I. INTRODUCTION
I.2. D Après-guerre
Le 15 août 1945 à midi, l’empereur annonce la fin du conflit à son peuple dans un
discours radiophonique à l’occasion duquel, pour la toute première fois, il fait entendre
le son de sa voix. À la tête d’un corps expéditionnaire soigneusement préparé, Mac
1
Arthur gère désormais au nom des Alliés l’occupation militaire de l’archipel. Au cours
de cette période transitoire de plus de six ans, il aura pour tâche ambitieuse d’établir un
Japon pacifique, purgé de ses structures totalitaires, et dont les nouvelles institutions ne
devront plus constituer une menace pour les États-Unis.1 Or, face aux succès des communistes chinois et au commencement de la guerre froide, les autorités américaines
abandonnent vite leurs visées punitives préalables et optent pour le maintien de la
plupart des acteurs politiques, administratifs et économiques du militarisme nippon.
Pragmatiques, ils éludent ainsi à dessein la question de la culpabilité de Hiro-Hito, mais
rétablissent toutefois le monarque, dépouillé de son aura divine, dans un rôle de
souverain symbolique, soumis dorénavant aux exigences démocratiques d’une nouvelle
constitution profondément remaniée. S’ensuit une profonde restructuration, véritable
« révolution d’en-haut »2 : les organes du pouvoir sont décentralisés, la police réformée, les prisonniers politiques libérés, les droits civiques et syndicaux réintroduits, le
remaniement du système agraire entrepris et l’enseignement réaménagé.
Au jour de la défaite, le Japon n’est plus qu’un vaste champ de ruines. À l’exception de
Kyôto, épargnée pour son patrimoine culturel, 40 % de la superficie des cités de
l’archipel se trouvent réduites en cendres par d’intensifs bombardements incendiaires.
Parmi les rescapés, c’est le soulagement qui paraît cependant dominer le sentiment
général : libérés des contraintes oppressantes du gouvernement militariste, affranchis de
la charge de gouverner et demeurés sans haine à l’endroit des vainqueurs,3 les Japonais
1
« The Cambridge History of Japan », op. cit., p. 154.
2
« Revolution from above » : DOWER John W., « Embracing Defeat : Japan in the Wake of World War II », W. W. Norton & Company – The New Press, New York, 1999, pp. 80-82.
3
cherchent avant tout à assurer leur survie dans le chaos des décombres, où règnent
désormais la débrouillardise, l’aventure et l’indépendance. Ardue, la nécessité de cette
réorientation individuelle – un thème abordé par les nouvelles Sensation de Destruction1 et Lune rouge dans le Visage2 – est, semble-t-il, anticipée par Noma, lequel inscrit dans ses notes, le 20 juin 1944 :
自分の再出発するには、おそすぎるかもしれぬ。しかし、自分は、道をさがし出さねば ならぬ。3
Il est sans doute trop tard pour un nouveau départ. Pourtant, il me faut moi-même chercher mon chemin.
Rédigé au cours de la dernière phase du conflit, cet extrait illustre bien, à notre avis, le
fait que Noma ne confond pas ses propres destinées avec celles du Japon impérial.
Convaincu de ne pas pouvoir faire fi du passé, il s’efforce ainsi de retrouver la
cohérence d’une affirmation personnelle jusque-là malmenée par la tourmente
militariste. Ce cheminement réflexif entrepris durant la guerre arrive ainsi à maturité,
une fois la paix rétablie. Déterminé à concrétiser son ambition d’écrivain, Noma quitte
aussitôt Ôsaka pour rejoindre Tôkyô. Dans un premier temps, il y vit seul, entretenant
une correspondance épistolaire régulière avec son épouse, demeurée dans le Kansai. Il
fréquente avec assiduité les différents cercles intellectuels de la capitale et se lance dans
la rédaction d’un premier récit qui devra répondre à la forte attente du moment. Au sein
d’un public en quête de repères, le désir d’une littérature libre, roborative et créatrice se
1
Noma Hiroshi, Sensation de Destruction (Hôkai kankaku), février - mars 1948 ; 野間宏、「崩解感覚」、 昭二十三年ニ月-三月.
2
Noma Hiroshi, Lune rouge dans le Visage (Kao no naka no akai tsuki), août 1947 ; 野間宏、「顔の中の 赤い月」、昭二十二年八月.
3
révèle en effet des plus vifs. Au contraire de l’Allemagne, cet autre pays vaincu, où le
sens de la culpabilité nationale, frôlant parfois le masochisme, paralyse la créativité
artistique de façon quasi absolue, les auteurs japonais ne remettent nullement en cause
le dynamisme et les qualités de leur nation et entament dès la fin 1945, malgré la
pénurie de papier et une censure américaine attentive, une extraordinaire période
d’activité littéraire. Cet élan implique, pour Noma, le recouvrement de l’énergie qui
l’animait avant la guerre du Pacifique, comme il l’exprime, le 4 mai 1945 :
あの学生時代の強烈さを、俺はどこに蔵していると言えるのか。1
Où pourrais-je prétendre conserver la vigueur de mon époque estudiantine ?
Époque existentielle charnière, ses années passées à l’Université de Kyôto constituent
également le cadre de Sombres Tableaux,2 nouvelle qui lance, en 1946, sa carrière de romancier. Si le contexte littéraire compte alors plusieurs auteurs renommés
d’avant-guerre, tels que Tanizaki Jun-ichirô (谷崎潤一郎 ; 1886-1965) ou Nagai Kafû (永井荷風 ; 1879-1959), ce texte annonce quant à lui l’émergence de la génération d’écrivains de l’immédiat après-conflit, dont Noma devient, selon la critique, le
porte-étendard. En 1947, auréolé de ce succès, il rejoint la rédaction de la revue
Littérature moderne (Kindai Bungaku ; 近代文学). Apparu en janvier 1946, ce titre regroupe plusieurs intellectuels de sensibilité marxiste, qui oeuvrent pour que la
littérature ne soit plus considérée comme le simple auxiliaire de la politique, tout en
1
Noma Hiroshi, op. cit., p. 904.
2
Noma Hiroshi, Sombres Tableaux (Kurai E), avril - octobre 1946 ; 野間宏、「暗い絵」昭二十一年四 月-十月.
cherchant à déjouer le piège dogmatique de la littérature prolétarienne.1 Ce débat entre littérature et politique déchire également les rangs communistes que rejoint Noma, fin
1946. Malgré son attachement pour le parti, il y subit de nombreuses attaques, en
particulier pour l’approche individuelle et non de classe qu’il développe dans ses
oeuvres. Mais les garants de l’orthodoxie communiste ne parviendront pas à lui imposer
le sacrifice de ses conceptions à des fins purement idéologiques. Fort de ses convictions
littéraires, il poursuit donc ses compositions, comme il l’annonce non sans un certain
enthousiasme à son épouse, le 31 mars 1947 :
非常に元気で仕事をしています。軍隊でつくった体が、いま、役に立っているのでしょ う。2
Je travaille avec une ardeur extraordinaire. Ce corps endurci par l’armée est désormais fort utile.
Inlassable écrivain doté d’une robustesse physique qui imprègne solidement son style,
Noma, incontournable auteur estampillé « après-guerre », réussit à se maintenir en
bonne place dans le monde intellectuel japonais, au-delà du 28 avril 1952, date de la
ratification du traité de San Francisco, lequel signifie le terme de l’occupation
états-unienne. Au bénéfice d’un rythme rédactionnel élevé, polyvalent, il est versé non
seulement dans le roman, la poésie et la philosophie, mais également dans la critique
littéraire et cinématographique. Pacifiste à l’idéal marxiste, son appréciation du
socialisme soviétique se fait en outre plus critique – tout comme André Gide en 1936 –,
après s’être rendu sur invitation en U.R.S.S.. En 1962, la réalité du régime stalinien,
décrite par Aleksandr Issaïevitch Soljenitsyn dans Un jour d’Ivan Denisovitch, achève
1
KEEN Donald, op. cit., pp. 970-972.
2
sa profonde désillusion à l’égard du socialisme contemporain. C’est dans le bouddhisme
de Shinran qu’il recherche dès lors, contre toute attente, une perspective viable pour le
communisme japonais. Une initiative audacieuse qui contribue, en 1964, à la radiation
du parti de ce membre aux idées décidément trop iconoclastes. Ne renonçant pas pour
autant à son engagement d’intellectuel, Noma met alors son activisme au service de la
cause écologiste, ainsi que de celle du tiers-monde, dont il s’efforce de promouvoir les
écrivains. Il s’éteindra finalement le 2 janvier 1991, laissant inachevé un ultime roman :
Première partie
CARREFOUR (1937)
僕の前に道はない 僕の後ろに道は出来る[...]
『道程』1、高村光太郎
Devant moi, il n’y a de chemin Derrière moi, un chemin possible [...]
Acheminement, Takamura Kôtarô2
II. SOMBRES TABLEAUX.
ombres Tableaux3 n’est pas, à proprement parler, le premier projet romanesque de Noma Hiroshi. Au moment de la parution de cette oeuvre,
celui-ci a en effet déjà esquissé les bases de son récit fleuve Le Cercle des
Jeunes Hommes ;4 il convient également de mentionner ses tout premiers écrits, parus
dans la revue de son adolescence, Trois Hommes (Sannin ; 三人), qu’il rédige avec ses camarades de collège. Sans conteste, Sombres Tableaux constitue cependant son
véritable point de départ littéraire. Publié en trois temps, avril, août et octobre 1946,
dans le magazine L’Abeille jaune (Kibachi ; 黄 蜂), cette nouvelle, qui compte approximativement 60'000 signes, s’affirme rapidement comme une référence
S
1
Takamura Kôtarô, Acheminement (Dôtei), in Oeuvres complètes de Takamura Kôtarô (Takamura Kôtarô zenshû), Chikuma shobô, dai ikkan, 1957, p. 253 ; 高村光太郎、『道程』、「高村光太郎全集」、第一 巻、筑摩書房、昭三十二年.
2
Sculpteur et poète, Takamura Kôtarô (高村光太郎 : 1883-1956) attire l’attention de Noma qui, alors âgé de dix-huit ans, note, enthousiaste, dans son journal intime, le 10 décembre 1933 : « Je pense que le poème de Takamura Kôtarô intitulé Acheminement est vraiment remarquable » (Takamura Kôtarô no « Dôtei » to iu uta wa, taihen ii to omou ; 高村光太郎の「道」という詩は、大変いいと思う). À noter que, malgré l’emploi sinplificateur de l’idéogramme « chemin » (michi ; 道), Noma désigne ici, sans aucun doute, le poème Acheminement ; Noma Hiroshi, Journal d’un Écrivain pendant la Guerre :
1932-1945 (Sakka no senchû nikki), op. cit., p.133.
3
Noma Hiroshi, Sombres Tableaux (Kurai e), avril - octobre 1946 ; 野間宏、「暗い絵」昭二十一年四月 -十月.
4
Noma Hiroshi, Le Cercle des jeunes Hommes (Seinen no wa), avril 1949 à janvier1971 ; 野間宏、「青年
incontournable de la littérature japonaise de cette période, ce que confirme le critique
Honda Shûgodans son ouvrage de référence Histoire du Roman de l’Après-guerre :
戦後派作家の第一声であり、ある意味では戦後文学全体の第一声ともいうべき野間宏の 『暗い絵』。1
La première voix des Sengo-ha2 et, en un sens, de toute la littérature d’après-guerre, c’est Sombres Tableaux de Noma Hiroshi.
Largement inspirée par son propre vécu de sympathisant activiste, cette nouvelle narre
la journée déterminante de Fukami Shinsuke, un jeune étudiant pris dans la tourmente
d’un Japon entré en guerre depuis peu. Conceptualisé durant le conflit mondial, puis
élaboré dans la frénésie créatrice des premiers mois qui suivent la capitulation, ce récit,
fortement empreint du traumatisme des années militaristes, est dédié aux compagnons
de Noma, disparus lors des différentes purges visant à éradiquer les groupements
marxistes dont l’Université de Kyôto faisait figure d’ultime bastion. Dans un essai de
février 1948, intitulé De mon Oeuvre, il revient ainsi sur les circonstances tragiques de
cette rédaction : 『暗い絵』は、京都大学の学生運動を題材にしたものであるが、このモチーフが生まれ たのは昭和十四年頃だった。それを僕は戦争中ずつと自分の中にもち歩いた。この最初 の書き出しのところは、戦争中下村正夫に見せたことがあり、桑原武夫に話したことも ある。その草稿はなくなつてしまつたが、敗戦の年九月除かれ自分のうちにうつせきし ていたものが、爆発するような形で書いたもので、そのために文章言葉にむらが多くあ らあらしい、肌ざわりもよくないところがある。しかしエネルギーはこもつていると思 1
Honda Shûgo, Histoire du Roman de l’Après-guerre (Monogatari sengo bungaku-shi), Shinchôsha, 1955 ; 本多秋五、「物語戦後文学史」、新潮社、昭三十年.
2
« Sengo-ha » (戦後派 : littéralement « école de l’après-guerre »), terme qui désigne les écrivains japonais de l’après-guerre, soit généralement de 1945 à 1955.
う。この作品を書きながら常に自分が頭に浮べていたものは獄死した布施杜生のことで
あり、彼を殺したものに対する憤りを支えにして、毎日机に向つたものである。1
Sombres Tableaux a pour sujet l’activisme estudiantin de l’Université de Kyôto ; c’est vers 1939 que ce motif m’est apparu. J’ai ainsi avancé durant toute la guerre en le portant en moi. Au cours du conflit, j’en ai montré une première esquisse à Shimomura Masao et en ai aussi parlé avec Kuwahara Takeo. Ce brouillon a malheureusement disparu, mais, en septembre de l’année de la capitulation, j’ai extirpé cette chose qui couvait en moi, et l’ai exprimée à la manière d’une bombe, en utilisant des mots violents, rudes à supporter. Or, je pense que cela confère de l’énergie au texte. En écrivant cette oeuvre, ce qui me venait souvent à l’esprit, c’était le décès en prison de Fuse Morio2 : renforcé par mon indignation envers les responsables de sa mort, je gagnais chaque jour mon pupitre.
Témoignage de l’« Après-guerre créatrice », mouvement artistique japonais qui traduit
« le désarroi, sinon le désespoir de toute une génération sacrifiée »,3 Sombres Tableaux véhicule le souffle d’un nouvel âge littéraire. Texte à l’intense densité, alliant aux motifs
picturaux de Pieter Bruegel (env. 1525-1569) une étonnante élaboration narrative, cette
nouvelle ambitieuse permet à Noma, alors âgé de trente et un ans, d’embrasser enfin la
carrière d’écrivain si longtemps espérée, et qu’il n’abandonnera dès lors qu’à sa mort.
Doué d’une volonté farouche de retranscrire les circonstances de ce passé douloureux
dont les stigmates encore chauds semblent ne jamais pouvoir définitivement se résorber,
celui-ci retrace ainsi, dans une direction résolument romanesque, l’étape liminaire de la
longue pérégrination qui fut la sienne durant la guerre.
1
Noma Hiroshi, De mon Oeuvre (Jibun no sakuhin ni tsuite), in Oeuvres complètes de Noma Hiroshi (Noma Hiroshi no zenshû), 5 kan, zen 14 kan, Iwanami shoten, 1987, pp. 269-270 ; 野間宏、『自分の 作品について』、野間宏作品集、5 巻、全 14 巻、岩波書店、昭六十二年.
2
Fuse Morio (布施杜生 : 1914-1944), dissident révolutionnaire japonais, mort lors de sa détention à la prison de Kyôto.
3
SIEFFERT René, « Treize Siècles de Lettres japonaises (du XVe au XXe siècle) », PUF, Vol. 2, Paris, 2001, p. 486.
Afin de privilégier la mise au jour de ce récit, nous répartirons nos investigations en
quatre chapitres : nous entamerons tout d’abord nos analyses par une appréciation de la
structure et de la temporalité de la nouvelle ; puis, nous envisagerons la place occupée
par les images bruegeliennes ; nous aborderons ensuite la trame principale de cette
oeuvre, afin de cerner le dilemme du personnage principal, ainsi que les enjeux qu’il
comporte ; nous terminerons enfin notre examen par la notion de chemin individuel,
sorte de fil rouge nomaïen que nous tenterons de suivre tout au long de notre corpus,
avant de conclure par une évaluation des dimensions thématiques de « résistance » et