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I. INTRODUCTION

II.3. C Distorsion

Après avoir quitté le groupe d’étudiants, Fukami Shinsuke emprunte le sentier pentu

d’une petite montagne, dans le but de se rendre chez son ami Nagasugi Eisaku.

L’apaisement nocturne, qui contraste la pénombre et les polémiques oppressives de la

cantine, l’amène à retrouver le calme, ce qui favorise la poursuite réflexive de sa quête

d’intégration. Dans ce troisième sous-chapitre, nous franchirons un palier au sein de

l’intimité du personnage, en abordant notamment les difficultés entraînées par sa

relation amoureuse, ainsi que les restrictions imposées par sa manière d’envisager son

propre devenir. En outre, nous découvrirons les étonnantes implications revêtues par les

manifestations de sa conscience corporelle.

Au contact de la nature, Fukami Shinsuke abandonne quelque peu la rigidité de son

retranchement intérieur. Au cours de sa marche, il paraît en effet animé d’un élan

prometteur. Sous le ciel étoilé, un phénomène des plus singuliers oeuvre en lui :

まだ月をその自分の姿の中に隠しもっている山端の松林、その上の明るみ渡る空を背に 坂を下って行くと坂道なので、ひとりでに彼の眼は頭の上に拡がっている巨大な星の流 れのような輝きに吸い寄せられて行った。重い動き。動いているような星の層が、直接、 彼の心に密接な関係を持っているかのような星々の群が、空からその輝きを撒いて、彼

のこの心の中の混濁を洗うかのような感じがしていた。1

Au-dessus des pins du bord de la montagne qui dissimulaient encore la lune de leur silhouette, et alors qu’il descendait le chemin en pente tournant le dos à un ciel rempli de lueurs, ses yeux

1

furent attirés par des scintillements semblables à de gigantesques traînées d’étoiles qui s’amplifiaient au-dessus de lui. Un mouvement lourd. Les strates de ces astres frémissants, ces groupes d’étoiles qui répandaient du haut des cieux leurs éclats, lui donnaient l’impression d’entretenir directement avec son âme un lien mystérieux, comme si elles lavaient les troubles de son coeur.

Aperçu succinct de la stylisation lyrique nomaïenne, le motif du ciel, lequel s’étend

désormais à l’espace, ouvre, dans ce passage, plusieurs pistes de réflexion.

Respectivement noir, puis embrasé, lors des deux premiers épisodes de la nouvelle,1 celui-ci recouvre, cette fois-ci, une valeur positive, alimentée par les motifs stellaires,2 sources de lumière et de mouvement. Repoussoir d’une société figée et divisée,

l’amplitude de cette dynamique cosmique paraît apporter, malgré son incommensurable

lourdeur, une sorte d’exutoire à l’existence stagnante et atrophiée du protagoniste.

Succédant à son incompatibilité avec le monde extérieur, cette étrange relation aux

vertus purificatrices donne à penser qu’elle procure ainsi à Fukami Shinsuke un inédit

sentiment d’harmonie.

Or, cet intermède se voit rapidement contrarié par le surgissement d’une nouvelle

dimension conflictuelle de la problématique du personnage : sa relation amoureuse. La

réminiscence inopinée de son amie, Kitazumi Yuki, et de leur histoire chaotique lui

replonge en effet le coeur dans le doute :

1

Voir sous-chapitres II.2.A, Sombres compositions, p. 79, et II.2.C, Souffrance, p. 94.

2

À noter que la mise en perspective d’une problématique personnelle à travers la stylisation de la galaxie fera notamment l’objet d’un poème nomaïen : La Souffrance des Constellations(Seiza no itami), mars 1949 ; 野間宏、「星座の痛み」、昭二十四年三月.

この一年間ほど離れたり即いたりして、何か何時も肉体的に心情的に不一致の点を残し、 近づこうとしては、再び遠ざかっていた関係が、急に近々と結び合うまで近づきながら、 肉体的に深見進介が急激な近寄りを見せたために若い女の保身の心か、或いは極度の貞 潔感のためか、将来の不安、社会地位の保持のためか、もちろんこれらのすべてがその 理由であったのであるが、北住由起の住まう大阪の郊外の家から侮蔑と嘲笑と嫌悪と心 理的抵抗とまた逆に極度の恋情と哀慕と讃嘆を交えた深い絶望の心を抱き、出て来た。 1

Pendant un an environ, ils s’étaient séparés, puis retrouvés, demeurant toujours corporellement et sentimentalement désunis ; au moment de s’approcher, ils s’éloignaient de plus belle, puis se rapprochaient brusquement jusqu’au seuil de l’union ; cela trouvait sans doute son explication dans l’inclination charnelle trop vive de Fukami Shinsuke que ne pouvait soutenir le coeur réservé de cette jeune femme, à cause d’un sentiment de chasteté excessif, des incertitudes quant à son avenir, ou encore du maintien de son statut social, voire évidemment pour toutes ces raisons ; Kitazumi Yuki contrariait le coeur impulsif et violent de Fukami Shinsuke : celui-ci ressortait de sa maison de la banlieue d’Ôsaka en proie à un profond désespoir où se mêlaient mépris, raillerie, haine, résistance psychologique, ou encore, au contraire, passion excessive, désir et émerveillement.

Symptomatiques, les discontinuités répétées de cette relation amoureuse exemplifient

l’incapacité de Fukami Shinsuke à s’intégrer dans un rapport à l’autre cohérent. Ce qui

frappe en effet, c’est son intenable position intermédiaire, écartelée entre penchants

extrêmes et opposés. Ce déséquilibre se voit d’ailleurs souligné par un style

excessivement lourd aux phrases interminables. Noma y démontre en outre une volonté

romanesque de tendre vers l’exhaustivité des mécanismes de fonctionnement de son

personnage, en les regroupant autour des trois axes privilégiés de son écriture : physique,

psychologique et social. Fukami Shinsuke apparaît ainsi victime, non pas de sa volonté

de préservation intérieure, mais, au contraire, d’une violente impulsivité qui pousse, à

son tour, sa partenaire, à un repli protecteur. Faute de véritable réciprocité, ses avancées

1

apparentes se voient ainsi systématiquement contraintes à régression. Cette inaptitude à

mettre un terme définitif à cet infécond va-et-vient renforce par conséquent plus encore

une solitude teintée de désespoir. Inconciliable du point de vue de Fukami Shinsuke,

l’amour répond donc de fait aux mêmes lois que la mouvance constitutive de la société.

Son échec amoureux peut être ainsi assimilé, à notre sens, à l’échec de sa relation au

monde.

Ses déboires sentimentaux mis entre parenthèses, Fukami Shinsuke en vient à

reconsidérer l’engagement de Koizumi Kiyoshi. Conscient de sa probable divergence, il

ne sait trop cependant vers quel parti se diriger. Enhardi, il se prend alors à imaginer une

action politique plus radicale que celle entreprise par ses camarades de classe. Mais le

« terrorisme »1 est trop étranger à ses dispositions premières. Assurément, il n’en a pas l’étoffe et serait par conséquent appelé à mourir rapidement. Il évoque ainsi sa

disparition : 深見進介は、何時も、こうした考えの最後に到達する死の問題の所まで来て、自己の消 減を承認することは出来ないと考えるのである。自分以外の存在がそこにありしかも自 分の姿はそこにないということ、これは堪えがたいことではないか。俺の体が、あの宇 宙のものを殺し、またものを生み出すという創造の窯の中に入って行くのだとして俺は 消える。俺というこの存在は消える、なくなる。この俺の足はなくなる。この手はなく なる。宇宙焜炉の火のなかでねえ。2

Chaque fois que Shinsuke Fukami arrivait ainsi, en dernier lieu, au problème de la mort, il songeait ne pas pouvoir reconnaître l’évanouissement du moi. Dire que les autres demeurent ici, alors que moi je ne suis plus, n’est-ce pas insupportable ? Mon corps entrera dans le four de la création universelle qui tue et fait renaître les choses : je vais disparaître. Cette existence qui est

1

« Je suis trop faible pour être un terroriste » (ore wa tero ni wa yowai ; 俺はテロには弱い), op. cit., p. 233.

2

la mienne va s’éteindre, s’évanouir. Mes pieds vont disparaître. Mes mains vont disparaître. Dans le feu du réchaud de l’univers.

Intriguant, cet extrait consacre la représentation fort personnelle que nourrit Fukami

Shinsuke de son existence. Centrée sur le « corps » (karada ; 体), celle-ci établit une relation avec l’immensité de l’univers, en tant que point d’origine de toutes choses, et

tend à confirmer les dispositions égocentriques du personnage. Réitérée d’une manière

emphatique quelque peu théâtrale, son incrédulité quant à la nécessité – un jour – de sa

mort laisse ainsi deviner l’immaturité d’un adolescent encore immortel, du moins en

partie, dans son inconscient. Bien que compréhensible, cette méconnaissance alimente

ainsi son postulat d’absolu du moi et contribue dès lors à maintenir le protagoniste dans

une passivité défensive dangereusement stérile face au monde extérieur. Comment en

effet envisager sérieusement, dans de telles conditions, la possibilité d’un quelconque

avenir ? 深見進介は、何者かに成ろうということを考えているのであった。そして、その時まで 自分を保持しなければならないと考えているのである。自分を守り、自分を維持し、そ の操作を持続し、やがて何らかそこから、偉大なもの輝かしい光を放つものが生れて来 なければならないと考えているのである。日本人は、いや日本の学生達はあまりにも生 命を粗末にする。あまりにも自己を保持しない。それ故何ものか偉大なものが生れよう としながら生れずに終わってしまったのであると彼は考えているのである。1

Fukami Shinsuke pensait à devenir quelqu’un. Il songeait devoir se conserver jusque-là. Se protéger, se préserver et maintenir cette opération pour que, bientôt, naisse de là quelque chose qui libérerait une gigantesque lumière brillante. Les Japonais, ou plutôt non, les étudiants japonais négligent beaucoup leur existence ; ils ne protègent pas beaucoup leur être ; c’est peut-être pour cela que, voulant faire naître de grandes choses, ils disparaissent finalement sans rien, estimait-il.

1

Retranché dans son for intérieur, Fukami Shinsuke n’en reste pas moins animé d’une

ambition créatrice qu’il souhaite, non sans un certain idéalisme, des plus favorables. Or,

cette aspiration le conduit à la contradiction patente d’une croyance en l’émergence, ex

nihilo, d’un épanouissement individuel coupé de la réalité environnante, qui reposerait

sur une préservation extrême de soi. Étendant son jugement à l’ensemble des étudiants

japonais, sa critique envers l’inconséquence de ses camarades, bien que pertinente à

certains égards, présente toutefois le spectre d’une régression de type inertiel. Esquisse

d’un antagonisme entre idéologie et individualité, la mise à l’index implicite de

l’engagement politique semble devoir en effet condamner le protagoniste à une durable

inaction, qui risque, à terme, de le mener à une inquiétante pétrification existentielle.

Plutôt confuses, les idées de Fukami Shinsuke provoquent l’intervention de la voix

narrative, histoire de mieux cerner les motivations du personnage :

この明らかな判断を伴わない彼の考えは判断を伴わないという点で或いは青年の野心 であり、或いは遥かな地平線をもった青年の希望である。しかしその希望は、決して達 せられないものかも知れないのである。彼の保持しようと努めるものの上を踏み越えて 行くものが現われる、そしてむしろそれは、踏み潰されてしまう。彼の自我はトラック の車輪の下の蛙のように、小さい痙攣を残して闇の中に消え去らねばならない。深見進 介は時代と言うものをそういう風に考える。すると自分、自分、自分と、自分に取り憑 かれている自分の身体がどこかの背中の真中のあたりで捩れているような奇妙な感じ に把われるのである。1

Cette pensée ne s’accompagnait pas d’une appréciation précise, un manque de perspicacité dû aux ambitions de l’adolescence ou encore aux aspirations d’une jeunesse tournée vers un horizon lointain. Mais il était possible que cet espoir ne fût jamais exaucé : une chose qui avait fait irruption au-dessus de sa volonté de se protéger était apparue, ou plutôt l’écrasait. Son être,

1

préservant une infime convulsion, telle une grenouille sous la roue d’un camion, devait disparaître dans les ténèbres. Fukami Shinsuke se représentait ainsi son époque. Il fut alors pris d’un sentiment étrange, comme si, obsédé par son moi, moi, et rien que son moi, son propre corps se tordait quelque part au niveau du dos.

Mise sur le compte légitime de l’inexpérience, la vague espérance de devenir du

protagoniste se voit lourdement entravée par le contexte immédiat de l’actualité

militariste nippone. C’est le retour à la réalité défavorable d’un environnement auquel la

seule volonté individuelle ne saurait échapper. À nouveau plongé dans le pessimisme,

l’étudiant semble ainsi se résoudre à ne pas pouvoir se soustraire, en fin de compte, à la

sombre gravité des temps et à son manque de perspective. Oppressée, l’existence du

personnage se limite désormais à une funeste « convulsion » – digne des spasmes

caractéristiques des « trous » bruegeliens1 –, ultime soubresaut de résistance avant l’anéantissement de l’être. Du fond de cet état avancé de défaitisme intervient alors la

manifestation singulière du « corps » (shintai ; 身体) du protagoniste. Respectant une séparation entre les sphères psychologique d’une part et somatique d’autre part, cet

artifice romanesque paraît désigner implicitement les contradictions d’un personnage

qui, accaparé par sa préservation personnelle, ne parvient plus à se ménager de

débouché viable, et court ainsi le risque d’une annihilation déshumanisante. Apparue au

niveau du dos, cette tension physique s’apparente ainsi à l’expression instinctive d’une

forme de conscience corporelle, divergente de l’aliénante tentative nombriliste du

protagoniste. Barrage à un chimérique décalage intellectuel, la réalité du corps de

Fukami Shinsuke le rappelle donc à l’ordre de son intégrité individuelle.

1

Avancée apparente, régression manifeste, c’est par cette formule lapidaire que nous

serions tenté de résumer la teneur des commentaires effectués au cours de ce troisième

sous-chapitre d’analyse. Écartelé entre penchants contradictoires, Fukami Shinsuke se

dissipe, et initie ainsi une inertie palpable, renforcée par sa prétention de rupture avec

l’extérieur. Artificielle et désespérée, son affirmation illusoire apparaît vouée à l’échec.

Obsédé par la préservation absolue de sa personne, oublieux d’une part essentielle de

lui-même, il demeure toutefois attentif à l’émergence de sa nébuleuse corporelle qui,

opposée à l’impasse schizophrénique dans laquelle elle se voit entraînée, se manifeste

alors au bord de l’annihilation. Une atteinte physiologique dont Fukami Shinsuke ne

perçoit pourtant pas encore les implications réelles : un spasme d’une résistance à sa

propre aliénation, une torsion du dos qui signale, en vérité, une distorsion de l’être.