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La faute et le rachat de la fille-mère

Dans le document LA FAMILLE, LE DROIT ET LE CINEMA. (Page 30-37)

Les circonstances atténuantes

Afin de minimiser la culpabilité des parents du bâtard, le cinéma prévoit des circonstances atténuantes lors de la conception de l’enfant. Dans Face à l’ennemi, le Colonel Carrington est adultère. Or, sa femme l’est également. Ce qui va différencier les époux sera leur comportement lors de leur infidélité. Si l’épouse est montrée en

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compagnie de ses amants avant même qu’il y ait une rencontre amoureuse, le Colonel se comporte en homme marié fidèle lorsqu’il se sépare de sa femme. Arrivé à la montagne, il construit, avec Maraine Dearsley, une amitié plus forte que les liens conjugaux. Les balades et les retrouvailles ne sont en aucun cas présentées comme des rendez-vous galants. Pendant l’escalade d’un sommet dangereux, le guide, le Colonel et Maraine tombent tous trois dans le vide. Maraine étant ensevelie sous la neige et ramenée inanimée à la station, le Colonel Carrington s’empresse alors de la déshabiller et de la frictionner. Lorsque Maraine reprend conscience, nue, les soupçons de viol sont rapidement écartés. Ainsi les relations sexuelles qui s’ensuivent apparaissent-elles comme un acte de reconnaissance plutôt que de luxure. Maraine n’est en aucun cas jugée coupable d’avoir eu une relation avant le mariage : même si elle élève seule son enfant, elle ne semble pas avoir été rejetée par le Colonel ou la société, puisqu’elle parvient à faire croire que le père de son fils est mort jusqu’au jour où Dearsley souhaite se marier. Par ailleurs, le Colonel est systématiquement présenté comme un homme respectable, ce qui fait de lui une victime de son mariage plutôt qu’un vil séducteur.

La jeune fille abusée

Pour rendre compte de l’innocence accordée à la jeune fille dans la conception illégitime de l’enfant, le cas de séduction et de tromperie volontaire par un homme pervers relativise le consentement ainsi obtenu. Par exemple, le simulacre de mariage organisé par un séducteur pour arriver à ses fins apparaît comme une circonstance exceptionnelle où l’homme serait plus coupable que la jeune fille : bien que la mise en scène du mariage soit grossière, elle implique la présence d’un complice déguisé en prêtre, de témoins et l’utilisation d’alliances. Ainsi, le comportement du séducteur serait sacrilège parce qu’il détourne les rituels religieux de leur fonction. C’est la solution que trouve David W. Griffith dans À travers l’orage. Lennox Sanderson, homme riche dont les cartons précisent qu’il a « trois spécialités », à savoir « les femmes, les femmes, les femmes », insiste auprès d’Anna Moore pour que leur relation soit secrète, sa famille risquant de s’y opposer. Sa stratégie consiste à emmener la jeune fille chez lui sous prétexte de la présenter à une tante imaginaire, puis, après le faux mariage, dans une suite matrimoniale. Les cartons dénonçant sa luxure et sa malhonnêteté, les raccords-regard sur la poitrine et les jambes d’Anna, ainsi que la fréquentation par Lennox de cabarets et de plusieurs prostituées indiquent clairement qu’il est malintentionné, qu’il est fier d’abuser des

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femmes innocentes et qu’il n’éprouve aucun sentiment de culpabilité. Lorsqu’il croise Anna chez ses voisins, les Bartlett, il lui demande même de quitter les lieux sous menace de révéler qu’elle a eu un bébé sans être mariée. Au contraire, Anna Moore est une jeune fille naïve, d’une grande pureté morale, qui ne peut pas concevoir de mensonge et se plaît à imaginer sa vie de femme mariée. Son carnet, dans lequel elle décline son identité de jeune fille devenue femme mariée, atteste de son innocence et de sa volonté de suivre les règles traditionnelles, sociales et religieuses du mariage.

Après le décès de son enfant, Anna, forcée de quitter Gethsmane, propose ses services à des fermiers, la famille Bartlett. Si le père, Squire Bartlett, « un vieux puritain rigide », a « sa propre conception des Écritures et particulièrement du « TU NE FERAS POINT… » » et ne veut pas s’encombrer d’une inconnue, la Mère Bartlett, « dont l’âme est aussi douce que sa Bible bien-aimée », prend pitié d’Anna et convainc son mari de la prendre à l’essai. Bien que les Bartlett soient une famille unie, le père autorise le mariage entre son fils et sa nièce sans même savoir que ces derniers sont amis mais ne s’aiment pas. Lorsque Martha Perkins, dont le carton de présentation précise que « personne n’a besoin d’un journal quand elle est dans les environs », révèle qu’Anna a eu un bébé sans père, sous le pseudonyme d’Anna Lennox, aucun rapprochement n’est fait avec Lennox Sanderson et c’est encore madame Bartlett qui convainc son mari de vérifier ses sources auprès de Maria Poole à Belden. Le rejet d’Anna par le fermier Bartlett est d’autant plus violent qu’il a lieu lors d’un repas familial en présence de témoins dont la nièce de Bartlett et le professeur, ainsi que Lennox Sanderson, exempt de tout soupçon malgré son comportement envers les femmes. L’humiliation d’Anna commence par le refus de toucher tout ce qu’elle aurait touché ou pourrait toucher, à savoir le manteau de Squire Bartlett et le repas qu’elle a préparé. La seule défense d’Anna provient du fils, David Bartlett, mais elle n’est motivée que par la conviction que l’accusation est un mensonge. Ainsi, Anna se retrouve seule contre tous, n’ayant que son courage et sa colère pour retourner l’accusation contre Lennox. Son comportement est en contrepoint de celui de ses accusateurs : son mouvement initial dans la salle à manger est interrompu à plusieurs reprises par les sursauts de Bartlett, avant de se transformer en mouvement de colère en réponse au geste désormais figé de Bartlett qui lui ordonne de quitter les lieux. Si Anna n’a qu’un accusateur, Bartlett, le doigt tendu vers elle, les trois convives soutiennent son rejet par leur attitude passive et montrent leur indignation en se levant brusquement de leur chaise lorsque le fils se jette sur son père.

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Dans le même cas de jeune fille abusée, Journal d’une jeune fille perdue présente Thymiane, qui obéit à son éducation religieuse et commence par contrôler ses instincts, avant d’accepter un rendez-vous avec Meinert. Si la censure a imposé le plan du baiser suivi de celui de Thymiane berçant son bébé, le montage original atteste que les relations sexuelles entre la jeune fille et Meinert relèvent davantage du viol. En effet, Thymiane succombe aux caresses et s’évanouit dans les bras de Meinert pendant le rendez-vous. Celui-ci en profite donc pour la porter jusqu’au lit. Tandis que Thymiane est toujours inconsciente, ses pieds heurtent un verre de vin rouge qui se renverse sur les draps. La grossesse et l’accouchement apparaissent ainsi comme une conséquence d’un viol. Elle est la victime d’un homme libidineux plus âgé et bénéficiant de l’immunité sociale et judiciaire. Henning souhaite même que Meinert épouse Thymiane, mais celui-ci refuse, sous prétexte que la dot n’est pas suffisante.

Que ce soit dans À travers l’orage ou Journal d’une jeune fille perdue, la jeune fille est systématiquement mise en opposition avec les protagonistes qui se permettent de la juger : les cartons, le contraste entre le noir et le blanc et le mouvement sont des dispositifs cinématographiques qui explicitent le point de vue et les valeurs du cinéaste. Ainsi, la figure de l’innocente apparaît-elle régulièrement dans des vêtements blancs fins et immaculés, dans un mouvement perpétuel à l’intérieur du cadre. Au contraire, les juges portent des vêtements noirs et austères, qui n’exposent que leurs mains et leur visage, et n’effectuent quasiment aucun mouvement si ce n’est dans des gestes d’agression motivée par la colère envers l’innocente. De cette manière, l’apparition physique de chaque personnage traduit ses principes : la fille-mère, dotée d’une âme pure et candide, ignore tout des mauvaises intentions et suit un mouvement éperdu de fuite comme une bête traquée, tandis que ses bourreaux suivent des principes rigides, font preuve de dureté et d’inertie jusqu’à la perte de leur humanité. Dans chacun des deux films, le séducteur est un être de luxure qui n’est intéressé que par la chair féminine : Lennox Sanderson assiste à des danses lascives de prostituées et Meinert possède une collection d’images à caractère pornographique. Leurs mouvements dans le cadre sont réduits à des gestes de manipulation, et le montage insiste sur leur luxure. Dans À travers l’orage, le gros plan de la main de Lennox enclenchant un tourne-disques pour attiser la curiosité d’Anna Moore traduit sa mauvaise intention d’entrer en relation physique avec Anna. Dans Journal d’une

fille perdue, le bras de Meinert empêchant la fuite de Thymiane signale qu’il souhaite lui

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Dans The Goose Woman, la figure de la fille-mère est plus complexe, puisqu’elle est seulement suggérée par l’absence du père et les propos des journaux à propos de la grossesse de Marie de Nardi. Par ailleurs, l’assassin reconnaît qu’il a tué un homme parce que ce dernier abusait des jeunes femmes auxquelles il promettait une carrière musicale professionnelle. Or, c’est justement ce que Marie de Nardi a subi. Ainsi, l’homme assassiné pourrait être le père de son enfant. Par ailleurs, les plans d’ouverture du film sur les coupures de presse concernant le rejet de Marie de Nardi, alors qu’elle était au sommet de sa carrière de cantatrice et la transformation évidente en « the Goose woman » laissent supposer que la grossesse n’était sinon pas volontaire, du moins que Marie de Nardi n’était pas coupable lors de la conception de l’enfant.

La coupable

Dans le contexte social, la fille-mère est accusée d’être une mauvaise fille et une mère indigne. Or, dans notre corpus, il s’agit de bonnes mères. Pourtant, elles sont exclues sous prétexte que leur faute – accoucher sans porter d’alliance matrimoniale – va retomber sur leur enfant. Les films interrogent l’alliance des deux mots : la fille, traitée de prostituée, et la mère, femme pure qui se dévoue à son enfant.

L’adaptation d’Oliver Twist est significative parce que la lanterne magique et les projections d’images animées ont été très productives dans les adaptations des romans et des nouvelles de Charles Dickens. Le roman Oliver Twist commence par la naissance d’un bâtard dans un asile. Le chirurgien et l’infirmière constatent que la mère ne porte pas d’alliance, ce qui fait d’elle une pécheresse, d’autant plus que l’orphelin grandit dans une institution religieuse où il sera « méprisé par tous, et pris en pitié par personne » parce qu’il n’a pas de famille. Le rejet social et familial de la mère se traduit par la longue errance de celle-ci jusqu’à épuisement : ses chaussures sont en miettes, personne ne sait où elle allait, personne ne sait d’où elle vient et elle a été trouvée inanimée dans la rue. De plus, la couverture autour d’Oliver Twist ne permet pas de savoir si l’enfant est celui d’un noble ou celui d’un mendiant. Si le film de Frank Lloyd s’attarde peu sur la fille-mère, le plan d’ensemble laisse clairement deviner que celle-ci ne porte pas d’alliance. De plus, la jeune femme n’a pas d’identité et le bébé est laissé au dépôt de mendicité, ce qui dénote le fait qu’il s’agit d’une fille-mère bannie dont personne ne connaît les origines.

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Selon les responsables du dépôt de mendicité et selon Noah, le collègue d’Oliver, la jeune femme s’est livrée à la débauche avant même d’être mariée, a désobéi à ses parents, a été, à juste titre, reniée par sa famille légale, et aurait dû être pendue si elle n’était décédée après son accouchement. Sa mort et sa perte d’identité font donc partie de sa punition, puisqu’elle est déshonorée. Or, aucun élément filmique ne permet de porter un jugement sur elle. Au contraire, ceux qui l’insultent sont des tortionnaires qui s’en prennent aux plus faibles. Afin d’ajouter au malheur de cette fille-mère, le bâtard naît dans le secret et le bijou lui permettant d’être identifié est volé et caché. De cette manière, Oliver doit être élevé au sein d’une institution religieuse sévère, qui ne permet pas aux enfants de jouir de l’amour familial. C’est donc un enfant sans famille dont le nom lui est attribué au hasard, selon l’ordre dans lequel les orphelins sont recueillis : Oliver Twist est recueilli après Jonathan Swubble. Toutefois, parce qu’il grandit avec une éducation religieuse, Oliver Twist entretient une vision sacralisée de la famille. En effet, bien que sa mère soit morte en couches, il ne supporte pas qu’un reproche lui soit adressé.

Que ce soit dans Oliver Twist ou dans À travers l’orage, la culpabilité de la fille-mère correspond à l’accusation que des personnages autoritaires portent contre toute femme qui a un bébé sans avoir de mari, tandis qu’aucun élément filmique ne discrédite la fille-mère. Les accusateurs sont même, pour la plupart d’entre eux, des célibataires sans enfant : ce sont des ecclésiastiques ou des croyants extrémistes qui s’arrogent le droit de porter un jugement sur la maternité et la respectabilité des femmes alors même qu’ils refusent le mariage et la filiation. Seul Squire Bartlett, dans À travers l’orage, est un père aimant, mais il est le seul accusateur à remettre son jugement en question : il demande publiquement à Anna de lui pardonner et lui donne l’autorisation de se marier avec son fils. En ce sens, Squire Bartlett confesse qu’il a injustement accusé Anna. Par ailleurs, À

travers l’orage fait intervenir des alertes pour protéger Anna du danger qui l’entoure :

l’alliance tombe par terre pendant le simulacre de mariage, un carton déplore la consommation de la lune de miel, Mother Bartlett exige que son mari obtienne une preuve avant de renvoyer Anna, les villageois interrompent la dénonciation d’Anna par Martha Perkins en venant danser dans le salon des Bartlett, et David encourage Anna à se défendre.

Dans les deux films, les personnages qui soutiennent que la fille-mère est coupable ne partagent pas la conception du mariage qu’ils imposent aux femmes. Ceux-ci se

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caractérisent soit par leur luxure, soit par leur dégoût de la sexualité. Parmi eux, Lennox Sanderson explique à Anna que, pour lui, « le mariage aurait signifié la perte de tout » : son excès de sexualité et sa lâcheté en font un homme infâme. Les raccords-regards de Lennox sur le décolleté ou les jambes d’Anna, et ses assiduités auprès de Kate illustrent son obsession. À son opposé, le club des couturières, dont Maria Poole et Martha Perkins font partie, rejette toute relation avec un homme. Même si Martha finit par se résigner, elle se moque publiquement de l’amour que lui porte Seth Holcomb. Par ailleurs, elle se marie en même temps que les jeunes filles Anna et Kate, alors qu’elle fait partie de la génération précédente : troisième mariage du triptyque, présenté sous forme de trois plans rapprochés, son couple est donc grotesque. Dans Oliver Twist, le dépôt de mendicité est régi par des ecclésiastiques hypocrites, en ce sens qu’ils prônent le mariage, font vœu de chasteté et entretiennent des relations amoureuses entre eux. Quant à l’employeur d’Oliver, il est célibataire et n’a pas d’enfant : après avoir employé Oliver pour recevoir de l’argent du dépôt de mendicité, il le renvoie pour avoir voulu défendre l’honneur de sa mère.

The Goose woman est probablement le film de notre corpus qui illustre le mieux la

distinction entre la mère coupable et la mère aimante, puisque Marie de Nardi perd sa réputation auprès de ses admirateurs à la naissance de son fils et récupère son prestige par une transformation physique. « The Goose woman » n’est pas seulement la personne la plus méprisée de son village, elle est aussi la fille-mère telle qu’elle est perçue en public : haineuse envers son enfant, alcoolique, sale, revêche, affabulatrice, sans identité et vivant dans la boue. Lorsqu’elle est reconnue par le policier et se prépare à paraître au tribunal, elle se débarrasse de son infamie en même temps que de sa crasse : de la même manière qu’elle a subi le rejet, elle subit sa toilette. Ainsi, une équipe de professionnels s’occupent d’elle. Baignée, elle laisse une couche de boue dans la baignoire. Pendant la manucure, la terre sous ses ongles est retirée, avant que les ciseaux à ongles ne la blessent. De même, son haleine provoque des sursauts de dégoût. D’abord réticente, Marie de Nardi accepte de plus en plus d’être soignée et habillée, avant de paraître en public : l’enchaînement de plans de soins aboutit à une entrée triomphante devant les autorités civiles, à la suite de quoi Marie de Nardi se nomme et se fait reconnaître. De diva salie par la naissance de son enfant, elle a disparu de la scène pour vivre en recluse dans la crasse avant d’être lavée de la faute qui a causé sa chute artistique. Cette évolution est comparable à celle de Thymiane dans Journal d’une fille perdue : au centre de l’attention lors de ses seize ans,

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elle subit l’infamie avant d’être acceptée dans la haute société après qu’elle a épousé le comte Osdorff.

Dans le document LA FAMILLE, LE DROIT ET LE CINEMA. (Page 30-37)

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