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La justice dissimulée : Marnie ou l’occultation du juridique par la mère

Dans le document LA FAMILLE, LE DROIT ET LE CINEMA. (Page 161-164)

Dans Marnie, dans un désir de protection de sa fille, Bernice, prostituée à ses heures, a endossé le crime du marin, son client occasionnel, pour protéger la petite fille qu’était alors Marnie. Ajoutons que Bernice, en mère sacrificielle, n’aurait jamais avoué qui était la véritable auteure du meurtre si Mark, le mari de Marnie, ne s’était emparé de l’affaire en tentant de retrouver les minutes du procès. Conscient que l'énoncé de la loi pourrait être connu de tous, que son accessibilité était de l’ordre du possible, Mark s’est présenté à sa belle-mère Bernice, avec les attendus du jugement. De fait, pour Mark, seul le jugement rendu constituait un appui tangible permettant de contrer la nocivité des secrets de famille. Pour cet homme, le droit, à ce moment du film, aurait dû faire figure de fil à plomb, il aurait dû permettre d’aller plus droit, or, de façon aristotélicienne558, la ligne droite qu’il pensait tracer de façon irréfragable allait se courber. En effet, croyant confondre cette mère qui lui semble néfaste, Mark a mis en évidence l’abnégation maternelle ; si Bernice a bien dissimulé à sa fille le jugement rendu, jugement la disculpant elle, mais accablant l’enfant qui aurait asséné seule des coups de tisonnier au marin perçu comme menaçant – c’est uniquement dans un désir de protection.

Pour Aristote, à travers la métaphore de la règle de plomb, flexible mais épousant la forme de la pierre dans l’architecture à Lesbos, se dit la nécessité pour la règle de n’être pas trop rigide. Pour le philosophe grec, il est nécessaire de courber le droit sur le cas afin de rencontrer l’équité ; l’équitable n’étant en effet qu’un correctif de la loi, là où elle se montre insuffisante en raison de son caractère général. Dans Marnie, l’épisode de

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Baltimore, lieu de la mère de Marnie, montre que si le jugement rendu apporte des éclaircissements nécessaires pour autant tout ne peut être réglé par la loi. Une herméneutique s’impose !

Cette conclusion, le cinéaste va la donner à voir à l’écran, par le jeu sur le déplacement des lignes. Puisque le cinéma est monstration à travers une mise en espace, l’espace qui incorpore cette famille monoparentale va révéler les symptômes familiaux, symptômes suggérés par les ombres, les jeux de lumière, les lignes droites qui deviendront courbes à l’exemple de la fameuse règle de plomb aristotélicienne. De fait, les courbes abondent dans ce film, rampes d’escalier, hublots, lavabos. De la même façon que ce film se développe sous le signe du M de modification, puisque Marnie modifie ses identités à l’infini, ne gardant dans chaque nouveau prénom que la lettre M, l’octogonal des lignes ne cesse de s’incurver comme si le droit n’avait plus droit de cité. Toutefois, de façon oblique mais non explicite, le film ne manque pas de suggérer que le silence maternel, en maintenant un non-dit, priverait Marnie de sa capacité d’émancipation à l’égard du passé douloureux. Dépossédée d’une partie de son histoire par une mère opiniâtrement silencieuse, incapable de rencontrer seule ses symptômes, effrayée par le sang qu’elle aurait fait verser, mais dont elle n’a pas le souvenir, Marnie serait restée à jamais paralysée par la couleur rouge, si son mari n’avait forcé les choses à l’aide du juridique. À ce titre, les phobies de la jeune femme médusée à la vue de taches rouges symboliseraient à l’écran l’aveuglement suscité par cette mère confortant sa fille dans le refus de se confronter au réel, or ce dernier fera systématiquement tâche pour Marnie. De surcroît, et en dépit du sacrifice consenti, Bernice n’entretient pas avec sa fille des rapports particulièrement tendres et affectueux ; bien au contraire, il semblerait qu’elle en veuille toujours à Marnie d’avoir modifié sa destinée à jamais, en commettant l’irréparable. Symboliquement la blessure de sa jambe atteste un choc résiduel qui ne cesse de faire retour, signalant l’écart entre imputabilité et responsabilité. Si le crime du marin est bien imputable à Marnie, la mère se sentait-elle, selon la théorie du transfert de culpabilité, responsable puis coupable de cette tragédie ? Aussi, quand Marnie s’approche trop de cette mère ombrageuse, la mise à l’écart s’effectue à partir de la parole suivante : « Marnie, fais attention à ma jambe559 ». En outre, à chacune des visites de sa fille et bien que couverte de cadeaux par cette dernière, Bernice semble maussade, irritable et ombrageuse, préférant Jessie l’enfant qui n’est pas à elle mais qui ressemble à Marnie,

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comme si l’enfant de substitution était préférable à l’enfant de sa chair. Chaque fois, la jeune femme se sent offusquée par la présence de Jessie, cette enfant adoptée par Bernice vers qui vont les égards et les attentions dont elle n’a jamais bénéficié dans son enfance. Jessie fait donc figure d’intruse, de tiers indésirable entre sa mère et elle, rendant à tout jamais l’entente impossible entre les deux femmes.

En bref, dans cette famille monoparentale liant une mère à sa fille, une logique aveugle semblerait l’emporter sur la logique juridique reposant sur l’exposition, la connaissance des faits, leur imputabilité. Bien que la justice ait fait œuvre de justice, en établissant la vérité, en énonçant les responsabilités, ce qui devrait permettre à terme une reconstruction des personnes concernées, le juridique est dans un premier temps rejeté par Bernice au profit d’une logique de l’évitement. Bernice repousse et éloigne toutes les questions, y compris celles de Marnie qu’elle perçoit comme indésirables. En revanche Mark, dans son désir de comprendre le comportement erratique de sa femme, et parce qu’il a la certitude qu’il s’enracine dans un passé douloureux, aura recours à ce qui ressort de la loi, tout d’abord aux services d’un détective, puis plus spécifiquement au juridique, par la lecture et l’analyse du jugement rendu après l’assassinat du marin par Marnie. En somme, bien des années après, à l’occasion d’un second décryptage entrepris par Mark, la seule référence pacifiante sera d’ordre juridique. La lecture des conclusions du rapport judiciaire sera le seul moyen d’accéder à un passé volontairement enfoui. En établissant la vérité, la justice rend seule possible une reconstruction de la jeune femme qui en quête de l’amour de sa mère, relit dans le silence de Bernice la preuve de son immense affection. Aussi dans

Marnie la famille fait-elle figure de médiation imparfaite, car elle ne donne pas à Marnie

la possibilité d’effectuer le difficile passage de la filiation à l’alliance, tant ses repères restent endogames. Bloquée sur le seuil de la maison maternelle, Marnie se caractérise par une incapacité constitutive à quitter l’entre-deux séparant la fille de l’amoureuse. En revanche, la justice revisitée dans ces conclusions, à différents moments du récit a une fonction référentielle, réparatrice et apaisante et apparaît de ce fait comme une médiation bien moins imparfaite que l’institution familiale. Du reste, en alliant famille et spatialité, Hitchcock ne donne-t-il pas à entendre que le juridique est seul à permettre à la famille de quitter les espaces labyrinthiques des blessures d’enfance et les ombres noires de nos identités ?

Les imperfections sont tellement visibles dans la famille hitchcockienne que le personnage réel, en l’occurence Marnie, est constamment concurrencé par un être idéalisé ; aussi,

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Jessie est-elle perçue comme l’enfant rêvé par Bernice. Chez le cinéaste, parce que le réel familial apparaît frappé d’une certaine pesanteur, un être doué d’irréel est convoqué ; ainsi en va-t-il de l’oncle Charlie devenu mythique puisque très absent.

Dans le document LA FAMILLE, LE DROIT ET LE CINEMA. (Page 161-164)

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