• Aucun résultat trouvé

La graine et le mulet : portrait d’une famille multi-générationnelle en patchwork

Dans le document LA FAMILLE, LE DROIT ET LE CINEMA. (Page 132-138)

Comme West is West, le portrait d’Abdellatif Kechiche d’une famille élargie franco- maghrébine dans La graine et le mulet met également face à face les liens de sang et les liens d’une famille choisie. Ce film a été inspiré par la propre famille du réalisateur,

482 Dans l’état musulman du Pakistan, le mariage polygame est légal pour les hommes même si ce type d’union est de plus en plus considéré comme un tabou social. Depuis quelques décennies, des voix féministes et réformistes dans des pays à majorité musulmane ont mené campagne pour des réformes juridiques, exigeant par exemple qu’une femme donne officiellement sa permission auprès d’un tribunal avant que son mari ne puisse prendre d’autres épouses et limitant le droit du mari à un divorce unilatéral. 483 Le terme « famille choisie » a été introduit par Kath WESTON, Families We Choose: Lesbians, Gay,

Kinship, New York, Columbia University Press 1991, dans le cadre des relations homosexuelles, alors qu’ici nous élargissons son sens, afin d’inclure les structures alternatives de famille fondées sur une filiation choisie et comparable aux filiations post-ethniques de David HOLLINGER, Postethnic America: Beyond Multiculturalism, New York, Basic Books, 2000, fondée sur un consentement plutôt que la descendance (spéc. note 9).

133

souhaitant que ce film soit un hommage à son père. En effet, Abdellatif Kechiche a quitté la Tunisie pour s’installer à Nice lorsqu’il avait six ans. Le récit tourne autour de la famille multi-générationnelle des Beji, originaire de Tunisie, et installée aujourd’hui à Sète. Slimane, un ancien employé de 60 ans des chantiers navals, vient de perdre son emploi et veut ouvrir un restaurant de couscous sur une vielle péniche dont il a fait l’acquisition avec ses indemnités de licenciement. Séparé de sa femme, Souad, Slimane occupe une petite chambre miteuse dans l’hôtel de sa maîtresse, l’Hôtel de l’Orient. Slimane et Souad ont eu plusieurs enfants, mais Slimane se sent plus proche de Rym, la fille adolescente de sa maîtresse, Latifa, qui l’adore, le considère comme son père et le soutient dans la réalisation de son rêve d’un restaurant de couscous sur l’eau.

Le thème central du film est la filiation, un terme qui est employé habituellement pour signifier une ligne de descendance, particulièrement entre la génération des parents et celle de leurs enfants. Comme l’écrit Stéphane Delorme dans Les cahiers du cinéma, le titre du film « La graine et le mulet » constitue le « plus bel hommage à la filiation485 – filiation choisie et non subie486», alors que le critique de cinéma Serge Kaganski analyse le titre comme une affirmation d’hybridité culturelle, « la mixité inévitable et potentiellement féconde entre les deux rives de la Méditerranée, entre couscous et bouillabaisse487 ». En d’autres termes, le couscous, plat symbolique du Maghreb, fonctionne comme un trope d’appartenance et d’hybridité culturelle. De longues séquences autour de la préparation et de la consommation du couscous soulignent son importance symbolique pour maintenir les liens familiaux. La caméra fétichise la nourriture dans une série de gros plans d’assiettes chargées de grains de couscous au safran et de mulet gris. Elle suit la main de Souad, versant la sauce sur des assiettes pleines jusqu’au bord, les fourchettes et les doigts qui amènent la nourriture des assiettes vers les lèvres, et qui scrute même les bouches grandes ouvertes en train de discuter et de rire, révélant les grains de couscous dorés sur des langues charnues, mastiqués par des dents blanches et nacrées ou couronnées d’or. Ces gros plans transmettent une sensualité brute et terrienne qui, associée aux mouvements

485 Le texte original en français a été traduit par l’auteure : « le plus beau des hommages à la filiation – filiation choisie et non subie ». Voir Cristina JOHNSTON, French Minority Cinema, Amsterdam, Rodopi, 2010, p. 89-90, qui traite du concept de filiation dans le discours public et dans le cinéma en France. 486 Stéphane DELORME, « Bateau ivre: La Graine et le mulet d’Abellatif Kechiche », Cahiers du cinéma, décembre 2007, p. 11.

487 Serge KAGANSKI, « La Graine et le mulet d’Abdellatif Kechiche », Les Inrockuptibles, 11 décembre 2007. Le texte original en français a été traduit par l’auteure : « la mixité inévitable et potentiellement féconde entre les deux rives de la Méditerranée, entre couscous et bouillabaisse ».

134

saccadés de la caméra, donnent aux scènes de repas un aspect documentaire et hyperréaliste.

Les deux ingrédients, évoqués dans le titre original en français La Graine et le mulet488, lient la mère Souad à la graine, qu’elle cuisine mieux que quiconque, et le mulet gris à Slimane. Au début du film, Slimane livre du mulet gris à Souad (qui l’accepte avec une remarque dédaigneuse), à Karima (qui le prend comme un dû et le met au congélateur) et enfin à Rym (qui accepte le don de poisson frais avec enthousiasme). Avant tout, La

graine et le mulet symbolise la cohésion familiale qui a survécu malgré la rupture

conjugale. Même si Slimane est absent du grand rassemblement dominical autour du déjeuner préparé par Souad, elle met une portion généreuse de couscous dans un bol, que Majid et Hamid livrent à Slimane dans sa modeste chambre d’hôtel. Là, en présence de ses deux fils, il partage son repas avec Rym, mangeant avec enthousiasme et déclarant sans cesse qu’elle n’a jamais mangé un aussi bon couscous de sa vie. En réalité, le partage du couscous, préparé par Souad avec amour, intègre Rym dans le cercle familial.

Le lien affectif entre les deux personnages est souligné par le cadrage distinctif : si les visages filmés isolément prédominent, Rym et Slimane sont souvent filmés dans des plans où les deux personnages apparaissent ensemble, afin de révéler leur intimité. L'approche documentariste et réaliste d’Abdellatif Kechiche se focalise sur la minutie de la vie quotidienne, sur des personnages à table, parlant la bouche pleine, riant et se disputant en se lançant des regards éloquents. Le film déborde de plans serrés sur les visages, généralement juste un visage ou une partie de visage, arrangés dans une série de séquences rapides en champ-contre-champ qui capturent les petits gestes et les expressions faciales, communiquant ainsi la texture émotionnelle des relations familiales. Rym et Slimane, en revanche, sont souvent cadrés ensemble et, ce qui n’est pas une coïncidence, lorsqu’elle partage avec lui un bol de couscous lourd de symboles.

135 Figure 3 : La graine et le mulet

Légende : Slimane (Habib Boufares) et Rym (Hafsia Herzl) partagent un bol de couscous (La graine et le mulet, Abdellatif Kechiche, 2007, © Pathé Production, avec l’autorisation de Abdellatif Kechiche)

Rym, dont le père naturel est absent, est également adoptée par le groupe de d’hommes retraités franco-maghrébins ayant élu domicile dans l’hôtel de sa mère. L’un d’entre eux, Saha, explique à Rym le contrat implicite intergénérationnel et l’esprit de sacrifice qui a motivé les hommes de la première génération à émigrer en France et à continuer de « trimer, même maintenant », pas pour leur propre bien-être, mais « pour vous », pour les générations qui suivent : « Quand on vous voit heureux et tout ça, nous on revit » dit Saha.

Ce qui unit la famille Beji, multi-générationnelle et multiculturelle, c’est leur patrimoine commun (symbolisé par le plat éminemment maghrébin, le couscous) et l’amour par lequel l’ex-femme du protagoniste et sa fille choisie crée une famille patchwork qui remet en question l’importance de la descendance biologique et patrilinéaire sur laquelle les structures familiales patriarcales sont fondées.

Pourtant, la célébration de filiations choisies va au-delà de la famille élargie recomposée. Le film utilise le couscous, élu le troisième plat préféré des Français en 2011, comme symbole d’hybridité culturelle au sein de la société française. Souad expédie son précieux plat du dimanche aux enfants, à un voisin français âgé et à un sans domicile fixe, à qui elle livre personnellement un bol de couscous. Le fait de partager ce plat avec certains

136

habitants de Sète et l’ouverture d’un restaurant de couscous sont révélateurs de l’intégration de cette famille dans la société française.

* * *

Dans quelle mesure les films analysés valident-ils les modèles alternatifs familiaux, structures et valeurs familiales différentes du modèle hégémonique de la famille nucléaire ? La famille polygame dans West is West n’est polygame que de nom, car George ne vit pas réellement avec ses deux épouses, et finit par rentrer à Salford avec sa femme britannique Ella. Par ailleurs, la famille élargie des Khan diffère de la famille traditionnelle polygame dans la mesure où elle est créée grâce à la réconciliation de Basheera et d’Ella, et non pas comme le résultat de la prérogative d’un patriarche musulman qui l’autorise à prendre plus d’une épouse. De cette façon, West is West promeut l’égalité des sexes, limitant la valeur d’altérité supposée de la famille élargie et transnationale des Khan.

Le type alternatif de famille le plus répandu est la famille patriarcale, un type de famille largement aboli en occident à la suite de la deuxième vague du mouvement féministe. Les films qui traitent de familles immigrées ont tendance à ethniciser le patriarcat dans le sens où les patriarches comme George ou Kader sont décrits comme des musulmans opprimant leurs femmes au sein de la cellule familiale et respectant des valeurs incompatibles avec celles de la culture majoritaire occidentale489.

Ainsi, le rétablissement du rôle du patriarche musulman dans ces films nécessite qu’il soit dépossédé des marqueurs les plus évidents d’altérité – le pouvoir autoritaire et le dogmatisme religieux – afin de lui assurer une assimilation réussie dans la culture occidentale, définie par l’égalité des sexes et la laïcité. Afin de devenir un vrai occidental, George Khan a besoin de transmettre le pouvoir aux femmes et à la génération suivante, alors que Slimane (qui est tout sauf un patriarche) est déjà totalement dépendant, pour la réalisation de ses ambitions et de ses rêves, des fortes femmes présentes à ses côtés : Rym

489 V. Daniela BERGHAHN, “From Turkish greengrocer to drag queen: Reassessing patriarchy in recent Turkish–German coming-of-age films”, New Cinemas: Journal of Contemporary Film, 7:1, 2009, p. 55-69 et Daniela BERGHAHN, Far-flung Families in Film: The Diasporic Family in Contemporary European Cinema, Edinburgh: Edinburgh University Press, 2013, p. 128-49.

137

lui apporte un soutien moral et matériel lorsqu’il a affaire aux autorités locales afin d’obtenir une autorisation pour son restaurant flottant, tandis que son ex-femme Souad, avec les autres femmes de la famille et des amis, préparent d’énormes quantités de couscous pour la soirée d’ouverture de l’établissement. Slimane est présenté comme un homme faible entouré par des femmes fortes et capables ; il est donc tout sauf un patriarche traditionnel. Le fait qu’il meure en s’effondrant à la fin ne fait que confirmer l’idée qu’il est un patriarche privé de son pouvoir.

Lorsque le patriarche résiste avec entêtement à la passation de pouvoir et insiste sur la continuité des traditions de son village d’origine qui, de toute évidence, n’ont pas leur place en Occident, comme le fait Kader dans When We Leave, il est puni et doit apprendre à ses dépens que le patriarcat est une idéologie sans avenir.

La famille franco-tunisienne dans La graine et le mulet combine certains traits de la famille élargie traditionnelle (la solidarité et l’entraide, trois générations habitant en contact étroit les unes avec les autres) avec ceux d’une famille contemporaine patchwork, comprenant Slimane, Rym et Latifa. La famille et les amis proches, qui se rassemblent autour de la table de Souad pour le déjeuner du dimanche, et les vieux musiciens maghrébins, qui considèrent Rym comme leur fille, font également partie du cercle familial. Dans le film d’Abdellatif Kechiche, la famille fonctionne explicitement comme un trope de la « France la plus ‘métissée’490 » dans la mesure où les notions de famille et

de parenté sont définies de manière non-essentialiste et où la famille étendue patchwork est fondée sur « des actes décisifs de solidarité491 » et de choix plutôt que sur les liens biologiques492. De cette manière, le film d’Abdellatif Kechiche lance un vibrant plaidoyer en faveur de l’intégration dans la famille nationale d’un Autrui ethnicisé.

490 James S. WILLIAMS, “Open-sourcing French culture: The politics of métissage and collective re- appropriation in the films of Abdellatif Kechiche”, Journal of Francophone Studies, 14:3, 2011, p. 411. 491 Ibid., p. 412.

492 Dans sa remarquable étude Post-Ethnic America: Beyond Multiculturalism, New York, Basic, 2000, David HOLLINGER opère une distinction entre les filiations involontaires et volontaires qui déterminent l’identité des gens et leur sentiment d’appartenance. Il favorise l’idée d’une société post-ethnique dans laquelle les filiations choisies ou « volontaires » sont aussi importantes que les filiations « involontaires », fondées sur la descendance, et il prétend que les filiations volontaires permettent la formation de nouvelles communautés qui transcendent les frontières ethniques et raciales.

138

Le temps de l’adoption dans le western classique :

Dans le document LA FAMILLE, LE DROIT ET LE CINEMA. (Page 132-138)

Outline

Documents relatifs