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Françoise BARBÉ-PETIT Docteur en philosophie

Dans le document LA FAMILLE, LE DROIT ET LE CINEMA. (Page 158-161)

Maître de conférences à l’Université Pierre et Marie Curie Sorbonne Universités Histoire et dynamique des espaces anglophones : du réel au virtuel (HDEA, EA 4086)

Le cinéma hitchcockien, parce qu’il joue sur les affects, a inscrit la famille dans nombre de films, Murder543, Shadow of a Doubt544, Notorious545, The Wrong Man546, Psycho547, Marnie548, car la famille, en effet, est bien le lieu des premiers émois. Mais

avec un sens aigu des renversements, le cinéaste ne manque pas de rappeler que si la famille est ce qui nous est le plus familier, le plus proche, le plus connu, elle est aussi ce qui dégage de l'effrayant. Nous pourrions presque affirmer qu’en son sein advient, selon le terme freudien, de l’Unheimlich, c’est-à-dire de « l’inquiétant familier », aussi le crime rôde-t-il au sein des familles revisitées par Hitchcock.

En outre, conscient de la complexité de la réalité, le cinéaste ne montre pas une famille unique et paradigmatique, mais une suite contrastive de familles, celles métaphoriques d’abord concernant la grande famille des comédiens dans Murder, puis celles concernant des communautés, celles des ecclésiastiques dans I confess549, enfin celles à propos desquelles l’expression vie familiale prend tout son sens puisque des liens de parenté rassemblent des personnes portant un même nom sous un toit commun. Ainsi en est-il avec Shadow of a Doubt ou The Wrong Man, films dans lesquels la vie matérielle

542 Paul RICOEUR, Finitude et culpabilité, Aubier, 1988. Selon Ricoeur, la disproportion constitutive de l’homme, ayant à se situer entre un pôle d’infinitude et un pôle de finitude, entraîne à la fois faillibilité et fragilité. L’écart entre le fini et l’infini appelant à la mise en œuvre d’une logique des médiations imparfaites, Ricoeur insiste sur la fragilité du terme médian, considéré ainsi comme le lieu emblématique de la faillibilité humaine. En ce sens, la justice pourrait n’être alors qu’une médiation insatisfaisante, transitoire, améliorable, entre prédateurs et victimes. Dans les films qui concernent la justice, inspirée par cet idéal que serait le juste, consisterait à trouver une médiation entre les torts subis par chacune des victimes et les réparations à obtenir. Ainsi dans Marnie, suite aux vols répétés de sa femme, Mark envisage une suite possible de réparations à offrir aux chefs d’entreprise dont le coffre a été visité.

543 Alfred HITCHCOCK, Murder/Meurtre (États-Unis, 1930).

544 Alfred HITCHCOCK, Shadow of a Doubt/L’Ombre d’un doute (États-Unis, 1943). 545 Alfred HITCHCOCK, Notorious/Les Enchaînés (États-Unis, 1946).

546 Alfred HITCHCOCK, The Wrong Man/Le Faux coupable (États-Unis ,1957). 547 Alfred HITCHCOCK, Psycho/Psychose (États-Unis, 1960).

548 Alfred HITCHCOCK, Marnie/Pas de printemps pour Marnie (États-Unis, 1964). 549 Alfred HITCHCOCK, I Confess/La Loi du silence (États-Unis, 1952).

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s’organise afin de protéger et de favoriser le développement des membres de la famille à travers un quotidien partagé. En son sein, des retrouvailles, des transmissions et des échanges ont bien lieu, enfin à partir de ce vécu commun émergeront aussi des souvenirs dits de famille.

Qu’ils s’agissent des comédiens, des ecclésiastiques ou des membres d’une famille ordinaire, ils se ressemblent tous puisqu’ils sont également liés par une obligation de solidarité morale, des droits et des devoirs étant intrinsèquement attachés à la notion de parenté, qu’elle soit proche, lointaine ou artificielle. Si les familles hitchcockiennes sont variées, il serait toutefois anachronique de dire que le cinéaste a une vision évolutive de la famille. Ses films déploient plutôt une succession de prototypes pour en démontrer l’invivable et l’odieux et c’est à ce titre que la famille rencontre le droit puisqu’en son sein certains droits sont bafoués.

Il y aurait ainsi la famille mono-parentale de Marnie élevée par sa seule mère Bernice, celles avec enfants dans Shadow of a Doubt et The Wrong Man, celles dont les couples sont sans descendants comme dans The Paradine case550, celles finalement dominées par des spectres qui hanteront à jamais leur filiation, comme dans Notorious où Alicia devra se reconstruire à partir du procès d’un père nazi, jugé et condamné pour atrocités commises. L’être hitchcockien, parce qu’il est imputable551, est ainsi fréquemment soumis aux jugements de la police puis à ceux des cours de justice552.

En conséquence, familles et justice sont liées, mais si les institutions juridiques sont censées protéger les familles et faire valoir les droits de chacun de leurs membres en particulier, il semblerait que certains films du maître veuillent démontrer le contraire. Dans The Wrong Man, Manny, l’homme accusé à tort, sera accablé par l’engrenage policier puis judiciaire et sa femme Rose en perdra sa santé mentale. Est-ce à dire que les institutions seraient, elles aussi, marquées du sceau de l’inquiétant familier ? Dans son combat pour recouvrer sa dignité, l’individu est-il à jamais seul, sans protection, comme le

550 Alfred HITCHCOCK, The Paradine Case/Le procès Paradine (États-Unis, 1947).

551 Nous empruntons à nouveau à Paul Ricœur la notion d’imputabilité décrite dans La mémoire, l’histoire,

l’oubli, Seuil, 2000, p 162. Selon lui l’« homme capable peut parler, agir, raconter, s’imputer à lui-même la responsabilité de ses actions. » Au sens objectif, poser un jugement d’imputation revient à remonter d’un fait vers son origine matérielle en suivant la chaîne de la causalité. Il s’agit de l’attribution assez mécanique d’un acte à un agent ; toutefois l’imputabilité n’est pas synonyme de responsabilité. L’être hitchcockien est un sujet imputable, est-il pour autant toujours responsable ?

552 ARISTOTE, L’Éthique à Nicomaque, livre v. Nous reprendrons au philosophe grec l’idée selon laquelle le juste est cet aspect du bon relatif à autrui, à l’inverse, l’injuste ferait référence à un tort fait à autrui. En ce sens, est injuste celui qui viole la loi ou qui prend plus que son dû, ou encore celui qui manque au principe d’égalité.

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célèbre Roger Thornhill confondu à tort avec un certain Kaplan, dans North By North

West553? Face à des institutions désormais à charge plus qu’à décharge, l’humain semble abandonné à son sort. Quant à la famille, ne se situe-t-elle pas, elle aussi, du côté des institutions néfastes puisqu’elle n’apporte que peu de soutien au héros esseulé ? Toujours dans North By North West, Roger Thornhill, poursuivi sans relâche par un gang mafieux, ne peut en aucun cas compter sur sa mère accusatrice, incrédule et défiante à son égard. Que faire alors si ni la famille, ni la police, ni la justice ne viennent porter secours et défendre les droits de chacun ? Ces trois institutions ne pourraient-elles pas alors être subsumées sous une notion inspirée par Paul Ricoeur, celles de « médiations imparfaites554 » ? Mais dans ce cas, quelle serait la médiation la moins imparfaite de toutes ? Dans Murder, Sir John, incarnation possible des idées d’Alfred Hitchcock, trouverait du côté de l’art une médiation acceptable, puisque l’art seul permet, en faisant rejouer les scènes de meurtre, d’obtenir des coupables la reconnaissance de leurs crimes. Faut-il alors comprendre que, pour Hitchcock, la justice devrait s’inspirer du théâtre et du drame pour favoriser l’émergence de la vérité, évitant en cela l’incarcération de faux coupables ?

C’est à ces questions que nous nous efforcerons de répondre, en gardant présent à l’esprit qu’en homme fasciné par le théâtre, Hitchcock n’a jamais manqué de faire intervenir, à des fins cinématographiques, la théâtralité du judiciaire dans le théâtre familial.

La famille est d’essence théâtrale car le symbolique en elle est affaire de représentations, de mises en scène, de dires hauts et forts, d’échanges de paroles à valeur performative : « ils sont mari et femme555, mon fils, tu seras mon héritier556. » Comme le rappelle à juste titre Carole Desbarat557, le registre de la famille n’est pas de l’ordre du naturel ; d’ailleurs, n’appelle-t-on pas précisément enfant naturel l’enfant né hors mariage, en marge de la famille ? Une stricte orthodoxie n’impose-t-elle pas, en effet, à la famille de s’originer à

553 Alfred HITCHCOCK, North by Northwest/ La mort aux trousses, États-Unis, 1959.

554 Paul RICOEUR, De l'interprétation. Essai sur Sigmund Freud, Le Seuil, 1965, p. 51. Lire également Yasuhiko SUGIMURA, « L'homme médiation imparfaite, De L'homme faillible à l’herméneutique du soi », p. 195-196 in Hendrik Johan ADRIAANSE, Paul RICOEUR, Jean GREISCH Dir., Paul Ricoeur : L'herméneutique à l'école de la phénoménologie, Beauchesne éditeur, 1995.

555 “The 1789 Book of Common Prayer in French”, Le Livre de Prières Publiques, in justus.anglican.org/resources/.../Fr1789_Marriage.htm

556 Bible, Genèse 15.

557 Carole DESBARATS (Dir.), Derrière la Porte, t. 1 : Les secrets de famille, au cinéma, St Sulpice-sur- Loire, ACOR, 2001.

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partir d’un mariage, fut-il civil ou religieux, afin de former ensuite un cadre à partir duquel naîtraient des enfants dits légitimes ?

C’est parce que la famille n’est pas du côté du spontané, du naturel, de l’immédiat, de la transparence qu’elle suscite autant de secrets, de mensonges et de faux semblants, comme si, pour se maintenir, la famille croyait bon de pratiquer les rétentions, les feintes et les non-dits. L’univers hitchcockien ne manque pas d’exhiber à son tour l’artificialité du familial, en montrant qu’il repose sur le maintien d’un faire croire et d’un faire semblant.

Dans le document LA FAMILLE, LE DROIT ET LE CINEMA. (Page 158-161)

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