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Les mots du délire

3. La conception biologiste : tempérament atrabilaire, mélancolie et maladies de la bile noire.

3.1 Le portrait du mélancolique

3.1.2. Les personnalités du mélancolique

Le sujet mélancolique peut présenter trois types d’ἦθη. Aristote identifie des mélancoliques nonchalants (νωθρός) et hébétés (μωρία)737 ainsi rendus par la bile froide et en abondance dans le corps qui provoque le ralentissement des fonctions vitales738. La lenteur de ces individus s’exprime autant au niveau comportemental qu’intellectuel. En revanche, lorsque la bile noire est en trop grande quantité et trop chaude, ces hommes sont maniaques (μανικός) et doués en de nombreux domaines (εὐφυής)739, enclins à l’amour (ἐρωτικός), changeants (εὐκίνητος) au gré de leurs impulsions (θυμός) et de leurs désirs (ἐπιθυμία) et parfois bavards (λάλος)740, les fonctions vitales étant particulièrement réactives sous l’effet de la bile noire741. Le terme manikoi fait ici référence à un trouble intellectuel, tout comme le terme « môros », ces deux formes d’altération de l’intelligence s’expliquant cependant selon des mécanismes tout à fait opposés. Les troubles de la perception que connaissent les sujets de

736 Arist, Pb, XXX, 954 a.

737 Le terme môros qualifie celui qui est hébété, ahuri. PIGEAUD J., (1991) : 114 note 24 rappelle que la môrôsis,

état de stupidité, est définie plus tard par Ruphus d’Ephèse comme une perte de mémoire et de raisonnement.

738 Ce point de vue est également perceptible dans Arist, Som ve, 457a 29

739 L’association des adjectifs manikoi et euphuês est également présente dans la Poétique, 17, 1455 a 33-34 :

« Aussi l’art poétique est le fait d’hommes naturellement doués (euphouous) ou en proie au délire (mania) : les

premiers se modèlent aisément, les autres sont capables de sortir d’eux-mêmes (ekstatikoi) ». Le poète doit être

capable de rendre compte des émotions afin que chacun puisse se retrouver en ses vers. Pour se faire, il doit être apte à ressentir des sentiments forts soit parce qu’il est doué, c’est-à-dire qu’il dispose d’une capacité naturelle à s’identifier, soit parce qu’il possède une nature extatique, c’est-à-dire qu’il est capable d’être autre, de « sortir de lui-même » car sa raison est altérée (mania). Pour l’auteur du Problème XXX, ces deux aspects relève d’une même phusis, la phusis mélancolique.

740 Arist, Pb, XXX, 954a.

741 Cela suggère qu’Aristote partage la représentation hippocratique selon laquelle l’excès de bile dans le corps

type « mélancolique hébété » sont dus à l’extrême lenteur des facultés de la psukhê sous l’effet du refroidissement de la bile tandis que les maniaques souffrent d’un défaut de l’intelligence qui est, contrairement aux môroi, dû au fait que la psukhê, trop échauffée donc trop réactive ou trop rapide ne parvient pas à saisir correctement le réel742. L’état maniaque est également susceptible d’intervenir sous l’effet de l’alcool et se situe après l’hubris sur l’échelle de graduation des effets du vin, se référant ainsi à un état de démesure caractérisé à la fois par une extrême agitation et d’un trouble intellectuel743. Cet état d’excitation intense que présente les mélancoliques de type « maniaque » est confirmé par leur tendance à répondre aux impulsions de leur thumos, c’est-à-dire à suivre leurs émotions à défaut de leur raison. Les pulsions sexuelles auxquelles ils sont soumis, leurs fréquentes logorrhées sont l’expression de cette difficile voire totale absence de maîtrise d’eux-mêmes. De tels états sont également identifiés par les Hippocratiques qui ne les assimilent cependant pas à des traits de caractère mais aux signes d’une pathologie maniaque744. Il existe donc une différence de point de vue entre les médecins et le biologiste : ce qui, pour Aristote, correspond aux traits d’une personnalité mélancolique, est identifié par les médecins à des symptômes d’une véritable pathologie, la mania. Il faut cependant nuancer ces propos tant on sait, avec les Hippocratiques, que le concept de la mania est vaste et ne désigne pas toujours une pathologie. Il correspond en effet pour les médecins, parfois à une maladie, parfois uniquement à un comportement d’extrême agitation, ou parfois encore à une altération de la raison. C’est bien ce que semble également entendre Aristote qui précise à la suite que beaucoup d’individus de cet état (maniaques et enclins à suivre leurs pulsions), sont atteints de maladies qui les rendent maniaques (μανικοῖς) ou inspirés (ἐνθουσιαστικοῖς) car la chaleur qui les envahit est proche du siège de l’intelligence (noos), le cœur. La mania n’est pas ici considérée comme une maladie de la bile noire mais comme l’un de ses symptômes voire une de ses séquelles. Dans le premier emploi, elle désigne vraisemblablement une altération de la raison tandis que dans le second, elle est mis en parallèle avec le terme enthousiastikois, qui fait référence à la possession divine et plus exactement à la transe dionysiaque durant laquelle les fidèles se prêtent à des danses particulièrement agitées, courent, bondissent, expressions de leur entière possession par le dieu745. La mania définit donc ici un comportement d’excitation

742 Cela rappelle la théorie élaborée par le médecin du livre IV du traité du Régime.

743 L’association de ces deux aspects est aussi une des définitions de la mania hippocratique. 744 Voir le chapitre précédent sur la mania hippocratique, 2.4 de cette partie.

intense avec altération de la raison, comme dans l’enthousiasme dionysiaque. Les Sibylles746, les devins (Bakides)747 et tous les inspirés (ἔνθεοι)748 sont d’ailleurs, pour le biologiste, ceux qui représentent le mieux ce type de personnalité mélancolique « quand leur état ne vient pas d’une maladie mais de leur phusis »749. Cette réflexion suppose que la phusis détermine aussi, en partie, la pratique de certains arts et, de fait, le statut social de quelques individus. C’est ce qui crée l’exceptionnalité du mélancolique : il possède des dons rares qui le différencient des autres.

Enfin, Aristote met en évidence un troisième type d’état mélancolique qui caractérise des individus plus sensés (φρονιμώτεροι) et moins excentriques (ἔκτοποι)750, tout en l’emportant sur les autres dans bien des domaines, les uns dans la culture (πρὸς παιδείαν), les autres dans les arts, d’autres dans la gestion de la cité. Dans le classement des trois types de personnalités mélancoliques établies par Aristote, celle-ci pourrait être rangée entre les deux premières en tant qu’elle constitue un état d’être intermédiaire qui est le fait d’un flux modéré de chaleur dans le corps751. Si tous les mélancoliques ne présentent pas un même mélange initial identique, ils sont néanmoins susceptibles de connaître les autres hêthê selon les dérèglements de l’humeur bile noire. Le tableau suivant récapitule les trois types d’hêthê relevant de la phusis mélancolique :