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« Les enfants apparaissent trop souvent comme oubliés des plans d’aménagement […] » (DEFRANCE, 2015, p. 29). C’est la constatation du philosophe français Bernard Defrance dans l’ouvrage collectif de Thierry Paquot, pour qui la question des droits de l’enfant et des jeunes – notamment dans leurs rapports à l’espace – est centrale dans ses recherches. Dans l’urbanisme de nos villes modernes, il semble donc au premier abord que des espaces prévus pour la jeunesse soient encore très souvent impensés et que les enfants sont généralement privilégiés dans la création d’espaces publics leur étant destinés. Quitte à créer des enclosures fonctionnelles et surveillées – par exemple, les parcs pour enfants – dans lesquelles on les range en les privant l’accès à la rue (PAQUOT, 2015, p. 8). Cet urbanisme est en grande partie dû à une peur inhérente de nos sociétés occidentales (kidnapping, délinquance, accidents de la route, etc.) qui pousse d’un côté à (sur)protéger les enfants et à marginaliser les jeunes. Si la géographie des enfants s’intéresse souvent à l’absence des enfants dans la rue, le regard posé sur les jeunes est « plus souvent exprimé par des inquiétudes quant à leur présence « indisciplinée » accompagnée d’une inquiétude généralisée à propos du « désordre public », construisant le comportement des jeunes comme particulièrement problématique »15 (EVANS, 2008, p. 1671).

Les infrastructures et espaces pour les jeunes

Dans la seconde moitié du 20e siècle, l’urbanisme fait émerger des espaces pour les enfants et les jeunes, afin de leur donner un meilleur accès à la ville, à l’aide de ce qu’on appelle des

« équipements socioculturels » (PAQUOT, 2015, p. 13). Selon Jean-Pierre Augustin (2001), il en existe quatre types : 1) les « socio-éducatifs et socio-sportifs », 2) ceux « de pratique artistique de masse », 3) les « maisons de quartier », puis 4) les « équipements de soutien

15 Traduction personnelle : « […] more frequently being voiced through concerns about their ‘unruly’ presence with generalised concerns about ‘public disorder’ often constructing young people’s behaviour as particularly problematic ».

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culturel » (pp. 13-14). Le quatrième ayant une visée de réinsertion des jeunes dans la société, pour les cas de milieux « à risque » de rupture (pallier le chômage des jeunes, la défection scolaire, la délinquance, etc.). Par conséquent, ces différents équipements offrent une place aux jeunes à la fois en extérieur – par exemple pour le type 1, un terrain omnisport – mais aussi en intérieur (types 2, 3 et 4). À noter que le type 1 peut également se retrouver dans un espace clos et encadré et que les types 2, 3 et 4 peuvent avoir une dimension axée sur l’espace public à ciel ouvert. Augustin souligne que les équipements socioculturels d’extérieur non-encadrés permettent une plus grande liberté de la pratique, notamment avec l’exemple des sports de rue mis en opposition avec les sports de club. « Les rues, les places, les espaces verts et les parcs, mais aussi les abords des équipements structurants sont des espaces où se jouent des échanges et parfois des exclusions entre groupes divers » (AUGUSTIN, 2001, p.

16). Ces espaces aménagés ouverts sont donc des lieux de sociabilisassions et de création d’habitus16. Cependant, ce sont des lieux ponctuels dans l’espace public. Ils permettent de ranger les jeunes dans des cases pour qu’ils ne débordent pas trop sur le reste de la rue. « Les skateparks sont les témoins, comme les city stades et les parcs pour enfants, de l’âge de la ville sécuritaire, mercantile et fonctionnaliste où les activités ludiques et sportives des jeunes sont tolérées dans des espaces qui se rétrécissent » (RIFFAUD, GIBOUT & RECOURS, 2016, p. 31). En 2010, Isabelle Garat et Sophie Vernicos notent une véritable différence entre les structures d’accueil pour les enfants et celles pour les adolescents. « Les structures et les activités des enfants (3-12 ans) semblent assez clairement identifiées et codifiées. En revanche, quand on s’intéresse aux plus grands, l’information est à la fois plus éparse et plus rare. On trouve un peu partout des structures portant les noms de : club de jeunes, Espace pluriel, Espace jeunes qui ont pour vocation d’accueillir les adolescents (11-18 ans) » (GARAT & VERNICOS, 2010, pp. 147-148). Ces lieux sont conçus sur un modèle bien plus libre que l’encadrement rapproché qui est prévu pour les enfants.

Dans leur étude, Thomas Riffaud, Christophe Gibout et Robin Recours (2016) observent que, à Montpellier, les skateparks sont d’une part largement investis par des enfants de moins de 12 ans (Ibid., p. 31), et d’autre part ils ne semblent pas être sujets à une ségrégation de genre.

Les filles et les garçons pratiquent les skateparks indifféremment (Ibid., p. 34). Par rapport à l’utilisation d’équipements socioculturels, Mustafa Poyraz (2003) souligne au contraire que

16 Théorisé notamment pas le sociologue Pierre Bourdieu : Ensemble de pratiques intégrés individuellement et partagées collectivement donnant l’impression qu’elles sont innées, alors qu’il s’agit d’une construction sociale.

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ceux-ci sont accaparés par la gente masculine et que les filles sont majoritairement reléguées aux espaces familiaux et scolaires (POYRAZ, 2003, p. 123). Les treize ans de différence qui séparent ces deux études peuvent peut-être attester d’une évolution quant à l’inclusion des filles dans des structures qu’on aurait plus volontiers qualifiées « pour les garçons » auparavant.

Pour ce qui est de la situation en Suisse, le domaine de l’aménagement – à travers le pouvoir public des cantons et communes – essaye de faire des efforts pour intégrer les enfants et les jeunes dans la ville. L’étude de Michele Poretti (2015) recense les politiques locales à propos de la jeunesse dans près de 160 communes romandes. « Les communes romandes poursuivent des priorités thématiques distinctes pour ce qui est de l’enfance (0-12 ans) et de la jeunesse (13-24 ans). En matière d’enfance, la mise en place de structures d’accueil de jour et les écoles dominent nettement l’agenda. […] Pour ce qui est de la jeunesse, le soutien aux loisirs (p.ex. activités extrascolaires, culturelles ou sportives) occupe une place prépondérante dans les interventions des communes, et ce d’autant plus que la commune est grande » (PORETTI, 2015, p. 1). Cette différenciation, entre enfants et jeunes dans les politiques publiques, marque que les besoins de ces deux catégories d’âge sont reconnus comme étant distincts. On peut remarquer en revanche qu’elles ont pour point commun de vouloir créer des structures d’encadrement assez strictes. Michele Poretti (2015) pointe dans son étude qu’il existe un manque en Suisse romande de l’implication des jeunes dans les projets d’urbanisme, mais que le canton de Genève tend à sortir du lot. « Les communes genevoises semblent notamment collaborer plus fréquemment entre elles que celles des autres cantons romands. Elles semblent aussi disposer, en moyenne, d’un réseau d’acteurs privés ou semi-privés plus diversifié. Elles peuvent notamment compter, le plus souvent, sur des associations de la société civile, sur des associations de parents et sur des organisations professionnelles.

Finalement, neuf communes genevoises sur 10 collaborent concrètement avec le canton, alors que dans les autres cantons cette proportion est d’environ une commune sur trois » (Ibid., p.

18). Cela laisse entendre que les jeunes seraient plus écoutés à Genève et mieux inclus dans les projets d’aménagements, donc que la création d’espace pour eux se ferait de façon plus participative.

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Notion de vivre ensemble dans l’aménagement d’écoquartier

Dans l’aménagement du territoire, l’un des concepts vers lequel la tendance générale se dirige est celui de la ville durable. Les géographes Guy Di Meo et Karen Foussette (2015) rappellent

« que celle-ci se caractérise, tant en termes de bâti que d’habiter, par de nouvelles productions et structurations d’espaces, par des modes de transport en commun plus doux, par l’encouragement de la marche, l’usage de la bicyclette, la pratique de l’exercice physique dans un cadre de ville plus verte, réduisant ses émissions de carbone… » (§4). Autrement dit, une volonté de tendre vers un mode de vie perçu comme plus sain. Di Meo et Foussette se focalisent sur la présence des corps dans l’espace urbain tout en produisant une critique de la ville durable et des écoquartiers comme étant des éléments avant tout marketing. Les écoquartiers, quant à eux, sont souvent perçus comme les « laboratoires » de cette ville durable (BONNARD & MATTHEY, 2010). C'est-à-dire qu’ils sont perçus comme l’expérimentation à une plus petite échelle « que ce soit du point de vue de la gestion des déchets et rejets (Emilianoff, 2007), de la diffusion de comportements éco-citoyens, des modalités participative de production du bâti (ARENE, 2005) ou de la bonne gestion des mixités ou enfin de leur capacité à contenir l’étalement urbain en offrant une alternative crédible aux aspirations résidentielles périurbaines... » (Ibid., 2010, §2). Un écoquartier a généralement trois grandes facettes : 1) la durabilité et l’écologie, 2) le social et la sociabilité (ou mixité sociale) et 3) la participation des communautés locales. Ce qui est intéressant dans les écoquartiers – en rapport avec la problématique des territorialités des jeunes – ce sont les aspects de la participation et de la mixité sociale, ou le « vivre ensemble ». La géographe Mélanie Gambino (2016) souligne que « les jeunes ont l’impression d’une domination du monde extérieur dont ils sont dépendants. Le sentiment de n’avoir aucun contrôle et aucune emprise sur ce monde accentue leur isolement social » (p. 56), ce qui tend à marginaliser cette catégorie de population, même dans le cadre de projets d’écoquartier où le « vivre ensemble » est un axe central des préoccupations. Ce sentiment d’exclusion est intéressant, car il devrait être gommé dans un écoquartier, puisqu’il se veut mixte et participatif. Les jeunes devraient donc avoir une voix dans les projets d’aménagements d’écoquartiers et dans les projets de vivre ensemble. Cela renvoie à la problématique de la citoyenneté des jeunes et leur capacité politique ; car faire entendre sa voix, obtenir des espaces de qualité adaptés à ses besoins sont bien des actes politiques. Cependant, la limite légale pour voter – ce qui en Suisse se fait pour tout changement – est fixée à la majorité, qui est ici de 18 ans. D’office, cette institution

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politique n’est pas accessible à une grande partie de la jeunesse. En 2019, Michele Poretti présente un article dans le journal Children’s Geographies sur les espaces participatifs et les voix des enfants dans ce processus. Il insiste sur le fait qu’« [e]n Suisse, l'idée selon laquelle les enfants et les jeunes devraient participer activement à l'élaboration des politiques est apparue dans les années 1960 »17 (p. 469), mais que « les enfants et les jeunes sont à la fois des « êtres » et des « devenir », et leur véritable valeur dépend de l’évaluation des adultes de leur capacité à s’exécuter adéquatement dans des interactions situées »18 (p. 470). Autrement dit, même quand la jeunesse peut s’exprimer, c’est premièrement les adultes qui lui octroient la parole et secondement, ce sont eux qui ont le dernier mot, ce qui rend très difficile de réellement inclure cette population dans le pouvoir décisionnel. Bonnard et Matthey (2010) soulignent que dans la facette participative des écoquartiers « [l]es plus faibles, les moins bien organisés n’ont pas la même capacité à porter la voix : jeunes, vieux, pauvres, étrangers restent souvent invisibles » (§17). Cependant, les jeunes n’attendent pas nécessairement qu’on leur donne la parole pour s’exprimer. Par leur façon d’investir les lieux, ils créent eux-mêmes leurs propres espaces. Mélanie Gambino (2016) remarque que « pour « vivre ensemble » avec les autres habitants et/ou visiteurs, les jeunes se disposent dans des zones vacantes de l’espace public, se les approprient et s’en servent comme des avant-scènes leur permettant d’observer, d’être vus, de se mêler, de s’éloigner. Une pratique somme toute représentative d’une volonté de maîtriser son temps avec ou sans les autres » (p. 61). Ce sont ses stratégies qui participent à construire la territorialité des jeunes.

Il existe donc bien une volonté d’inclure l’ensemble de la population – dont les jeunes – à travers des processus participatifs dans les projets d’urbanisme, notamment dans le cas des écoquartiers qui en font un point de définition du concept, mais ces démarches ne sont pas toujours efficientes ou réellement démocratiques. Il s’emblerait qu’à Genève, l’inclusion des jeunes dans les projets d’aménagements est plus fréquente qu’ailleurs en Suisse. Cela fait de Genève un bon terrain d’exploration sur le questionnement des représentations des jeunes et de leurs pratiques spatiales.

17 Traduction personnelle : « In Switzerland, the idea that children and young people should actively take part in policy-making emerged during the 1960s […] ».

18 Traduction personnelle : « […] children and young people are both ‘beings’ and ‘becomings’, and their actual worth depends on adults’ assessment of their capacity to perform adequately in situated interactions ».

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3. Problématique

L’objectif de cette recherche est de confronter les projets urbains aux représentations et aux pratiques spatiales des jeunes citadins. Dans le cas de la densification urbaine de quartiers genevois – ici le cas du quartier de la Concorde – qu’est-ce qui est proposé à la jeunesse préadolescente et adolescente et comment cette jeunesse se représente, pratique et s’approprie-t-elle ce quartier en mutation ?

4. Hypothèses

Hypothèse 1 : Absence des jeunes dans les politiques publiques