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Justice incertaine et pluralisme des valeurs à Père démocratique

Dominique MANAÏ

Introduction

L'une des lignes de force de la réflexion de Jean-François PERRIN est celle du pluralisme juridique. Elle a traversé ses écrits aussi bien de l'angle de vue de la philosophie du droit, dans son ouvrage intitulé Pour une théorie de la connaissance juridique' que de celui de la sociologie du droit dans son ouvrage consacré à la Sociologie empirique du droW

Par pluralisme juridique, il comprend la conception qui s'oppose au mo-nopole de l'Etat dans la production des normes juridiques. Il part du constat qu'il existe des sources de droit infra-étatiques et observe que de nombreux groupes génèrent leur propre réglementation à laquelle il serait difficile de refuser le caractère normatif; ce phénomène, ille qualifie d' «autorégulation».

D'où l'incontournable intemormativité qui régit les rapports sociaux.

Cette problématique est à l'origine de mon intenogation sur l'idée de justice dans notre société marquée par le pluralisme tant juridique qu'axiologique.

Refusant de se confotmer aux courants de pensée dominants, Jean-Fran-çois PERRIN marche sur les pas d'ERASME et de toute la pensée humaniste du XVIe siècle, en traversant les différentes disciplines intellectuelles sans s'y en-fermer, afin que le questionnement s'enrichisse du décloisonnement des do-maines qu'il rencontre. Si bien que Jean-François PERRIN juriste se double du sociologue qui, à son tour, se double du théoricien du droit. En l'espèce, c'est à Jean-François PERRIN philosophe du droit que je voudrais rendre hommage

1 Jean-François PERRJN, Pour une théorie de la connaissance juridique, Genève, Droz, 1979.

2 Jean-François PERRIN, Sociologie empirique du droit, Bâle, Helbing & Lichtenhahn, 1999.

Dominique MANAï

par ces quelques lignes, en reprenant l'une des préoccupations les plus ances-trales mais aussi et en même temps les plus actuelles des philosophes, à sa-voir la justice. Je l'envisagerai dans son rapport avec le droit pom la confronter au pluralisme des valeurs de notre société contemporaine où la liberté indi-viduelle se trouve souvent en conflit avec l'égalité des citoyens.

En effet, étudiante du Professem Jean-François PERRIN, puis son assistante, et à présent sa collègue honorée de poursuivre modestement son courant de pensée à la faculté de droit de Genève, je me propose, dans le cadre de cette contribution, de déplacer l'outillage conceptuel sociologique de Jean-François PERRIN pour l'appliquer sur la problématique philosophique de la justice con-temporaine. Pour ce faire, j'entends confi·onter le regard de trois philosophes:

John RAWLs qui a réactivé le débat sur la justice dès les années soixante dix et dont les prises de position ont suscité de nombreuses critiques, Michael W ALZER et Charles TAYLOR, deux penseurs parmi les plus brillants contradic-teurs de John RAwLs. Leurs arguments me permettront de cerner les contoms du souci de justice dans la pensée contemporaine afin d'éclairer le mien et de fournir des éléments de réponses aux questions suivantes: à quelle conception de la justice se rattache un droit régulant une réalité sociale vivante et plurielle?

Le plmalisme des valeurs conduit-il à un relativisme qui rend la justice introu-vable voire impossible? La quête de justice se réduit-elle à entériner les faits?

Le plmalisme du droit implique-t-ille pluralisme de la justice? Mais une justice plurielle n'est-elle pas la négation de la justice elle-même? Les valeurs dé-mocratiques de liberté et d'égalité sont-elles irréconciliables? Comment la jus-tice parvient-elle à en réaliser la synthèse?

I. Pluralisme des valeurs et normes de justice

L'époque contemporaine est incontestablement marquée par l'effacement des repères traditionnels, par l'ère du vide. En effet, les transcendances ont dis-paru, les idéaux suprêmes (Dieu, le progrès, la nature, la raison, le bien) ne légitiment plus le réel. La société ne partage plus une conception commune du bien et du mal, la philosophie du soupçon a progressivement gagné du terrain et a fait prendre conscience de la nature problématique de la légiti-mité des institutions et des nonnes. Le pluralisme secrète des pensées irré-conciliables entre elles; si bien que la culture démocratique ne peut être jus-tifiée par une doctrine particulière. Il est dès lors loisible de se demander si le pluralisme des valeurs renvoie à un relativisme qui exclut une référence à la justice. Je ne le pense pas, dans la mesure où cette «dynamique de la modemité»3 n'est pas exempte de normes. Si l'on en croit les philosophes

Justice incertaine et pluralisme des valeurs à l'ère démocratique

Luc FERRY et Alain RENAUT, ils caractérisent la modernité à la fois par «une révolte des individus contre la hiérarchie au nom de l'égalité»4 et par la dé-nonciation des traditions au nom de la liberté. Egalité et liberté forment ainsi les valeurs fondamentales de notre société contemporaine. C'est ainsi que la modernité repose sur l'idée d'«auto-institutiom>5, c'est-à-dire sur l'idée que la loi se fonde sur la volonté des individus et non plus sur l'autorité de la tradition. La mutation est de taille. Il s'agit d'un changement radical qui im-plique un nouveau rapport à la loi, un rapport qui s'inscrit dans le registre de l'autonomie, au sens où Paul AMsELEK l'entend, à savoir «le dédouble-ment fonctionnel de la même volonté qui assume à la fois le rôle de pilote ou conducteur et celui de commandant de bord adressant des consignes de route au pilote»6, et non plus dans celui de l'hétéronomie, «c'est-à-dire le partage des rôles de pilote et de commandant entre deux volontés différen-tes»7. Si bien que la légitimité de la norme juridique a cessé de recourir à un référent extérieur à elle; elle doit sans cesse être démontrée et ravivée. Elle se justifie par l'argumentation. Cette dernière remplace la tradition8La nmme juridique est donc traversée par cette dynamique qui consiste à fonder un lien social par delà le pluralisme des valeurs, corollaire de l'égalité et de la liberté. D'où ce besoin de normes que réclame même une société pluraliste.

Jürgen HABERMAS a posé le concept de paradigme procédural du droit9 pour désigner un droit centré sur le citoyen, un citoyen qui participe à la formation de l'opinion et de la volonté: celui-ci ne peut parvenir à des régulations équitables pour son statut privé qu'à la condition de faire un usage approprié de ses droits politiques dans le domaine public. Il doit vouloir participer à la définition de ce qui est public, pour interpréter et évaluer ses propres besoins, avant que législateurs et juges puissent savoir ce que signifie dans chaque cas traiter également ce qui est semblable. Cette participation du citoyen à la détetmination du bien public est une conséquence de l'égale distribution des libertés pour chacun.

Luc FERRY et Alain RENAUT, «L'éthique et le droit à l'âge démocratique», p. 15, in Ethique et droit à 1 'âge démocratique, Actes du colloque de mai 1990, Cahier de philosophie politique et juridique, n° 18, Centre de philosophie politique et juridique de l'université de Caen, 1990.

4 FERRY et RENAUT, Ethique et droit (n.3), p. 14.

FERRY et RENAUT, Ethique et droit (n.3), p. 15.

6 Paul AMsELEK, Science et déterminisme, éthique et liberté: essai sur une fausse antinomie, Paris, PUF, 1988, p. 118.

7 AMsELEK, Science et déterminisme (n.6), p. 118.

FERRY et RENAUT, Ethique et droit (n. 3), p. 17.

9 Jürgen HABERMAs, Droit et démocratie entre faits et normes, Paris, Gallimard, trad. Fran-çaise, 1997, p. 466.

Dominique MANAÏ

En d'autres termes, le bien de l'individu au sein de sa communauté et la justice de la collectivité ne sont ni à opposer ni à mettre en concurrence. La justice ne se détermine pas contre le bien individuel, mais au plix d'un effort d'abstraction, intégrant ainsi le particulier dans l'universel. Le paradigme procédural du droit ne découle pas d'un idéal de la société, ni d'une vision déte1minée de la vie bonne, ni même d'une option politique déterminée. Il est formel et procédural, dans la mesure où il se «contente de désigner les conditions nécessaires dans lesquelles il est possible aux sujets du droit de s'entendre, dans leur rôle de citoyens, sur les problèmes qui sont les leurs et sur les solutions qu'il convient d'y apporter... le paradigme procédural du droit est lié à une attente autoréférentielle, celle de ne pas caractériser uniquement la vision qu'ont d'elles-mêmes les élites qui opèrent avec le droit en tant qu'ex-perts, mais également la vision qu'ont d'eux-mêmes tous les intéressés»10

Cette conception procédurale du droit m'amène à poursuivre mon enquête et à me demander quels sont les contours de la justice? Devient-elle à son tour purement procédurale et vide de toute substance?

De même que la société pluraliste se donne un droit auto-institué quipos-tule la pmticipation des citoyens dans la détermination du bien public, elle doit se doter d'une justice qui ne recourt pas à un référent extérieur à elle.

Mais alors la justice n'est-elle qu'un concept vide, de nature purement procédurale? Et si tel était le cas, ne perdrait-elle pas sa qualification de justice?

N'oublions pas que dans une société fondée sur les valeurs d'égalité et de liberté, le souci de justice se trouve propulsé au cœur de la tension sui-vante: d'une part, codifier des pratiques et réguler les rapports sociaux et d'autre part, reconnaître les particularismes dans leur singularité. Le plura-lisme des valeurs de notre société rend ainsi difficile à atteindre l'équilibre que postule la justice pour assurer la cohésion sociale. Se pose alors inéluc-tablement la question de savoir si le pluralisme, qui certes ne nous conduit pas à renoncer au souci de justice, nous incite alors à le réduire à une exi-gence minimale, à un simple refus de l'arbitraire?

Cette difficulté à cerner la justice à 1' ère du pluralisme a amené plusieurs philosophes contemporains à se préoccuper de sa place dans une société de plus en plus multiculturelle11C'est en ces termes qu'Alain BADIOU formule cette quête de justice qui devient, dès lors, de plus en plus difficile: «Ce dont

10 HABERMAS, Droit et démocratie (n.9), p. 474.

11 Le thème de la justice est central dans la philosophie contemporaine: par exemple, John

RAWLS Théorie de la justice, trad. Française, Paris, Seuil, 1987; du même auteur Justice et démocratie, trad.fi'ançaise, Paris, Seuil, 1993; Michael W ALZER, Sphères de justice, une dé-fense du pluralisme et de l'égalité, trad. Française, Paris, Seuil, 1997; W. KYMLICKA, Les