• Aucun résultat trouvé

I. INTRODUCTION

I.2. A Adolescence

Second fils de Matsue et Uichi,51 Noma Hiroshi naît à Kôbe, le 23 février 1915, dans un milieu plutôt modeste : venu du monde agricole, son père exerce le métier d’ingénieur

électricien dans une centrale thermique, après de longues études qu’il a dû financer par

50

Fukushima Yoshio, Le Journal « introspectif » durant la Guerre de Noma Hiroshi (Noma Hiroshi no

naisei senchû-nikki), in Asahi Shimbun Weekly AERA, 13-20 août 2001 ; 福島義雄、『野間宏の「内省」

戦中日記』、「Asahi Shimbun Weekly AERA」、13-20. 8. 2001.

51

ses propres moyens ; sa mère provient quant à elle d’une famille de petits commerçants.

À cette époque, le Japon est au faîte de son prestige international, après avoir déclaré la

guerre contre l’Allemagne en 1914, et s’être emparé de l’ensemble des possessions

asiatiques de celle-ci en Chine et dans le Pacifique. Sans avoir réellement eu a supporter

le coût des combats, l’archipel est ainsi qualifié en 1918 de « grande puissance

victorieuse », une reconnaissance que parachève son exceptionnel essor industriel. Sous

le règne de son cent vingt-troisième empereur, Taishô (大正 : 1912-1926), le pays n’est dès lors pas loin d’être considéré, dans le concert des nations, comme une

« démocratie », de par ses progrès vers le parlementarisme, le pacifisme, le

désarmement,52 et ce, malgré certaines périodes aiguës d’instabilité sociale.

Noma Hiroshi n’est âgé que de onze ans,53 lorsque son père décède des suites d’une maladie pulmonaire. Élevé dans une situation impécunieuse, il effectue néanmoins,

grâce aux sacrifices d’une mère courageuse et volontaire, une scolarité prometteuse

entre Ôsaka et Kyôto, au coeur de la culture du Kansai.54 Doué d’une grande sensibilité poétique, il s’inscrit en avril 1932 à la section littéraire du lycée Daisan de Kyôto.

Durant les trois années qui s’ensuivent, le journal qu’il tient avec assiduité illustre les

affres adolescentes de ce garçon sensible, lancé, éperdu, en quête d’affirmations.

Entièrement vouées aux variations d’une individualité en construction, ses notes

52

VIÉ Michel, « Le Japon contemporain », PUF, Paris, 1991, pp. 81-83.

53

Au décès de son père, Noma était bel et bien dans sa onzième et non pas deuxième année, comme le prétend Doug Slaymaker, sans doute trompé par la succession verticale de deux idéogrammes « un » (一 一) – soit « onze » – qu’il interpréta vraisemblablement, à tort, comme un « deux » (二) ; voir : SLAYMAKER Doug, « Noma Hiroshi », in Japanese Fiction Writers Since World War II, Dictionary of Literary Biography, V. 182, Ed. Van C. Gessel, Gale Research, Detroit, 1997, p. 156.

54

Kansai (関西) : région comprise entre Ôsaka, Kôbe et Kyôto, signifiant littéralement « Ouest de la barrière », par opposition à la région de Tôkyô, l’« Est de la barrière », le Kantô (関東).

quotidiennes ne décrivent ainsi que les péripéties de son intimité et ne laissent

transparaître que peu de réflexions sur le monde extérieur. Rongé par la culpabilité de sa

dépendance financière vis-à-vis de sa mère, découragé par ses divers échecs inhérents à

son inexpérience, tant sur les plans artistiques que relationnels, Noma s’y révèle sous le

jour sombre d’une souffrance tenace, qui le pousse même par moments à un profond

désespoir. Le 9 janvier 1933, il écrit :

俺のような奴はだめだ。しかし死ねない。55

Un type comme moi n’est bon à rien. Mais, je ne peux pas mourir.

En proie à de vives pulsions suicidaires, l’adolescent s’en écarte toutefois grâce à un

sens prononcé de l’édification personnelle que lui dicte le devoir de réussite qu’il

s’impose. Travaillé par une libido qu’il juge démesurée, alimentée par un manque

sexuel, auquel il ne parvient pas à se soustraire, Noma évoque entre autres, à plusieurs

reprises, deux sujets qui deviendront dans ses oeuvres des thèmes de prédilection : la

« passion » (koi ; 恋) et la « chair » (nikutai ; 肉体).56 À ses questions viennent s’ajouter de façon récurrente ses réflexions sur la « chasteté » (teisô ; 貞操), le « péché » (tsumi ; 罪) ou encore l’« onanisme » (shuin ; 手淫). Peu concluantes, ses gammes sentimentales avec la gent féminine le voient traverser des stades avancés de frustration,

ponctués par des phases d’idéalisation totale et d’aspiration fusionnelle, tendances

qu’incarneront par ailleurs certains de ses protagonistes romanesques. Due à une

timidité maladive, sa peur de rougir et sa maladresse parfois brutale l’empêchent ainsi

55

Noma Hiroshi, Journal d’un Écrivain pendant la Guerre : 1932-1945, op. cit., p. 21.

56

Voir par exemple : Noma Hiroshi, Deux Chairs (Futatsu no Nikutai), décembre 1946 ; 野間宏、「二つ の肉体」、昭二十一年十二月.

douloureusement de parvenir à une relation de couple équilibrée. Parfois violemment

romantique, Noma se distancie cependant, au gré de ses déboires amoureux, d’une

idéalisation de sa souffrance. Et dans les moments d’abattement, il se réfugie dans la

prière, comme le 11 juin 1933 :

こんなとき念仏をとなえる。力強い気持ちが帰ってくる。57

Ces temps, je récite les invocations à Bouddha. Je reprends ainsi courage.

Dès son plus jeune âge, Noma est en effet influencé par la croyance de son père. Ce

bouddhiste fervent, attaché à l’enseignement de Shinran,58 a en effet réuni plusieurs disciples au sein d’une secte, fondée avec l’aide de son épouse dans sa propre demeure.

Son enfance durant, Hiroshi est ainsi amené à rencontrer bon nombre de fidèles, venus

se recueillir dans le cadre de ce cercle de prière hétérogène : paysans, commerçants,

employés, ménagères et défavorisés s’y côtoient régulièrement.59 Attentif aux prédications de son père, lequel espérait voir son fils lui succéder un jour, Noma retient

par coeur plusieurs soutras ; l’atmosphère de recueillement parfois pesante de son

domicile déteint profondément sur lui. Le développement de sa foi se révèle en outre

57

Noma Hiroshi, op. cit., p. 82.

58

Shinran Shônin (親鸞上人 : 1173-1262) : religieux bouddhiste dont les enseignements novateurs, s’écartant des préceptes de Hônen (法然 : 1133-1212), donnèrent lieu à la fondation de la « Nouvelle secte de la Terre Pure ». Pour lui, une vie d’honnête homme suffisait pour que le fidèle puisse atteindre le paradis de l’Ouest, à condition toutefois qu’Amida – nom japonais du bouddha Amitâbha – lui eût insufflé la foi.

59

Noma évoquera l’environnement bouddhiste de son enfance et la question de sa foi dans plusieurs articles dont Pris entre le Miroir (Kagami ni hasamarete), in Figures (Gunzô), janvier 1959 et Shinran, in Art contemporain (Gendai geijutsu), novembre 1960 ; 野間宏、『鏡に挟まれて』、「群像」、昭三十四

plutôt inégal.60 Progressivement, il aspire en effet à se départir de certains réflexes spirituels et moralisateurs, afin de favoriser l’approfondissement de ses véritables

centres d’intérêt que sont la philosophie, la poésie et la littérature. Preuve de son

émancipation intellectuelle, il avance, le 21 janvier 1933 :

道徳は、絶対的なものではない。どれが善であり、悪であるかというのは、全く相対的 にいわれるものである。61

La morale n’est pas absolue. La distinction entre le Bien et le Mal est quelque chose de tout à fait relatif.

Riches d’un plus large horizon, les pages de son journal recueillent désormais plusieurs

interrogations sur le sens des concepts de « liberté » (jiyû ; 自由) et de « prise de conscience » (jikaku ; 自覚), ce qu’entretient une lecture frénétique d’oeuvres diverses, à commencer par des auteurs japonais réputés comme Natsume Sôseki (夏目漱石 ; 1867-1916), Akutagawa Ryûnosuke (芥川龍之介 ; 1892-1927) ou Tanizaki Jun-ichirô (谷 崎 潤 一 郎 ; 1886-1965). En octobre 1932, en collaboration avec deux de ses camarades et amis, Urio Tadao (瓜生忠夫) et Fuji Masaharu (富士正晴), il se lance dans la rédaction d’une petite revue, Trois Hommes (Sannin ; 三人), titre principalement axé sur leurs créations romanesques et poétiques, qui connaîtra vingt-huit numéros avant de

s’achever dix ans plus tard. Rencontre déterminante, Noma fait alors la connaissance de

Takeuchi Katsutarô (竹内勝太郎 ; 1894-1935), poète plutôt méconnu à l’époque, dont il devient le disciple. Celui-ci l’introduit à la pensée philosophique de Nishida Kitarô (西

月.

60

Son lent acheminement spirituel lui inspirera, entre autres écrits, un long roman, Là s’élève ma Tour (Wa ga tô wa soko ni tatsu), paru de novembre 1960 à novembre 1961 ; 野間宏、「わが塔はそこに立 つ」、昭三十五年十一月-三十六年十一

61

田 幾 多 郎 ; 1870-1945),62 ainsi qu’à la littérature occidentale, principalement le mouvement symboliste, dont lui-même se revendique. Grandement influencé par les

textes de Charles Baudelaire – une partie de son oeuvre est traduite au Japon dès

190563 –, Noma accueille cette initiation comme une révélation porteuse d’un champ artistique neuf, à même de favoriser de façon inédite l’éclosion de ses élans créatifs. Et

le 1er novembre 1934, il affirme sans détour :

私の中には、「西洋」がある。64 En moi, il y a de « l’Occident ».

En vogue au Japon depuis la fin du XIXème siècle, cette fascination pour la modernité

des lettres occidentales coïncide, chez Noma, avec une volonté redoublée d’installer

définitivement, au centre de son existence, l’établissement d’un projet littéraire novateur

d’envergure. Aussi bien techniques que métaphysiques, ses recherches sont désormais

guidées par les créations des Français Stéphane Mallarmé, Remy de Gourmont, Paul

Valéry et Marcel Proust. De plus, dans son journal intime, il commente brièvement des

auteurs tels que Henri Bergson, Alain, Rainer Maria Rilke, Friedrich Nietzsche, Fedor

Mikhaïlovitch Dostoïevski ou encore Giovanni Boccaccio. En outre, ses investigations

ne se limitent pas uniquement au monde des lettres, mais englobent l’ensemble des

beaux-arts : il apprécie la stylisation des femmes de Amedeo Modigliani et envie

62

Nishida Kitarô (西田幾多郎 ; 1870-1945) : influencé par le Zen, cet intellectuel japonais introduit le concept occidental de philosophie au Japon et cherche, dans un style novateur et original, à décrire l’ontologie du monde. Professeur à l’Université impériale de Kyôto de 1910 à 1928, il forme plusieurs philosophes, tel Tanabe Hajime (田辺元 ; 1885-1902) que Noma lit aussi avec attention.

KATO Shûichi, « Histoire de la Littérature japonaise », tome 3 : l’époque moderne, traduit du japonais par E. Dale Saunders, Fayard – Intertextes, Paris, 1986, pp. 149-151.

63

PIGEOT Jacqueline, op. cit., p. 88.

64

l’expressivité des sculptures d’Auguste Rodin, laquelle participe directement à sa propre

réflexion sur le corps. L’artiste qui produit toutefois le plus grand effet sur sa personne

demeure, sans conteste, André Gide – cité pour la première fois au Japon en 1910,

celui-ci devient fort apprécié dès 192165 –, au sujet duquel il déclare, le 26 janvier 1935 :

ジイドは結論しない。ジイドは投げ出すだけだ。これが芸術稼の偉大さであ 正しい

rofonde affirmation. [...] Gide a écrit l’odeur de la vie et de la chair.

la prédominance purement artistique des aspirations de Noma. Ce n’est que plus tard, à

り、 本能である。そして、又、正しい懐疑、深い肯定につながる、ものである。[...] ジイド は生命、肉体の臭いをかいた。66

Gide ne conclut pas. Gide ne fait que proposer. C’est cela la grandeur d’un artiste, son véritable instinct. Et c’est quelque chose qui débouche sur des doutes authentiques, ainsi que sur une p

Outre le fait d’être né au sein d’une famille religieuse, d’avoir été orphelin de père à

l’âge de onze ans et d’être en proie à certains démons, Noma trouve en Gide plus que de

simples accointances : un modèle d’éthique et d’esthétique littéraires. Les oeuvres de

l’écrivain français tendent en effet à réaffirmer l’importance des qualités humaines par

rapport au déterminisme naturaliste et proposent une acuité textuelle que le jeune

Japonais souhaite pouvoir lui-même intégrer. De plus, celui-ci apprécie la finalité

existentielle, assumée avec une grande cohérence intellectuelle, de l’art gidien. Enfin, le

refus du futur Prix Nobel, réitéré lors de sa première partie de carrière, de se hasarder

hors de la sphère littéraire de peur de s’y compromettre, correspond bien, pour l’heure, à

65

Yamanouchi Yoshio (山内義雄 : 1894-1973) traduit par exemple La Porte étroite en 1923 et Ishikawa Jun (石川潤 : 1899-1987) l’Immoraliste en 1924. En outre, à partir de 1934, les éditions Kinseidô (金 星堂) et Kensetsusha (建設社) proposent toutes deux les Oeuvres complètes d’André Gide (Andore Jîdo zenshû ; アンドレ・ジイド全集).

66

l’université, que celui-ci éprouvera la nécessité de s’ouvrir aux enjeux politiques et

sociaux, afin de saisir pleinement la réalité du monde dans sa complexité.