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I. INTRODUCTION

II.4. B Interprétations

Bien que les itinéraires de Nagasugi Eisaku et de Hayama Jun-ichi accentuent le

décalage qui les distingue de Fukami Shinsuke, ce cercle d’étudiants demeure, en réalité,

uni par une incompatibilité intrinsèque vis-à-vis de la société de leur temps. C’est ce

lien singulier particulièrement fort qui se fait jour au cours de leur contemplation

commune de l’album de reproductions de Bruegel. Véhicule d’une souffrance dans

flamand permet ainsi à leur sensibilité personnelle d’exprimer leur propre perception du

monde, en un rapport à l’autre pacifié et stimulant. En outre, résolument individuelles,

leurs versions des divers motifs bruegeliens n’en sont pas moins souvent convergentes,

ce qui inaugure en quelque sorte une compatibilité inédite de l’intériorité de chacun

avec le regard de l’autre. C’est ce dialogue poignant que nous tenterons de décrypter,

dans ce sous-chapitre, à travers la singularité des interprétations de chacun.

Maintenue jusque-là dans l’ombre du récit, la nature du rapport qu’entretient Fukami

Shinsuke avec les compositions de Bruegel nous est livrée par la narration :

彼は、美術個愛好者のように絵画に関する深い知識や造詣のある人間ではない。絵の流 派やその伝統や歴史に通じているのでもない。彼はただ自分の心の中に塊として在る苦 しみが、ブルューゲルの絵のもつ、暗い痛みや呻きや嘆きに衝き上げられるのを感じた のである。そして、そのブリューゲルの絵の痛みや呻きや嘆きがまさに自分の痛みと呻 きと嘆きであると思い[...] 。その時彼と一緒にその絵を見たのは永杉英作、羽山純一、 木山省吾の三人であり、その狭い永杉英作のアパートの六畳の部屋の精神の雰囲気は、 一つ一つの部分においては融け合ってはいなかったが、そして、その程度、色合、その 他において異なっていたのであるが、ただ苦しみという点において、互いに親しく交じ り合い、触れ合い、流通し合う、部屋に溢れるほどにも濃いものであった。そしてその 時各人は、その絵に共通に打たれ、また、別々の仕方で感動したのである。絵は彼らの 前に存在の傷口を露に示したのである。その絵は存在、社会の欠陷をむき出しにし、突 き出し訴えるような肉体の嘆きのような、腐敗した大きな腫物のような表現で、痛い傷 の痛みのような調子で、彼らの心に一斉に追ってきたのである。1

Il n’était pas homme d’une profonde culture ou d’une connaissance de la peinture comme l’aurait été un amateur d’art. Il n’était pas non plus versé dans les écoles picturales, leurs traditions ou leurs histoires. Mais dans son propre cœur, une souffrance émanait, telle une âme, des images de Bruegel, en une sombre douleur, plainte ou gémissement. Et il pensait que cette souffrance contenue dans les toiles bruegeliennes était exactement la sienne [...]. Il regardait ces scènes avec Nagasugi Eisaku, Hayama Jun-ichi et Kiyama Shôgo ; l’atmosphère de la chambre

1

de six tatamis de l’appartement exigu de Nagasugi Eisaku ne se fondait pas en un seul bloc, mais différait notamment par son degré d’intensité et ses nuances ; denses, leurs souffrances respectives imprégnaient cette pièce dans laquelle elles se croisaient, se touchaient et se mélangeaient familièrement. Alors, pareillement saisi par ces images, chacun s’en émouvait à sa façon. Ces toiles mettaient à nu, devant eux, les plaies de l’existence. Elles faisaient ressortir en un gémissement de chair comme une dénonciation saillante, en une expression semblable à une grosse tumeur pourrissante, en une tonalité pareille à une douleur entraînée par une blessure aiguë, les imperfections de la vie et de la société, et cela envahissait simultanément leur coeur.

Tenue hors de portée de tout intellectualisme, l’inclination bruegelienne de Fukami

Shinsuke, telle que décrite dans cet extrait, confirme la portée existentielle assumée par

les toiles du peintre flamand. Placé en droite ligne de la perception intérieure de

l’entame de la nouvelle, cet attachement primordial repose sur la reconnaissance d’une

souffrance personnelle et sociale, dont l’expression picturale permet de procurer une

forme tangible au propre mal du protagoniste. En d’autres termes, Fukami Shinsuke

investit la distance symbolique des toiles et, tout en la neutralisant, la comble de la

réalité de sa propre existence. Cette espèce d’incarnation se révèle donc être une

appropriation exclusive et narcissique du signifiant, qui contribue à asseoir du même

coup l’importance de la réception de l’oeuvre même de Bruegel et donc de son

interprétation.1

Entre amis, la contemplation des images de l’artiste flamand est dépeinte à la manière

d’un échange en deux étapes. Cette confrontation collective favorise, dans un premier

1

Directement inspiré du vécu de l’auteur, ce rapport étroit à la réalité bruegelienne est évoqué par Noma dans son article Les images de Pieter Bruegel (op. cit.) : « Alors étudiant dans un Japon qui faisait avancer la guerre, je pouvais bien dire que je vivais exactement l’époque qu’avait connue Bruegel. » (Sensô wo oshisusumeru nihon, soko ni ikiteita gakusei no watashi wa, chôdo Buryûgeru ga ikiteita jidai ni ikiteiru to itte yokatta no dearu ; 戦争をおしすすめる日本、そこに生きていた学生の私は、ちょ うどブリューゲルが生きていた時代に生きているといってよかったのである).

temps, une forme de dialogue des souffrances, personnalisées à la façon d’esprits qui

flottent à l’intérieur de la pièce. Elles forment une entité cohérente, mais toujours

plurielle, dotées de textures et d’intensités fluctuantes. Dans un second temps, le retour

émotionnel provoqué par cet étonnant échange s’inscrit dans la sphère personnelle de

chacun. Malgré leur rapport privilégié, il n’y a donc pas d’uniformisation des

souffrances respectives des quatre adolescents. Cet équilibre individuel entre intériorité

et extériorité permet ainsi aux compagnons de ressentir, au plus proche de leur être, et

selon leurs propres spécificités, l’émotion suscitée par les compositions bruegeliennes.

Cette manifestation trouve dès lors son expression dans la répétition conclusive de

qualificatifs corporels qui évoquent la putréfaction douloureuse de la chair, bastion

éminemment personnel de la sensibilité.

Implicite, la mise en commun des souffrances respectives des quatre personnages

alimente un dialogue inconscient qui dépasse leurs différences conceptuelles. Le

décryptage de la symbolique bruegelienne permet, quant à lui, l’expression précisée de

la personnalité de chacun. La perception du motif du « trou noir » conduit ainsi à la

discussion suivante : こいつは、見てると、嫌になるけど、やはり見ずにはおれんというような所があるね。」 深見進介が頁をはぐりながら言った。 「そう、確かにそんな感じだね。」永杉英作が言った。 「俺は、はじめはちょっと、こわいような感じだったな。」木山省吾が言った。 「見てると実際胸がむかむかしやがるよ。」羽山純一が言った。 「しかしこの穴は一体何やろな。俺は前から考えてるんやけどな。」木山省吾が、深見進 介の膝の上の本を横から覗きこみながら言った。彼は画面の大地のところどころに、そ してまた白い平たい腹を見せて仰向きに倒れている蛙の形をした人々の股の間に開い ている暗い奇怪な穴をじっと見つめている。「一体何の意味かね。」

「俺にはよくわからんがね。」永杉英作が言った。 「へんな穴だね。」深見進介もじっとその穴に目を注ぎながら言った。 「厭な穴だね。」木山省吾が言った。 「厭な穴だね。」深見進介が言った。 「厭な穴だね。」羽山純一が言った。 「厭な穴だね。」永杉英作が言った。 「農民は生殖器以外に生きた部分がなかったんかね。」木山省吾が唸るように言った。彼 の眼はじっとそこに注がれ輝いて来た。「ふん?」深見進介もその黒い穴の部分に目を すい寄せられながら熱い羞恥の感情を体に感じた。「俺はむしろ、それはその当時の人 間の自覚の形じゃないかとこの間から考えているんだがね。奴らの意識というか、どう いったらいいかなあ、魂だというか、そういうものの形だと思うんだがね。」 「ふん。魂か。」 「ふん。しかしどうも、そりゃあ、如何にも深見らしい考え方だね…。」永杉英作が言っ た。1

– On éprouve du dégoût à regarder cela, mais il n’empêche que nous le regardons jusqu’à la dernière page, dit Fukami Shinsuke en tournant les pages.

– Oui, c’est juste, répondit Eisaku [Nagasugi].

– Personnellement, je trouve cela un peu effrayant, dit Kiyama Shôgo. – En effet, cela me donne mal au cœur, dit Hayama Jun-ichi.

– Mais qu’est-ce que c’est que ces trous ? J’y pense depuis longtemps, dit Kiyama Shôgo en se penchant sur l’album que Fukami tenait sur ses genoux. Il regarda fixement les trous sombres et étranges qui s’ouvraient entre les jambes des êtres en forme de grenouilles étendus sur le dos et dont on pouvait voir les ventres plats et blancs çà et là sur la surface du tableau. Qu’est-ce qu’ils signifient ?

– Je ne comprends pas, dit [Nagasugi].

– Etranges trous, dit Fukami qui lui aussi les regarde fixement. – Trous hideux, dit Kiyama Shôgo.

– Trous hideux, dit Fukami Shinsuke. – Trous hideux, dit Hayama Jun-ichi. – [...]Trous hideux, dit Nagasugi Eisaku.

– Il n’y a pas pour les paysans de partie vivante excepté les organes sexuels, murmura Kiyama. Ses yeux fixés sur eux se mirent à briller.

– Eh, Fukami ne peut s’empêcher de regarder ces trous et il en éprouve un chaud sentiment de honte. Moi, je pense plutôt depuis quelque temps que c’est une forme de conscience de soi des

1

gens de cette époque. Comment dirais-je ? Je crois que c’est la forme de quelque chose comme leur conscience ou leur âme.

– Leur âme, hein ? dit Kiyama Shôgo.

– Mmm, mais c’est une idée bien digne de Fukami, dit Nagasugi Eisaku.1

Dans ce cercle d’amis, les discussions politiques sont essentiellement le fait de

Nagasugi Eisaku et de Hayama Jun-ichi. Or, le commentaire des images bruegeliennes

entraîne, quant à lui, les interventions successives des quatre compagnons. L’évocation

de ces mystérieux « trous noirs » ne laisse ainsi personne indifférent. La répétition de

« trous hideux » dans la bouche de chacun des adolescents constitue, à notre sens, un

point d’ancrage important, renforcé visuellement par la parfaite symétrie des phrases

japonaises et de leurs idéogrammes, qui traduisent l’intensité du lien qui unit ces jeunes

hommes. C’est d’ailleurs à ce titre que nous nous sommes permis d’ôter, dans la

traduction d’Yves-Marie Allioux, le « oui » de la réplique de Nagasugi Eisaku, laquelle

présentait alors une différence selon nous peu souhaitable, au vu de l’unité qui se

dégageait de cet échange verbal. La réception émotionnelle de la symbolique

bruegelienne se distingue également par une grande cohésion, même si la lecture qu’en

font les personnages se révèle toutefois différente. L’interprétation du « trou noir » en

tant que « conscience de soi » à laquelle se risque Fukami Shinsuke ne rencontre ainsi

aucune réelle adhésion. Nagasugi Eisaku en souligne le caractère très personnel, mais ne

la contredit pas pour autant, et n’y apporte aucun rectificatif. Éloigné de l’attitude de

Koizumi Kiyoshi, lequel s’était permis d’emblée de reprendre son interlocuteur, le

1

Trad. Yves-Marie Allioux, in NISHIKAWA Nagao, op. cit., p. 157.

Nous avons ici rectifié l’orde de noms des personnages, ainsi que la temporalité du récit, et avons remplacé « Nagasue », choix du traducteur, par « Nagasugi », ce qui nous paraît plus approprié.

rapport qui unit les quatre adolescents ne cultive pas la négation de l’altérité. C’est sur

ce point aussi que, unanimes, ils se retrouvent.

La discussion se poursuit par l’examen du tableau la Parabole des Aveugles (1568),1 dont Nagasugi Eisaku fournit alors, à la demande de Hayama Jun-ichi, une

interprétation : 「この盲人に道案内してもらってる絵は何だね。」羽山純一が言った。「こいつか…。フ ランドル地方に盲人が他の盲人の道しるべをすれば二人とも溝に落ちるという諺があ るんだな。その諺を書いたもんだよ。みな盲人だよ。」永杉英作が言った。「盲人が盲人 の道案内をする。ふん、すると、この後で手をつないでる奴、こいつらもみな盲人か。 くぼんだ眼をしてやがるねえ。」羽山純一が大きな頭を絵画集の上に突き出しながら言 った。「盲人に道案内さ。ちょうど俺達と同じさ。」永杉英作が少し嘲りを含んだ調子で 言った。「日本だね。」深見進介が同じ調子で言った。「日本だね。」羽山純一も同じ調子 で言った。2

– Le tableau où le chemin est indiqué par un aveugle, qu’est-ce que c’est ? » interrogea Hayama Jun-ichi.

– Cela ? Un proverbe flamand dit que si un aveugle conduit un autre aveugle sur le chemin, tous deux tombent dans la fosse. Ce proverbe est inscrit. Tous sont aveugles, lui répondit Nagasugi Eisaku.

– Un aveugle guidant un aveugle. Alors ils sont tous aveugles ? Même ce type-là derrière qui ne donne pas la main ? Oui, il a les yeux enfoncés, fit Hayama Jun-ichi en penchant sa grande tête au-dessus du recueil d’images.

– Guidé par des aveugles. C’est exactement comme nous, déclara Nagasugi Eisaku d’un ton légèrement railleur.

– Ah oui ? Oui, c’est nous, acquiesça sur le même ton Kiyama Shôgo, comme entraîné par le ton railleur de Nagasugi Eisaku.

– C’est le Japon, dit Fukami Shinsuke sur le même ton.

– C’est le Japon, dit Hayama Jun-ichi également sur le même ton.

1

Voir Annexes, Figure 6, p. IV.

2

À première vue anodines, ces diverses réflexions se révèlent particulièrement

saisissantes à la lumière de la morale illustrée par cette toile. Dénonciation des meneurs

ignorants et les suiveurs imprudents, cette sagesse proverbiale connaît ainsi une funeste

résonance, devant l’anticipation narrative du sort tragique des compagnons du

protagoniste et de l’effroyable conflit qui vient de débuter sur le continent chinois.

Pictural, le grotesque de cet avertissement ne manque pas en outre de contribuer au

surgissement de la propre représentation nomaïenne de l’orientation individuelle. En

outre, probablement conscient de la proximité du danger, Nagasugi Eisaku adopte alors

un ton ironique, dans le but d’exorciser ses incertitudes face à l’avenir. Reproduit à

l’identique par ses trois amis, cette esquive fait ainsi écho à la peinture esquissée par

l’artiste flamand, en une mise en abyme des plus sombres.

Ignoré au cours de l’examen préalable de Fukami Shinsuke, le tableau les grands

Poissons mangent les petits (1556),1 dans lequel un gros poisson échoué dont la bouche béante laisse entrevoir nombre de victimes inertes, est aussi sujet à interprétation :

「俺はこの魚の顔を見てると、あの鼻親父を思い出すよ。」木山省吾が言った。