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Chapitre I : les dimensions sémantiques du paradigme de ‘’nous’’ et ‘’vous’’

2- Isotopie de la trahison

Après un siècle est trente-deux ans de colonisation française et après sept ans et six mois de guerre qui a couté aux algériens des centaines de milliers de martyrs, l’Algérie a trouvé sa liberté et son indépendance, plus précisément, le 05 juillet 1962. La guerre d’Algérie a laissé de profondes séquelles au sein des populations aux conséquences encore sensibles aujourd’hui. Le peuple algérien, qui a longtemps souffert des affres du colonialisme a fêté son indépendance avec une effervescence populaire inimaginable. Dans les rues, des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants défilent en brandissant le drapeau vert et blanc, frappé de l'étoile et du croissant rouge.

Les algériens de cette époque ont cru à une liberté totale et à une Algérie meilleure et démocratique qui garantit la justice sociale, les droits et les libertés individuelles et collectives. Malheureusement, après quelques mois, tout est parti en vrille. Après un coup d’état perpétré contre un gouvernement légitime, une dictature atroce s’installe pour longtemps. Elle perdure jusqu’au jour d’aujourd’hui. Les tenants du pouvoir ont trahi le serment donné aux martyrs.

Depuis la fin des années soixante-dix, plusieurs chanteurs kabyles n’ont cessé d’exprimer dans leurs chansons et textes poétiques leur déception vis-à-vis d’une indépendance confisquée. Etait à leur tête, Lounis Ait Menguellet qui a traité dans plusieurs de ses poèmes cette thématique qui le tenait profondément à cœur depuis longtemps.

- Poème : ad ken-yexdeɛ Rebbi (Que Dieu vous maudisse), (page 320) Dans l’un de ses chefs-d’œuvre intitulé « ad ken-yexdeɛ Rebbi » (Que Dieu vous maudits), Lounis a mis face à face les gens du pouvoir en les désignant par ‘’vous’’ d’un côté et le peuple algérien en le désignant par ‘’nous’’ de l’autre côté. Dans ce poème, le poète dénonce et critique la politique menée par nos dirigeants depuis l’indépendance jusqu’au jour d’aujourd’hui. Une politique qui se caractérise par la trahison du serment donné aux martyrs. Le poète dénonce aussi la passivité et l’indifférence du peuple algérien à l’égard de cette politique.

Ajajiḥ ass mi iɛedda Sur son passage, le brasier

Yeğğa-d tiggujelt, tuğğla A laissé des veuves, des orphelins

Leğğraḥ d-immeṭṭi Des blessures et des larmes Win iruḥen s nniya Celui qui s’est engagé, avec honnêteté Yeğğa-d axxam-is yexla A laissé sa maison vide

Teggram-d akk kenwi Il ne reste plus que vous. Terram i ccaɛb ṣṛima Vous avez bridé le peuple Ddu naɣ fk-d nnekwa Avance ou dénonce-toi !»

Teggam-as isem Lḥurya Et vous nommez cela : «Liberté». Ad ken-ixdaɛ Ṛebbi… Que Dieu vous maudisse.

Dans la strophe précédente, le poète qui s’adresse aux tenants du pouvoir, en les désignant par ‘’vous’’, les interpelle en leur disant : la guerre a laissé des orphelins, des veuves, des larmes et des blessures. Ceux qui se sont engagés dans la guerre de libération avec honnêteté ont laissé derrière eux leur

Chapitre I Les dimensions sémantiques du paradigme de ’’nous’’ et ‘’ vous’’ dans les poèmes politiques de Lounis Ait Menguellet

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maison vide après avoir perdu leur vie. Il ne reste aujourd’hui que vous qui nous chantez la liberté en bridant tout un peuple. Que Dieu vous maudisse.

Dans cette strophe, en usant de la synecdoque, le poète utilise certains mots non dans leur sens étymologique, mais dans un autre sens plus large à l’exemple de : ajajiḥ et ṣrima. Le mot « ajajiḥ » qui désigne dans son sens d’origine le feu, signifie dans ce poème la guerre. Le mot « ṣrima » qui désigne un instrument qu’on utilise pour guider un cheval est employé dans ce poème pour signifier la dictature et l’oppression.

Dans une autre strophe du même poème, le poète dit :

Tamurt tuɣal-awen d-ayla Le pays est devenu le votre Teččam-tt, aken i d awen yehwa Vous en abusez comme il vous sied, Gar-awen i d-teɣli, Puisqu’il est entre vos mains.

Γur-wen kra tebɣam yella Vos désirs sont des ordres Yiwen ur yezmir a d-yini ala Nul ne peut s’opposer à vous

Ccaɛb ittwali, Sous le regard impuissant du peuple. Tewwim tamurt d trika Le pays est devenu votre propriété

Wi netqen ad as-tinim akka Celui qui s’oppose, vous dites : «c’est ainsi» Teqqarem-aɣ, d ctirakiya Et vous nous dites : «c’est le socialisme» Ad ken-ixdaɛ Ṛebbi… Que Dieu vous maudisse.

Le poète s’adresse toujours aux dirigeants algériens et dénonce leur main- mise sur toute l’Algérie et tous ses biens au nom du socialisme en privant tout un peuple, qui est resté impuissant devant cette situation d’oppression et de marginalisation, de tous ses droits.

Dans la dernière strophe de ce poème, Le poète qui s’exprime au nom de tout le peuple algérien dénonce le soutient des algériens accordé à un pouvoir

qui a détruit le pays et qui ne cesse de priver tous les citoyens de leurs droits fondamentaux.

Ass-a, ɣas tuḍen aqerṛu-s Même si le pays souffre en son sommet Γas aken mazal nxuṣ Même s’il nous manque tant de choses Nerbeḥ-d aḍilli. Nous attendons toujours.

Γas times-nni n zik tettnus Même si le feu d’antan s’étiole Yuɣal-aɣ ɣer lğğerḥ lmus Le couteau enfonce la blessure. Mi tellam kenwi Votre présence

Nekkni s ccaɛb amegḥus Mais nous, pauvre peuple Kra yeḍṛan yid-neɣ drus Malgré ce qui nous arrive

Mazal nekkat-awen afus Nous persistons à vous applaudir Ad aɣ- ixdaɛ Ṛebbi… Que Dieu vous maudisse.

Le ‘’vous’’ exprimé dans ce poème, comme nous l’avons déjà indiqué ci-dessus, renvoie toujours à tous les dirigeants algériens qui ont mené depuis l’indépendance une politique d’oppression, de dictature et de destruction de tout un pays. Le « nous » renvoie au peuple qui est privé de tous ses droits et qui reste passif et impuissant devant cette situation critique.

Ce renvoi nous le constatons dans les exemples suivants : Teggram-d akk kenwi, terram, teggam-as, tuɣal-awen, teččam-tt, gar-awen, Γur- wen kra tebɣam, tewwim, ad as-tinim, teqqarem-aɣ, ad ken-ixdaɛ Ṛebbi, nxuṣ, nerbeḥ-d, Yuɣal-aɣ, nekkni, yid-neɣ, nekkat-awen.

Comme dans la majorité de ses textes poétiques, ce poème est caractérisé par une création pleine d’images et de figures de style, entre autres, la métaphore, la métonymie, la synecdoque et la catachrèse. Ces images et ces figures nous les trouvons dans plusieurs vers dont le sens des mots ne renvoie pas à leur sens étymologique, mais à d’autres sens plus large et différents

Chapitre I Les dimensions sémantiques du paradigme de ’’nous’’ et ‘’ vous’’ dans les poèmes politiques de Lounis Ait Menguellet

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comme : teččam-tt, tuḍen aqeṛu-s, times, nekkat-awen afus qui veut dire respectivement : dilapider, détruit, la guerre, soutenir.