• Aucun résultat trouvé

L’entrevue à elle seule ne pourrait suffire à répondre à notre question de recherche. Comme noté lors des entretiens exploratoires, une grande importance semble être accordée au contexte par les novices. Or, le contexte ne peut être observé qu’à travers les situations quotidiennes vécues par les novices, in situ, dans les moments de crise, de remise en question et de consolidation.

Selon Lahire (2008), les moments de rupture identitaire, dans le cas présent l’identité professionnelle, ou certains grands moments dans le cycle de la vie, ici l’entrée dans la profession, semblent constituer des circonstances favorables à l’apparition de pratiques scripturales comme l’écriture d’un journal ou la rédaction d’un récit biographique, d’où le choix de cet outil. Aussi, selon Hess (2006) :

Le journal est tenu au jour le jour. On peut écrire le soir ce qui s’est passé dans la journée ou le lendemain ce qui s’est passé la veille. Mais globalement, […] cette forme d’écrit personnel est inscrite dans le présent. Même avec un petit décalage […], ce n’est pas un écrit après coup, mais un écrit dans le coup. On accepte donc le manque de spontanéité, éventuellement la force des sentiments, la partialité d’un jugement, bref, le manque de recul. […] Dans cette pratique d’écriture, on accepte que le recul survienne plus tard. (p. 71-72)

Nous constatons donc que les pratiques scripturales sont non seulement une forme de suivi de recherche quotidien (Hess, 2006), mais elles répondent à deux objectifs précis de notre collecte de données. Dans un premier temps, elles permettent la description du contexte dans son instantanéité, c’est-à-dire au moment où il intervient, et ce, sans recul. Dans un deuxième temps, comme l’écriture est fragmentaire (Hess, 2006), c’est-à-dire qu’on explore, à chaque nouvelle entrée, une ou plusieurs dimensions du vécu, sans nécessairement qu’il y ait de lien entre elles, le journal permet « en restituant des souvenirs d’explorer le passé. Il montre le lien avec un vécu actuel. Il permet aussi d’explorer différentes dimensions de celui qui écrit » (p. 72). Nous pouvons donc anticiper que le journal d’un participant, riche en informations variées, inclura non seulement la sous-identité située, mais aussi les deux autres sous-identités et leurs interactions. C’est « l’exploration de la construction du « moi », du « je », […] un tâtonnement quotidien pour débusquer toutes les facettes de la personnalité » (Hess, 2006, p. 74).

Étant donné que nous ciblons nos intentions à un moment précis dans la vie du novice, c’est-à-dire la construction de son identité enseignante lors de son insertion professionnelle, nous avons opté pour le journal des moments (Hess, 2006). Par définition, le journal des moments est un écrit dans lequel sont consignés des événements, des émotions, des découvertes relatives à un moment précis et limité dans le temps, dans le cas présent la première année d’insertion professionnelle, et autour d’un thème central, la construction identitaire. Toutefois, afin d’éviter que les participants n’éprouvent de difficulté à identifier les événements importants à

consigner, la chercheure a présenté des balises (Forget et Paillé, 2012). Pour ce faire, nous avons utilisé les émotions fondamentales identifiées comme symptôme d’une tension identitaire dans le cadre conceptuel, soit la joie, la tristesse, la peur, la colère et le dégout ainsi que leurs déclinaisons (Lafranchise, Lafortune et Rousseau, 2013). L’expérimentation d’une ou l’autre de ces émotions a indiqué aux participants des moments de rédaction.

Un canevas à la rédaction, en annexe E, a été présenté aux participants. D’autres informations, notamment la date et l'heure de l'entrée, l'émotion ou la raison qui a incité la rédaction, la narration de l'événement qui a provoqué l'apparition de l'émotion mentionnée ainsi que tous les événements contextuels et personnels liés à l'émotion ont été demandés aux participants. Ce cadre de rédaction a été présenté aux candidats au tout début de la collecte de données, à la suite de l’entrevue semi- dirigée. De plus, il a été suggéré aux participants d'inclure des artéfacts pouvant documenter leur journal des moments : des exemples de travaux, des bandes sonores, des résumés, des croquis, etc.

Enfin, même si le journal des moments répond en grande partie à nos objectifs de recherche, il n’en reste pas moins qu’il comporte certaines limites. Une première limite réside dans le manque d’authenticité des données. En effet, le fait que les participants « soient impliqués dans ces lectures de la réalité n’est pas […] une garantie de justesse de leurs interprétations » (Anadon, 2006, p. 10). De plus, selon Lahire (2008), « l’écriture est depuis longtemps entachée d’un soupçon d’inauthenticité. La spontanéité du discours oral est en revanche souvent considérée comme garante du caractère vrai et sincère de l’expression » (p. 11). Ainsi, l’adoption de cet outil pourrait, dans une certaine mesure, nous éloigner du vrai, parce qu’il est plus artificiel, construit, d’autant que les participants ont la possibilité de relire leurs écrits pour en modifier certains termes ou les nuancer. Toutefois, selon Forget et Paillé (2012), « le contrat engage le participant à révéler l’action et/ou le vécu effectivement éprouvé, à dire sa réalité telle qu’elle apparaît à sa conscience. Du

coup, ce que nous dévoile le participant est réputé vrai » (p. 76). De par la nature volontaire de l’échantillon, il nous est permis de dire que les données recueillies à travers les journaux des moments sont empreintes d’une sincérité certaine n’affectant pas les résultats obtenus.

Une deuxième limite réside dans la constitution de notre échantillon. En effet, selon Lahire (2008), la rédaction d’un journal se voit facilité chez les personnes disposant de compétences scripturales adéquates ou entretenant des affinités avec le médium de l’écriture. Actuellement, cinq participants de notre échantillon sont des enseignants de français langue d’enseignement et un seul provient du domaine de l’univers social. Il est possible que les premiers présentent une facilité plus grande dans la rédaction de leur journal et qu’une disparité entre les journaux des moments soit probable.

4 ANALYSE DE DONNÉES

Comme mentionné dans le cadre conceptuel, cette recherche exploratoire vise deux objectifs : 1) décrire la négociation qui s’effectue entre les sous-identités professionnelle, personnelle et située au cours du processus de construction identitaire et 2) cerner le rôle de la sous-identité située dans le processus de construction identitaire. Dans cette optique, deux outils de collecte de données ont été utilisés sur une période d’un an, soit l’entrevue semi-dirigée et le journal de moments. Pour faire l’analyse des données recueillies, nous avons opté pour une analyse thématique en trois étapes : l’analyse des verbatim, l’analyse des journaux des moments et une mise en commun des résultats des participants pour en décrire les récurrences. Plusieurs éléments justifient le choix de cette méthode d’analyse.