• Aucun résultat trouvé

2 Les représentations médicales des troubles de la psukhê.

2.1.2 Les causes naturelles de l’épilepsie

Après avoir attaqué et dénoncé les principes de ses adversaires, le médecin en vient a exposer sa conception de l’étiologie de l’épilepsie qui s’inscrit dans une théorie sur les affections en général : la maladie sacrée a « la nature (phusis) qu’ont les autres maladies et la

346 Hipp, Mal sac, 1.

347 Voir chapitre 4.1 de cette partie pour l’étude des pratiques médicales de ce type. 348 Je renvoie pour cette question à l’ouvrage de RUDHARDT J., (1958).

cause (πρόφασις) dont chacune dérive »350. Et, comme les autres maladies, elle est curable351 et elle naît par hérédité (κατὰ γένος)352. Il semble en effet considérer que la nature de chaque individu (phusis) est déterminée par celle de ses parents : d’un phlegmatique naît un phlegmatique, d’un bilieux un bilieux, car « le sperme, venant de toutes les parties du corps, vient sain des parties saines, malade des parties malades »353. A ces deux arguments qui permettent d’étayer son exposé et d’asseoir la preuve que la maladie n’est pas sacrée, s’en ajoute un troisième : l’épilepsie « survient naturellement chez les phlegmatiques et n’atteint pas les bilieux » 354. Elle aurait atteint les deux tempéraments indistinctement si elle avait été d’origine divine355. Le principe humoral est donc un des fondements de sa théorie médicale qu’il va néanmoins mêler avec une autre thèse, plus originale car novatrice qui attribue un rôle fondamental au cerveau comme interprète et messager de la connaissance pour l’ensemble du corps. Il décrit avec précision l’anatomie interne d’un corps humain dont la représentation est une des plus novatrices de la période356. Si son exposé apparaît fantaisiste,

il est très cohérent et renvoie à certains schémas de pensée généraux357. Après avoir expliquer les mécanismes de la phronesis en précisant le rôle du pneuma, du sang et du système veineux358, le médecin peut alors poursuivre son raisonnement sur l’étiologie et la symptomatologie de l’épilepsie. En cohérence avec le principe de l’hérédité énoncée précédemment, l’auteur affirme que le germe de la maladie « commence chez l’embryon encore enfermé dans l’utérus »359. L’épilepsie viendrait donc, en somme, d’une « malformation » du foetus :

350 Hipp, Mal sac, 2. Dans la mesure où l’homme et l’univers sont des produits du divin, les causes de la maladie,

bien qu’humaines car physiologiques, sont, de fait, également divines. Voir l’étude consacrée à la phusis dans le premier chapitre de cette partie. Le terme « profasis » signifie « le prétexte », « le motif », « ce qui explique quelque chose » d’où la cause d’une maladie.

351 Le médecin prend néanmoins le soin de préciser que le facteur temporel peut jouer un rôle dans la curabilité

de l’affection. La thérapeutique ne peut avoir aucune prise sur la maladie si celle-ci dure depuis trop longtemps.

352 PourTEMKIN O, (1945) : 31, cette précision est aussi un argument dialectique contre les partisans de la

médecine magique qui l’explique comme une punition du divin.

353 Il s’agit autant de la semence (gonos) mâle que de la semence femelle. Hipp, AEL, 14. La procréation est le

résultat des deux semences mâle et femelle mais l’une gagne généralement sur l’autre (Hipp, Gen, 7). Ce principe de la domination d’une des deux semences se retrouve dans la ressemblance plus forte de l’enfant à un de ses parents, ce qui n’exclut pas cependant qu’il ait « hérité », mais dans une moindre mesure, des caractères de l’autre parent (Hipp, Gen, 8).

354 Hipp, Mal sac, 2.

355 Un passage des Epidémies VI, 8, 31 note cependant que les épileptiques peuvent devenir mélancoliques et

vice et versa. Or la mélancolie est traditionnellement associée aux individus de tempérament bilieux. Pl ,Tim, 85, a et b) en fait une maladie du phlegme et de la bile.

356 Voir le chapitre sur la tradition encéphalocentriste.

357 Dans sa description du système veineux, l’auteur répond à une image généralement admise d’un système

vasculaire symétrique avec supériorité du côté droit. LLOYD G.E.R., (1990) : 37.

358 Hipp, Mal sac, 3 et 4. 359 Hipp, Mal sac, 5

῎Αρχεται δὲ φύεσθαι ἐπὶ τοῦ ἐμβρύου ἔτι ἐν τῇ μήτρῃ ἐόντος·καθαίρεται γὰρ καὶ ἀνθέει, ὥσπερ τἄλλα μέρεα, πρὶν γενέσθai, καὶ ὁ ἐγκέφαλος. ᾿Εν ταύτῃ δὲ τῇ καθάρσει ἢν μὲν καλῶς καὶ μετρίως καθαρθῇ καὶ μήτε πλέον μήτε ἔλασσον τοῦ δέοντος ἀποῤῥυῇ, οὕτως ὑγιεινοτάτην τὴν κεφαλὴν ἔχει·. ἢν δὲ πλέονα ῥυῇ ἀπὸ παντὸς τοῦ ἐγκεφάλου καὶ ἀπότηξις πολλὴ γένηται, νοσώδεά τε τὴν κεφαλὴν ἕξει αὐξόμενος καὶ ἤχου πλέην, καὶ οὔτε ἥλιον οὔτε ψῦχος ἀνέξεται.·ἢν δὲ ἀπὸ ἑνός τινος γένηται ἢ ὀφθαλμοῦ ἢ οὔατος, ἢ φλέψ τις συνισχνανθῇ, ἐκεῖνο κακοῦται τὸ μέρος, ὁκοίως ἂν καὶ τῆς ἀποτήξιος ἔχῃ·ἢν δὲ κάθαρσις μὴ ἐπιγένηται, ἀλλὰ ξυστραφῇ τῷ ἐγκεφάλῳ, οὕτως ἀνάγκη φλεγματώδεα εἶναι.

Le cerveau, comme les autres parties avant la naissance, se purge, et a une efflorescence. Par cette purgation, si elle s’opère bien et dans une juste mesure, et qu’il ne s’écoule rien de trop ni rien de trop peu, l’individu aura la tête la plus saine. Mais si l’écoulement de tout le cerveau est trop abondant et qu’il y ait une fonte360

considérable, il aura, grandissant, la tête malsaine, pleine de bruit, et ne pourra supporter ni le soleil ni le froid. Si l’écoulement provient d’une seule partie, de l’œil par exemple, ou de l’oreille, ou si quelque veine s’est contractée, cette partie est lésée en fonction de la fonte qui a eu lieu. Enfin, si la purgation ne s’est pas opérée, et qu’il y ait eu concentration dans le cerveau, le sujet sera nécessairement pituiteux361.

Les mécanismes de la maladie sont basés, comme pour les autres affections, sur le principe humoral, à ceci près que pour l’épilepsie, le médecin rapporte son origine au moment de la formation de l’individu et notamment, au moment où le cerveau se développe. Comme toutes les autres parties du corps, le cerveau de l’embryon se purge, c’est-à-dire qu’une partie des humeurs présentes dans cette partie s’écoulent vers le bas, de façon à ce qu’il ne subsiste de fluide humoral dans le cerveau que le juste nécessaire à sa croissance, et, par suite, au bon développement du fœtus. En mettant en parallèle la catharsis qui s’opère dans le cerveau et son efflorescence désignée par le verbe ἀνθέω, « pousser, croître »362, le médecin montre que

la purgation du cerveau est une étape primordiale de la formation et de la croissance de l’individu. Si l’écoulement du flux s’effectue dans une juste mesure, la santé de la zone cérébrale est assurée tandis que s’il s’opère un trop grand écoulement du flux, la tête est malade. Le terme ἦχος (le son, le bruit) qui qualifie cette tête malsaine, « pleine de bruit » que risque d’avoir l’individu plus tard, peut renvoyer, dans ce contexte médical, à l’idée de bourdonnements permanents. Le médecin n’est pas très précis sur les autres effets futurs de ce mauvais écoulement de phlegme : outre les bourdonnements, il note que le patient ne pourra « supporter le soleil, ni le froid » sans donner d’explication au rapport établi entre ces

360 Le terme « apôthesis » est mal traduit par E. LITTRE, il marque le « dépôt », « la mise en réserve », c’est-à-

dire qu’une quantité importante de phlegme ne s’écoule pas, ne se purge pas depuis le cerveau.

361 Hipp, Mal sac, 5

362 Nous ne suivons pas l’interprétation de JOUANNA J., (1999) : 291, note 50 qui suggère que le verbe « antheô »

qui appartient au domaine des plantes est employé métaphoriquement dans le domaine médical pour signifier que le cerveau « bourgeonne », se couvre de « boutons » qui permettent la purgation prénatale du phlegme.

éléments extérieurs, le cerveau et l’humeur en cause. Il admet cependant que ces lésions sont proportionnelles à l’importance du débit humoral qui a eu lieu et ne touche parfois qu’une partie de la tête, comme l’oreille ou l’œil par exemple, pour la raison même que l’écoulement s’est essentiellement effectué de ce côté. Un mauvais déroulement de cette purgation au sein de l’utérus n’est cependant pas irréversible : l’individu peut en effet être sujet à des écoulements salivaire et nasal dans son enfance363 ou à des éruptions à la tête qui lui permettent de se purger du phlegme qui ne s’est pas éliminé pendant la période fœtale. Cette période achevée, il est en revanche impossible selon le médecin de réparer les dégâts : la purgation ne s’étant opérée ni dans l’utérus ni au cours de l’enfance, l’individu coure le danger d’être affecté de l’épilepsie pour le reste de sa vie364. Cette théorie de l’écoulement cérébral rappelle le passage du traité des Lieux dans l’homme qui, de tradition encéphalocentriste comme celui de la Maladie sacrée, considère qu’il existe sept fluxions qui viennent de la tête365 et qui, en se fixant sur certaines parties du corps, les corrompent et déclenchent la maladie366.

Le médecin de la Maladie sacrée adhère à cette théorie des flux depuis le cerveau et souligne les effets qu’il peut avoir sur le cœur pour mieux démontrer ensuite que ce sont les mêmes mécanismes qui interviennent dans le déclenchement de l’épilepsie. Lorsque le flux de phlegme atteint le cœur, il survient des palpitations et le patient éprouve de la dyspnée. La raison de ces symptômes est liée à la nature froide du phlegme qui, en descendant, refroidit le sang d’une telle manière que « les veines, saisies violemment par ce refroidissement, battent contre le poumon et le cœur ». Les troubles ne cessent qu’une fois que le phlegme a été surmonté (κρατέω) et, qu’échauffé, il s’est dispersé dans les veines367. Le verbe κρατέω montre qu’un changement ne peut être possible que si le sang est plus puissant que le phlegme qui, de nature froide, à tendance à le solidifier368. Une véritable lutte entre les humeurs s’opère donc dans le corps et, si celle-ci a pour issue le retour à l’isonomia originelle, la guérison est assurée369.

363 Hipp, Mal sac, 5. Cette théorie est également énoncée dans d’autres passages du Corpus. Hipp, Aph, V, 7 :

« L’épilepsie qui survient avant la puberté est susceptible de guérison mais celle qui survient à 25 ans ne finit

ordinairement qu’avec la vie ». Encore aujourd’hui, il est vrai que certains enfants présentent des caractères

épileptiques qui peuvent disparaître avec la puberté.

364 Voir note précédente.

365 A part la quatrième fluxion, toutes les autres sont constituées de phlegme. 366 Hipp, Lieux, 10 et suivants : 11-17

367 Hipp, Mal sac, 6

368 DUMINIL M.P (1983) : 223. 369 DUMINIL M.P (1983) : 228.

L’épilepsie se déroule suivant les mêmes mécanismes. Lorsque le flux de phlegme, coupé des voies qui le mènent au cœur, pénètre dans les deux vaisseaux en provenance du foie et de la rate370, « le sujet perd la voix et étouffe, l’écume lui sort de la bouche, il grince des dents, ses mains se tordent, les yeux divergent, toute connaissance est perdue, quelquefois même il y a sortie des excréments »371. L’aphonie (ἄφωνος) et la suffocation (πνίξ) éprouvées par le patient sont liées au fait que le phlegme qui s’est répandu dans les veines a provoqué une interruption du pneuma qui assure la respiration372. Or cet air, essentiel à la respiration, est aussi celui qui apporte l’intelligence et permet le mouvement (kinesis)373. L’air étant intercepté, il va de soi que les troubles éprouvés par le malade concernent ces trois domaines. La symptomatologie de l’épilepsie, qui comporte de très graves désordres de la raison, n’est donc pas limitée à ceux-ci : la maladie prend possession du corps dans sa totalité et enlève toute maîtrise de sa personne au patient qui présente un comportement totalement agité et désordonné et conforme à l’état de son intelligence374. Ces symptômes violents ne sont pas sans rappeler ceux de la suffocation hystérique375, parallèle que les médecins n’ont d’ailleurs pas manqués d’évoquer376.

Les signes de l’épilepsie sont perceptibles sur l’ensemble du corps mais surtout au niveau du visage du malade qui change totalement d’aspect : il bave, ses yeux sont révulsés, il grince des dents. Ajoutés à cela les convulsions du corps et les mains qui se tordent, on peut aisément comprendre que certains Anciens aient trouvé une explication divine à ces manifestations étranges et si peu naturelles. Pour le médecin, chacun de ces troubles reçoit une explication : les mains se tordent car le sang est resté immobile, les yeux divergent car « les veines ne reçoivent plus l’air et battent », le patient bave car le poumon, privé d’air, rejette une écume qui parvient jusqu’à la bouche, le malade frappe des pieds car l’air, pris dans les veines, ne peut s’en extraire, à cause du phlegme. Ces troubles s’expliquent donc par le conflit qui s’opère entre le sang, le pneuma et le phlegme ; si les deux éléments cohabitent d’ordinaire, l’écoulement en abondance d’une humeur comme le phlegme ne peut que bouleverser l’ordre physiologique. Dans le cas où cette humeur est très abondante et épaisse, c’est-à-dire qu’elle empêche définitivement toute circulation de l’air et du sang, « la mort est

370 Hipp, Mal sac, 3. 371 Hipp, Mal sac, 7

372 Voir le chapitre 2 sur la tradition encéphalocentriste où tout le processus respiratoire est détaillé. Il est

difficile de savoir si, pour l’auteur, l’aphonie est avant tout un indice de la perte de la connaissance ou de difficultés respiratoires, peut-être considère t-il que les deux ne sont pas incompatibles.

373 Voir note précédente. Hipp, Mal sac, 7. 374 Voir aussi un autre cas : Hipp, Ep, VII, I, 106. 375 Voir le chapitre suivant.

immédiate » mais si le sang réussit à le surmonter, le patient revient à lui (ἔμφρων)377. Cela suggère que si la phronesis revient, tout rentre de l’ordre ce qui suppose donc que le comportement du patient dépend de l’état de son intellect et de sa capacité à percevoir correctement le réel. Dans cet extrait, le verbe φρονέω est placé en opposition à la mort, ce qui suggère que la phronesis désigne ici plus que le simple bon sens mais un élément essentiel du maintien en vie de l’individu.