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La critique apparente de la famille

Dans le document LA FAMILLE, LE DROIT ET LE CINEMA. (Page 89-93)

Les films d’Etienne Chatiliez racontent les tranches de vie de familles en crise, confrontées à un conflit moral exacerbé : comment continuer à accepter le membre de la famille qui peut pourtant conduire à sa destruction ? Cette destruction est rendue possible par les obligations qui découlent de l’existence d’un lien de parenté et par le caractère indissoluble de ce lien.

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Les obligations naissant du lien de parenté

Une certaine défiance envers les règles morales et juridiques se dégage, a priori, des films d’Etienne Chatiliez. Le lien d’obligation au cœur des histoires est d’ordre moral ou juridique. Dans La Vie est un long fleuve tranquille, le droit n’est pas convoqué327 : Momo est accueilli dans la famille Le Quesnoy pour des considérations qui relèvent davantage de la bienséance que de l’attachement profond. Cette famille catholique, investie dans sa paroisse, doit se préoccuper de cet enfant biologique : les père et mère préfèrent se soumettre à cette épreuve que remettre en cause leurs règles de vie. Dans Tatie Danielle, la famille n’est tenue d’aucune obligation envers la tante : il ne s’agit pas d’un ascendant, de sorte que l’obligation alimentaire n’existe pas. Mais, accueillant cette tante à leur domicile, voici cette obligation morale qui accède à la vie juridique, cette obligation naturelle transformée en obligation civile328. Dans ces deux films, les personnages souhaitant bien faire, agir conformément à leur éducation et à leurs croyances, mettent en danger leur propre famille parce qu’ils exécutent une obligation. Le message du réalisateur pourrait alors s’analyser en un vibrant plaidoyer pour la liberté individuelle, détachée des obligations, de quelque nature qu’elles soient.

Cette défiance se trouve confortée dans Tanguy où le droit n’est vu que comme un outil de persécution. Les parents de Tanguy ne peuvent pas se débarrasser de lui parce qu’ils sont d’abord pris dans un conflit moral : ne plus supporter un enfant que l’on a tant aimé. Et quand enfin ils parviennent à le chasser de leur domicile, ils sont assignés devant le tribunal de grande instance pour exécuter leur obligation d’entretien329. Le cynisme que l’on attribue parfois au droit est alors personnifié dans le personnage de l’avocat du demandeur : joué par Jean-Paul Rouve, Bruno Lemoine est l’ami de Tanguy, qui n’hésite pas à agir contre ceux qui l’ont naguère traité comme leur propre fils.

Une rapide vision de ces trois comédies montre des mécanismes familiaux dont la ratio

legis serait guidée par l’argent, l’abus et la mesquinerie. La fin de Tanguy conforterait

même cette analyse, puisque la grand-mère de Tanguy, blessée, se fait accueillir au domicile de son fils et de son épouse, non sans leur rappeler malicieusement que

327 Une affaire similaire à l’échange d’enfants de La Vie est un long fleuve tranquille a récemment été jugée par le tribunal de grande instance de Grasse, qui a reconnu la responsabilité de la clinique où des enfants avaient été échangés par mégarde.

328 Pierre MURAT (dir.), Droit de la famille : Dalloz, 2013, Dalloz Action, nos 311.14 et s. 329 Art. 203 C. civ.

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l’obligation alimentaire ne se résume pas à l’obligation d’entretien, mais qu’elle concerne également les ascendants : « Vous connaissez l'article 205 du Code civil ? C'est le même que le 203. Mais pour les vieux ! ». Le film perd ici en réalisme juridique, puisque cette obligation a un champ d’application beaucoup plus restreint que l’obligation d’entretien330. Cette distinction importe peu au réalisateur, qui semble se moquer d’un droit instrumentalisé par la mesquinerie de ses personnages. Pourtant, cette raillerie explicite des règles juridiques a en toile de fond une vision correcte du lien de parenté : les personnages d’Etienne Chatiliez ne peuvent pas se débarrasser de leurs parents encombrants parce que le lien de parenté est indissoluble.

L’impossible dissolution du lien de parenté

Le caractère indissoluble du lien de filiation marque le spectateur. Ces enfants que l’on ne veut pas, que l’on ne veut plus, qu’on aurait aimé ne pas avoir, il nous faut faire avec et on ne peut s’en débarrasser, pas plus qu’ils ne peuvent se débarrasser de nous. Dans La vie est un long fleuve tranquille, Tanguy ou Tatie Danielle, les personnages principaux sont confrontés à des situations inextricables. En raison de leurs principes moraux et religieux, les Le Quesnoy se contraignent à accueillir leur enfant biologique et à le traiter, autant que possible, comme leur propre enfant, au risque de mettre en péril le reste de leur famille. Les parents de Tanguy sont quant à eux pris entre le marteau - l’amour qu’ils portent à leur fils - et l’enclume - leur désir, qui deviendra une obsession, de le voir quitter le domicile parental. Quant aux neveux de Tatie Danielle, ils se trouvent enferrés dans la prise en charge de leur odieuse tante. La situation de ces derniers est notable : ils n’étaient tenus d’aucune obligation alimentaire envers leur tante, mais ont exécuté une obligation naturelle, la transformant ainsi en obligation civile dont ils ne peuvent plus se défaire.

Cette impossible dissolution du lien de parenté est la fidèle transcription cinématographique d’une réalité juridique. Si l’on excepte le cas de l’action en contestation de filiation, enfermée dans de strictes conditions331 ou les quelques

330 L’obligation alimentaire entre ascendants et descendants suppose l’existence d’un besoin, de sorte que le créancier n’est pas à même d’assurer sa propre subsistance.

331 Françoise DEKEUWER-DEFOSSEZ, « Le nouveau droit de la filiation : pas si simple ! », RLDC 2005, no 21, p. 34 ; Adeline GOUTTENOIRE, « Les actions relatives à la filiation après la réforme du 4 juillet 2005 », Dr. fam. 2006, ét. 6 ; Jacques MASSIP, « Le nouveau droit de la filiation », Defrénois 2006, 38303.

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évènements qui permettent de remettre en cause les effets d’un lien de parenté332, sinon de remettre en cause ce lien lui-même, le droit de la famille est caractérisé par une forte hostilité envers les mécanismes de précarisation du lien familial. Intangible, indissoluble, indisponible, ces caractéristiques du lien de filiation se retrouvent dans les films d’Etienne Chatiliez.

L’idée d’une contestation du lien de parenté ne vient pas à l’esprit des personnages d’Etienne Chatiliez, qui ne néglige pourtant pas les scènes de tribunaux, aussi caricaturales qu’elles soient. Le caractère indissoluble du lien de filiation juridique et sa primauté sur la réalité biologique transparaissent dans La Vie est un long fleuve

tranquille : Momo ne rompt jamais avec sa famille juridique, trouvant dans sa famille

biologique un simple terrain de jeu lui permettant de mettre sa débrouillardise à l’épreuve pour tirer profit de la situation. Pour contester un lien de filiation, encore faut-il rapporter la preuve que le lien établi ne correspond pas à la réalité : or, les parents de Tanguy, à leur grand désespoir, sont bien les parents biologiques. Confrontés à l’impossibilité juridique d’anéantir le lien qui les relie à leur enfant, ils sont alors pris dans une spirale infernale : d’abord soucieux de voir leur fils quitter le domicile parental, ils deviennent ensuite obsédés par la volonté de ne lui verser aucune somme d’argent. Tanguy, quant à lui, se heurte physiquement à cette impossible remise en cause du lien familial : tout se passe comme si le caractère indissoluble de son lien de filiation devenait un stigmate. Lorsqu’il se décide enfin à louer son propre appartement, il ne peut pas y vivre, l’éloignement de ses parents, pourtant très relatif, le rendant physiquement malade, incapable de respirer. Il n’aura finalement d’autre choix que de subir les violences parentales.

Tatie Danielle est finalement la seule qui réussira à s’extraire du groupe familial qu’elle déteste tant, ce qui s’explique aisément par sa ténuité : elle n’est qu’une lointaine parente, n’a jamais vécu avec ceux qui l’accueillent. Elle montre en revanche une fidélité peu commune à son défunt époux, démontrant la force des liens de son mariage. Elle finira par tisser de nouveaux liens - non juridiques - avec le personnage joué par Isabelle Nanty : qui se ressemble s’assemble. Avec ce dénouement, Etienne Chatiliez montre surtout que la personne s’inscrit toujours dans un groupe social : seul, l’homme est perdu ; dans le sein du groupe familial, il s’épanouit.

332 L’on songe ainsi à l’article 207, al. 2, C. civ. qui prévoit que quand le créancier aura lui-même gravement manqué à ses obligations envers le débiteur, le juge pourra décharger celui-ci de tout ou partie de la dette alimentaire. L’on songe également aux causes de retrait de l’autorité parentale prévues à l’art. 378-1 C. civ., ou bien encore à l’ingratitude prévue à l’article 955 C. civ.

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