la chose achevée qui est sa fin. Le quid est comme tel

le caractère d’une classe ou d’une ‘famille’ de choses, qui par nature sont liées entre elles et forment un groupe naturel. Il y a une articulation naturelle de la totalité. Comprendre le tout signifie donc plus d’abord découvrir les racines d’où est issu dans son intégrité et son articulation le tout intelligible et constitué de groupes distincts de choses, c’est-à-dire le cosmos ; cela ne revient plus à déceler la cause qui a transformé le chaos en cosmos ou à percevoir l’unité qui se cache derrière la diversité des choses ou apparences, mais à saisir l’unité révélée dans l’articulation évidente du tout achevé » (Strauss, 1954/1986, p. 117).

La fin est donc essentielle car elle permet d’accéder à l’être d’une chose. Dans ce sens, on ne peut se permettre d’abandonner la réflexion sur les finalités en éducation comme le suggèrent certains penseurs contemporains ; car la compréhension d’une chose ne se fait qu’à la lumière de sa fin qui est la chose achevée. En d’autres termes, la réflexion sur les finalités est primordiale car la compréhension des finalités en éducation nous révèle la

« chose achevée », c’est-à-dire la nature de l’éducation. Cette citation témoigne de l’importance de la réflexion en termes de finalité. Nous comprenons également que l’objectif ultime de la philosophie est donc de « saisir l’unité révélée dans l’articulation évidente du tout achevé » (p. 117).

Selon Socrate, la meilleure manière pour découvrir la nature d’une chose, c’est-à-dire sa figure, sa forme, son caractère ou son idée, est de débuter l’investigation à partir de l’opinion qu’ont les individus de cette chose. La démarche de Socrate paraît extravagante dans une époque dominée par le positivisme qui rejette fermement le sens commun. Or, pour Socrate, rejeter le sens commun ou les opinions signifiait exclure les parcelles de vérités les plus importantes qui soient à notre portée, et, par conséquent, débuter l’investigation à partir d’un vide (p. 118). Socrate « sous-tendait que la mise en doute universelle de toutes les opinions nous conduirait non pas au cœur de la vérité mais dans le vide » (p. 118). En fait, la nature d’une chose se trouve à la « surface des choses », chacun peut la voir sans grand effort. L’opinion ou le « sens commun » est ce qui est premier et

« s’appuie sur une prise de conscience, sur une intuition de quelque chose avec l’œil de l’âme ». Philosopher consiste donc à partir de l’opinion pour atteindre la vérité. L’opinion, en détenant des parcelles de vérités est essentielle et ne doit pas être omise. Hannah Arendt (1961), dans son Crise de la culture, avait également soulevé l’importance de l’opinion.

L’opinion concerne aussi les coutumes et pratiques d’une société ; ce qu’elle appelait la

« tradition ». Ainsi, sa mise en garde de la « rupture avec la tradition » peut être envisagée

comme une rupture avec l’opinion. Dans les coutumes et pratiques, c’est-à-dire dans la tradition, se trouvent également des parcelles de vérité. Dans ce sens, chercher à débuter à partir d’une tabula rasa, risque d’aboutir au nihilisme. Concernant l’éducation, il convient également de prendre en considération l’opinion et la tradition ; et ainsi, de rester attentif aux pratiques et aux opinions anciennes en éducation pour tenter ensuite de les améliorer.

Car, répétons-le, par les termes mêmes de Strauss (1954/1986) : « les opinions sont comme attirées par l’aimant de la vérité entière et permanente que tous les hommes ne cessent de pressentir et qui éclaire leur recherche » (p. 119). Les opinions, traditions, coutumes contiennent des vérités, mais elles sont comme « entachées d’erreurs ».

En fin de compte, nous constatons que Strauss accepte la pensée platonicienne sans la remettre en question et sans même une critique quelconque. La principale fragilité de la pensée straussienne apparaît ici clairement. Ses fondements de base reposent sur la pensée de Socrate-Platon, et cette dernière est acceptée telle quelle sans critique. Si l’interprétation straussienne de Platon s’avère défaillante, c’est toute la pensée de Strauss qui est ébranlée. Dans ce travail, il n’est pas question de vérifier la solidité de cette interprétation. En revanche, pour être en mesure d’utiliser la réflexion de Strauss pour ce qui intéresse les finalités éducatives, nous acceptons ces prémisses socratiques. Ainsi, nous comprenons dans cette partie que la nature d’un « être » n’est réellement accessible et compréhensible qu’à la lumière de sa fin. Dans cette perspective, l’humain n’est pas achevé. C’est pourquoi il doit s’efforcer de tendre vers sa fin qui représente justement « la chose achevée », sa nature. Il n’est pas parfait, cependant, nous verrons que la perfection se trouve en puissance en lui. Tendre vers cette perfection demande, toutefois, un effort.

Ainsi, la fin qui est « la chose achevée », peut servir d’orientation. L’humain naît inachevé, c’est pourquoi il doit chercher à se perfectionner, à devenir excellent, en devenant toujours plus juste, meilleur, à la seule condition de connaître et de suivre sa nature ou son être achevé. La réflexion sur les fins nous mène maintenant à penser une hiérarchie possible des besoins naturels et celle des finalités, conforme à la nature, qu’il s’agit de suivre.

5.3.2.1 Hiérarchie des besoins naturels

Strauss souligne que les classiques considèrent la hiérarchie des besoins d’un être en fonction de sa nature. Une réflexion sur la hiérarchie des besoins nous intéresse dans la

mesure où elle pourrait contribuer à déboucher sur une possible hiérarchisation des finalités en éducation.

La hiérarchie des différents besoins d’une « chose » est déterminée par la nature de la chose, selon Strauss. Un être est bon si son action correspond à sa nature. Concernant l’humain,

« pour déterminer ce qui est bon par nature pour l’homme (le bien humain naturel), il faut savoir quelle est la nature de l’homme (la constitution humaine naturelle). C’est l’ordre hiérarchique inscrit dans la constitution naturelle de l’homme qui, pour les classiques, justifie et fonde le droit naturel » (p. 121).

Les classiques distinguent le corps de l’âme et considèrent la seconde supérieure. Ce qui caractérise l’âme humaine par rapport à celle de la bête est la parole, la raison et l’intelligence. Ainsi, la caractéristique de l’homme est de « vivre intelligemment, de comprendre et d’agir intelligemment » (p. 121). La vie bonne est la perfection de la nature humaine, c’est-à-dire une vie d’excellence et de vertu, celle « où les inclinations naturelles de l’homme sont chacune à leur place avec le maximum de plénitude » (p. 122). Il existe un ordre naturel des besoins et l’excellence implique de suivre cet ordre. L’excellence consiste en la satisfaction entière des besoins en respectant leur ordre naturel. L’ « homme bon » suit cet ordre. Strauss souligne qu’un aspect essentiel du droit naturel concerne une critique de l’hédonisme. Pour les classiques, le bien est essentiellement supérieur au plaisir. La vie bonne est une vie d’excellence et de vertu, la vie d’une « personne bien » et non une vie « du plaisir pour le plaisir » (p. 121). « Nous faisons la distinction entre les bons et les mauvais hommes et cette différence se retrouve dans le choix de leurs plaisirs » (p. 121).

Si l’éducation désire être conforme à la nature humaine et ainsi suivre le droit naturel; la vertu ou la perfection de la nature humaine signifiant aussi l’excellence, doit être la finalité qu’elle poursuit. Pour former des êtres « bons », sans doute la hiérarchisation des enseignements doit être en cohérence avec l’ordre naturel des différents besoins humains. Pour saisir cet ordre naturel des besoins, il convient de l’insérer ou plutôt de le penser dans la perspective d’une hiérarchie des fins naturelles des êtres.

5.3.2.2 Hiérarchie des fins

Le droit naturel classique est attaché à une perspective téléologique de l’univers.

Dans cette optique, les êtres naturels ont une fin naturelle et cette dernière détermine ce qui est bon pour eux. Pour l’être humain, « la raison est requise pour discerner les opérations qui sont justes par nature, en considération de la fin naturelle de l’homme » (p. 19). Or, les opérations et conduites de l’humain ne peuvent être fixées une fois pour toute universellement et éternellement. Platon tout comme Aristote, afin d’éviter tout

« relativisme » et « absolutisme », ont, dans leur théorie, émis que seuls les fins et non les conduites peuvent être hiérarchisées universellement :

« (...) il y a une hiérarchie universellement valable des fins, mais il n’y a pas de règles de conduite universellement valables. Lorsqu’on arrête une ligne de conduite pour tel individu ou tel groupe d’individus hic et nunc, il faut rechercher non seulement le plus noble des différents objectifs en présence, mais aussi celui qu’il est le plus urgent d’atteindre dans les circonstances données. Le plus urgent est à bon droit préféré au moins urgent, bien qu’il lui soit souvent inférieur. Mais on ne peut ériger en règle universelle que l’urgence ait toujours le dernier mot. Car dans la mesure où nous le pouvons, il est de notre devoir de faire de la plus haute activité la chose la plus urgente et la plus nécessaire et le maximum d’effort que l’on puisse escompter varie nécessairement d’individu à individu. Le seul critère universellement valable est la hiérarchie des fins. Il permet de porter un jugement sur le degré de noblesse des individus ou des groupes, des actions ou des institutions, mais il est insuffisant à orienter notre conduite » (p. 149).

Ainsi, le droit naturel montre l’importance de la réflexion sur les finalités. Cette réflexion est en mesure d’orienter les finalités de la conduite, mais elle est insuffisante pour fixer des règles de conduites universelles. Pour l’éducation, ces considérations compliquent notre hypothèse, selon laquelle le droit naturel peut lui servir d’orientation. Il serait plus correct de dire que le droit naturel peut servir d’orientation aux finalités éducatives et ainsi indirectement aux conduites éducatives. Cependant – et il est essentiel de le souligner – affirmer qu’aucune règle de conduite ne peut être universellement valable, permet de garder un champ du possible ouvert ; ce qui évite les pièges du dogmatisme.

Tentons à présent de considérer les finalités éducatives dans la perspective du meilleur régime.