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2 Les représentations médicales des troubles de la psukhê.

2.1.1. L’épilepsie : une maladie sacrée ?

Outre le traité de la Maladie Sacrée, une vingtaine325 d’observations sur la maladie sont consignées dans le Corpus Hippocratique. Elles consistent essentiellement en notions générales sur l’épilepsie puisque seuls trois cas particuliers sont recensés, deux concernant des enfants326 et le troisième se rapportant à la suffocation utérine327. Les médecins semblent également distinguer des accidents épileptiques328 de la maladie en elle-même. L’épilepsie compte donc moins d’occurrences que la mania par exemple, qui, ne fait pourtant pas l’objet d’une étude spécifique329. Le traité de la Maladie Sacrée possède une place singulière au sein

du Corpus puisqu’il est l’unique ouvrage consacré, dans sa totalité, à une seule maladie. Il est aussi la première étude sur l’épilepsie que l’on possède330. Son dessein premier n’est vraisemblablement pas de révéler le fonctionnement du processus cognitif ou des mécanismes de l’épilepsie mais de défendre le principe selon lequel toutes les maladies ont des causes

322 Elle est identifiée dans le code d’Hammourabi. 323 Elle est mentionnée dans le Papyrus d’Ebers.

324 Soit entre 4500 et 1500 av.J.C, dans le Charaka Samhita. 325 Vingt trois « cas » au total.

326 Hipp, Ep, VII, I, 106 et 46 327 Hipp, Mal fè, I, 7

328 Ils sont cités dans trois cas particuliers : Ep, VII, I, 6 ; Ep, VII, I, 46 ; Mal fè, I, 7 et une notion générale :

Coa, 339

329 Il y a 77 occurrences du mot mania et de ses dérivés, voir chapitre 3.4 de cette partie. 330 TEMKIN O., (1933): 4.

physiologiques, « naturelles » contre ceux qui abusent de la foi du peuple et lui fait croire qu’elle est la marque d’un châtiment divin331.

Tout en admettant son statut singulier, car « elle ne ressemble en effet en rien aux autres affections »332, l’auteur cherche la raison de son appellation qu’il croit liée au caractère extraordinaire (θαυμάσιος) du mal. Le terme θαῦμα qui désigne ce qui est objet d’étonnement ou d’admiration, dans ses aspects positifs ou négatifs, suggère que la maladie ne laisse pas indifférent celui qui en est témoin, vraisemblablement en raison du comportement que présente le malade. Il considère que si l’épilepsie est dite ἱερά essentiellement du fait de sa symptomatologie singulière, alors bien d’autres pathologies, présentant des caractères pas moins extraordinaires ou effrayants (τερατώδεα) que celle-ci peuvent également justifier de l’appellation de « maladies sacrées »333. L’emploi du mot θέρας suppose que la maladie présente, tout au moins dans l’opinion commune, des aspects particuliers qui suscitent l’angoisse ou la peur. Le mot désigne en effet aussi bien un signe envoyé par les dieux qu’une chose monstrueuse, ou prodigieuse, c’est-à-dire tout ce qui présente un caractère extraordinaire, dans ses aspects négatifs comme positifs. La symptomatologie de l’épilepsie semble être à l’origine de telles croyances : l’auteur compare en effet les expressions de la maladie aux troubles des personnes prises de mania (μαινομἐνους) ou de délire (παραφρονέοντας)334 et dont les actes sont insensés (ἄκαιρα)335. Il étend sa comparaison aux individus qui, « dans le sommeil poussent des gémissements (οἱμώζοντας) et des cris (βοῶτας), qui sont suffoqués (πνιγομένους), qui s’élancent (ἀναῖσσοντας), fuient au dehors (φεύγοντας) et délirent (παραφρονέοντας) jusqu’à ce qu’ils soient réveillés »336. Le caractère angoissant de la

maladie est donc lié aux troubles de l’intelligence et du comportement qu’elle met en scène, et qui ne trouve pas d’autre explication pour l’opinion populaire que la marque du divin. Les attitudes bruyantes, agitées, désordonnées que présente la mania337 ou le délire seraient pourtant aussi effrayantes que les manifestations de l’épilepsie.

331 Le contexte d’écriture de ce traité et les intentions de l’auteur sont l’objet d’un chapitre spécifique. Voir le

chapitre 4.1 de cette partie.

332 Hipp, Mal sac, 1 333 Hipp, Mal sac, 1.

334 En distinguant la mania du délire, l’auteur semble différencier une attitude corporelles d’une simple

incapacité de raisonnement, les deux aboutissant néanmoins à des actes atypiques de la part du malade.

335 Le terme akaira n’insiste pas spécifiquement sur le rapport à la raison, au bon sens mais sur l’aspect

inopportun, impropre des actes. Hipp, Mal sac, 1.

336 Hipp, Mal sac, 1

337 Voir le chapitre 3.4 de cette étude. TEMKIN O., (1945) : 16 note 92, ne pense pas que l’épilepsie ait été, dans

l’Antiquité, considérée comme une pathologie à part entière mais il estime que les Anciens regardaient la folie d’Agavé ou d’Hercule, telles quelles sont décrites par Euripide notamment, comme identiques à la maladie sacrée.

Le médecin en vient alors à dénoncer ceux qui ont osé profiter des signes apparemment violents de l’affection pour lui attribuer une origine divine et ainsi utiliser les dieux et la piété de l’opinion pour cacher leur impuissance à soigner véritablement la maladie338. Il accuse ces hommes d’ignorance, d’imposture et d’impiété. Le réquisitoire est lourd339 mais n’a pour autre dessein, tout en montrant que le respect que les médecins ont l’égard du divin340, de faire triompher la méthode médicale, rationnelle et fondée sur des principes naturels et physiologiques. La démonstration du médecin est alors implacable : il énumère un à un les détails propres aux thérapeutiques de ceux qu’ils nomment des charlatans341 pour mieux, ensuite, en démontrer l’inefficacité. Il présente ainsi une longue liste d’interdits que les malades sont sensés respecter pour assurer leur guérison. La consommation de certains poissons, viandes ou oiseaux, de même que certains légumes comme l’ail ou la menthe est ainsi proscrite. Ces prohibitions s’étendent à d’autres domaines : il est ainsi interdit de porter des vêtements noirs342, d’avoir un contact avec des peaux de chèvre343 entre autres exemples. Le médecin dénonce la perversité de ces individus qui, dans le cas où le patient meurt peuvent « détourner d’eux la responsabilité du malheur et la jeter sur les dieux»344. Et pour mieux percer au vif l’ensemble de ces pratiques peu glorieuses, le praticien

ironise sur l’étonnante santé des Libyens qui consomment pourtant beaucoup de viande de chèvre et usent de la peau de ces bêtes comme vêtement et couchage. Mais l’hygiène proposée par ces « imposteurs » ne s’arrête pas là. Elle consiste également en un certain nombre « d’expiations et de purifications car ils (les charlatans) ne parlent guère que de l’influence des dieux ou des démons »345. Le médecin dénonce les croyances qu’ils véhiculent. Selon eux, lorsque « le malade imite le bêlement de la chèvre, grince des dents (βρύχω) ou a des convulsions du côté droit », c’est la Mère des dieux qui est à l’origine de cette souffrance, ou si « ses cris sont plus aigus et plus forts », la similarité avec le cheval tend à incriminer Poséidon. La salivation excessive (ἀφρόν) et les battements de pieds sont dus à Arès. Les exemples abondent et constituent encore une preuve, pour le médecin, du non respect du divin de la part de ces individus qui, s’ils croyaient fermement en l’origine divine de la maladie,

338 Hipp, Mal sac, 1.

339 Voir le chapitre 4.1 de cette partie.

340 Nous verrons en effet (chapitre 4.1) qu’il n’y a pas de contradiction, bien au contraire, entre une médecine

rationnelle et la foi rendue au divin.

341 Le statut de ces personnes ainsi que les raisons qui poussent cet auteur à dénoncer certaines pratiques sont

analysés dans le chapitre 4 de cette première partie.

342 Le noir est la couleur de la mort. Hipp, Mal sac, 7.

343 La chèvre est un animal lié à Hécate, déesse qui représente la mort, le deuil, les lamentations. 344 Hipp, Mal sac, 1.

devraient plutôt encourager les malades à « sacrifier, prier, et, en allant dans les temples, à implorer les dieux »346 qu’ils estiment être en cause. Or, rien de cela n’est accompli, ces hommes n’agissant que pour leur gloire et, vraisemblablement, pour l’argent347.

Pour l’auteur de la Maladie Sacrée, aucun dieu ni aucune déesse ne peut être mis en cause pour de telles affections, tout simplement car cela va à l’encontre de la nature même du divin 348:

Οὐ μέντοι ἔγωγε ἀξιῶ ὑπὸ θεοῦ ἀνθρώπου

σῶμα μιαίνεσθαι, τὸ ἐπικηρότατον ὑπὸ

τοῦ ἁγνοτάτου·ἀλλὰ κἢν τυγχάνῃ ὑπὸ

ἑτέρου μεμιασμένον ἤ τι πεπονθὸς, ἐθέλοι

ἂν ὑπὸ τοῦ θεοῦ καθαίρεσθαι καὶ

ἁγνίζεσθαι μᾶλλον ἢ μιαίνεσθαι.

Τὰ γοῦν μέγιστα τῶν ἁμαρτημάτων καὶ

ἀνοσιώτατα τὸ θεῖόν ἐστι τὸ καθαῖρον καὶ

ἁγνίζον καὶ ῥύμμα γινόμενον ἡμῖν

Cependant, je n’estime pas, pour ma part, que le corps de l’homme puisse être souillé par la divinité, ce qu’il y a de plus périssable par ce qu’il y a de plus pur. Mais, même s’il arrive au corps humain d’avoir été souillé ou d’avoir subi quelque dommage sous l’effet d’autre chose, j’estime qu’il sera purifié et sanctifié par la divinité plutôt que souillé par elle. De toute façon, dans le cas des fautes les plus graves et les plus impies, c’est le divin qui les purifie et les sanctifie et qui est pour nous la substance qui nettoie.349.

En attribuant au divin une image bénéfique, positive et en le destituant d’une implication éventuelle dans certaines souffrances, le médecin responsabilise l’être humain face à la maladie, l’encourageant à prendre conscience qu’il n’existe pas de fatalité divine mais un fonctionnement propre à l’humain dont il s’agit de prendre conscience pour être le meilleur garant de soi-même.