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I. INTRODUCTION

I.2. C Guerre

Inattendue, la tournure des combats sur le continent oblige les autorités japonaises à

justifier leur invasion : le 3 novembre 1938, le Prince Konoe Fumimaro décrète

l’établissement d’un « Nouvel Ordre en Asie orientale » (tôa shinchitsujo ; 東亜新秩序), qui fait de l’intervention nippone une opération prônant la décolonisation de la Chine et

de l’Asie.2 Devant l’impossibilité d’une entente avec l’Allemagne contre l’U.R.S.S. des suites de l’accord germano-soviétique intervenu en août 1939, le Japon accentue donc

sa suprématie sur le continent et installe Wang Zhaoming à la tête d’un régime fantoche

basé à Nankin. En métropole, afin de réunir le maximum de ressources pour soutenir

l’effort de guerre, le cabinet Konoe procède à plusieurs réformes institutionnelles,

1

Noma Hiroshi, Le Cercle des jeunes Hommes (Seinen no Wa), avril 1949 à janvier 1971 ; 野間宏、「青

年の輪」、昭二十四年四月-四十六年一月.

2

centralisations politique, économique et administrative.1 Dans le cadre de la mobilisation générale, des institutions totalitaires sont ainsi mises en place prônant

l’austérité et l’autoritarisme. Comptant sur la victoire de l’Axe en Europe, le

gouvernement impérial conclut en outre, en septembre 1940, un pacte tripartite avec

l’Italie et l’Allemagne, sans que son plan de bataille ne s’en trouve fondamentalement

modifié.2 C’est cette alliance de circonstances qui inspire peut-être Noma dans le commentaire singulier qu’il formule alors dans son journal, entre juin et octobre 1941 :

ヒットラーは偉いのはたしかである。確かにえらい。わしよりえらい。3

Hitler est un homme indéniablement éminent. Éminent, à coup sûr. Plus éminent que moi.

Fort éloigné des motivations idéologiques de l’auteur de Mein Kampf, Noma ne peut

cependant s’empêcher – avec ou sans cynisme – de mentionner l’ascension

phénoménale du dictateur qui, probablement magnifié par la propagande impériale, se

voit, pour l’heure, victorieux sur tous les fronts, à l’exception de la Grande-Bretagne. A

posteriori, dans son roman Là s’élève ma Tour, 4 Noma relatera les vains efforts d’un jeune professeur français, désireux de faire part de la crainte que lui inspire Hitler à un

jeune intellectuel japonais. Mais, trop absorbé par ses réflexions solitaires – est-ce

révélateur de l’état d’esprit qui animait alors Noma ? –, le jeune homme ne tiendra

aucun compte de cette mise en garde.5 Il s’agit en outre de signaler combien, dans ce

1

« The Cambridge History of Japan », vol. 6 : the Twentieth Century, general editors John W. Hall (etc.), Cambridge University Press, Cambridge, 1988, pp. 118-126.

2

VIÉ Michel, op. cit., pp. 214-215.

3

Noma Hiroshi, op. cit., p. 830.

4

Noma Hiroshi, Là s’élève ma Tour (Wa ga tô wa soko ni tatsu), novembre 1960 à novembre 1961 ; 野

間宏、「わが塔はそこに立つ」、昭三十五年十一月-三十六年十一月.

5

contexte troublé, les perspectives artistiques du jeune travailleur social se révèlent

improbables, les ambitions de son projet littéraire anéanties par un état de guerre total.

Suite à l’expansion continentale nippone, notamment en Indochine, les États-Unis

ripostent. Leur embargo sur le pétrole oblige dès lors l’archipel à un choix absolu :

abandonner les territoires chinois ou se lancer à la conquête de l’ensemble du Sud-est

asiatique, afin de retrouver, avec le précieux carburant, l’autonomie de sa politique

extérieure. Sa décision est sans appel et, le 7 décembre 1941, l’attaque surprise de Pearl

Harbor déclenche la Guerre du Pacifique. Afin d’assurer son emprise sur les voies

maritimes de sa nouvelle sphère d’influence, l’armée d’invasion XIV commandée par le

général Homma commence, dès le 8 décembre, à débarquer ses troupes aux Philippines

– possession des États-Unis depuis 1898 –, défendues sous les ordres du général Mac

Arthur par 200'000 hommes, dont 15'000 Américains. Le 25 décembre, Manille déclarée

ville ouverte, les défenseurs organisent, conformément au plan « Orange », un réduit sur

la presqu’île de Bataan, à l’ouest de la baie de la capitale. Dans l’attente

d’hypothétiques secours extérieurs, Mac Arthur gagne l’îlot forteresse de Corregidor. Il

est bien décidé à tenir. Dans ce périmètre montagneux de 50 kilomètres de long sur 20

kilomètres de large, le dispositif états-unien autour du Mont Sammat contrarie l’avancée

des troupes impériales pendant plus de trois mois.1

1

Les détails des péripéties que nous relatons ici sont tirés de l’ouvrage de MONTAGNON Pierre, « La Grande Histoire de la Seconde Guerre mondiale (Des premières victoires du Japon à Stalingrad et El-Alamein, Décembre 1941 / Novembre 1942) » , éd. Pygmalion / Gérard Watelet, Paris, 1993, pp. 34-62.

Incorporé le 15 octobre 1941 dans le 37ème régiment de la XXIIIème compagnie centrale, Noma arrive aux Philippines après un passage en Chine à la fin de février 1942. En

qualité de soldat complémentaire d’une batterie d’infanterie, il fait partie de la relève à

laquelle incombe l’ultime phase de la prise des positions ennemies. Abandonné par

Washington, se sachant condamné à une inéluctable défaite, Mac Arthur est dirigé sur

l’Australie, le 11 mars à 20 heures, non sans avoir fait la promesse de son retour. La

pression japonaise s’accentue dès lors sensiblement et contraint Bataan à la capitulation,

le 9 avril. Subsiste un dernier bastion de résistance : Corregidor. Située à 5 kilomètres

au large de la côte, cette forteresse naturelle de 700 hectares se caractérise par sa forme

de larve de batracien, dont la tête circulaire et massive domine la mer sur un rayon d’un

kilomètre environ, son corps et sa queue s’effilant vers l’est. Le commandement

japonais regroupe ses péniches de débarquement dans la baie de Lingayen. L’assaut

final est imminent.

Le 5 mai à 21 heures, après une longue préparation d’artillerie à laquelle s’ajoutent

plusieurs raids aériens, 2000 fusiliers du 61e régiment d’infanterie s’élancent sur les plages de l’île, au nord de l’aérodrome de Kindley. Ils se heurtent alors au feu des

Américains qui décime leurs premiers rangs ; des barges sont mises en pièces – un

rescapé parlera à cette occasion d’un « effroyable massacre ». Débordés peu à peu par le

nombre des assaillants, lesquels sont appuyés par plusieurs chars légers, les défenseurs

finissent par céder. Le 6 mai 1942 à midi, la garnison états-unienne se rend, parachevant

ainsi la conquête des Philippines par l’armée impériale. Au cours de ce dernier combat,

les troupes américaines ont perdu plus de 650 hommes ; accusant des pertes tout aussi

malaria, une maladie que contracte Noma, début mai. Il est alors évacué sur Manille, où

il sera soigné à l’hôpital militaire Hiraoka pendant près de six mois. Eloigné du théâtre

des hostilités, il profite de cette accalmie bienvenue pour reprendre le cours d’une

réflexion intellectuelle, bridée jusqu’alors par les exigences du front, et fortement

marquée par la dureté de sa vie de soldat. Dans une lettre d’août 1942 adressée à l’un de

ses amis, il livre ainsi ses vues sur la Guerre du Pacifique :

僕はいま自分が全く子供のように何ももたず、世の中に生まれてきたと考えねばならな いように思う。自分は、いま生まれたばかりのものであり、今こそほんとうの新な自分 の道をさぐりあてねばならないところに自分が放り出されているように思う。 長い間制限された場にあって、全く反省というものを持てなかった僕も、ようやく余裕 をもつことができる身となった。これは、兵隊としては誠に残念な身であるが、できる 限りこの余裕は生かされねばならないと考える。そして僕はようやく大東亜戦争につい て考え、また考えをまとめるきっかけをもつことができた。僕は、大東亜戦争を考え、 支那事変が大東亜戦争に発展する筋道を考え, 支那事変の階段に於いて生きていた自 分の規模が余りにも狭く、又余りにも偏ったものであったことを知った。僕は対米戦勃 発当時の自分の戦争理解の低さを感じた。そして自分の深部で一つの抵抗を感じた。(あ の激流での抵抗感である。)そして自分がそこから一歩でうるという感じを持つまでに は、二、三日かかった。それは戦争の形態、キボ、質、量(地域)などを考え、この戦 争の巨大な底部にまで降りることができたとき、やっと感じることができたのである。 戦争の底部を考え、大東亜戦争の大東亜に根をとどかせていないということを考えたと き、ようやく、自分は新しい生き方を考える緒を得たのである。1

Je songe que je devrais maintenant me penser comme un enfant venu au monde, entièrement nu. Je viens juste de naître, j’ai éclos, et me dois désormais de trouver le véritable chemin qui m’est propre. Moi qui ai longtemps été confiné en un lieu étroit, sans aucune possibilité de réflexion sur moi-même, je dispose enfin de calme. En tant que soldat, je suis en vérité en piteux état,et il me faut donc ici profiter au mieux de cette opportunité. J’ai enfin eu l’occasion de réfléchir à la Guerre pour la Grande Asie et ai pu réunir mes idées. J’ai pensé à cette Guerre, au processus déclenché par les Incidents de Chine, et estime avoir été alors, dans mon appréciation des événements, approximatif et peu objectif. J’ai ressenti les limites de ma propre compréhension de la guerre au moment de l’éclatement du conflit contre les Etats-Unis. J’avais éprouvé au fond

1

de moi une résistance – comme si je résistais au cours d’un torrent. Et cela m’avait pris deux à trois jours avant que je me sente en mesure de m’extraire de là. Cette impression, je l’ai eue lorsque, pensant à la forme, la grandeur, la nature et, entre autres, l’étendue (géographique) du conflit, j’ai pu atteindre les tréfonds de cette guerre. Lorsque j’ai pensé aux fondements de ce Combat, j’ai estimé ne pas en avoir fait remonter les racines jusqu’à la Grande Asie et ai ainsi pu disposer des clefs pour appréhender une nouvelle manière de vivre.

Intéressante à plus d’un titre, cette missive souligne l’univers des plus hermétiques que

constitue la ligne de front, espace dans lequel il apparaît visiblement impossible de

ménager son intégrité personnelle – une telle spécificité figurera dans plusieurs

nouvelles nomaïennes consacrées à la condition militaire, telle que Direction

Corregidor.1 Or, à l’occasion de sa convalescence, Noma opère, semble-t-il, un changement conséquent de son évaluation de la guerre, dont il soutient avoir finalement

saisi, après un temps de résistance spontané, les motivations profondes. S’il est délicat

de tenir l’emploi de la terminologie officielle pour preuve de ses nouvelles sympathies

impérialistes – la censure veille –, force est de reconnaître que le jeune soldat ressort

profondément marqué de son baptême du feu. Loin d’un rôle d’intellectuel au-dessus de

la mêlée, Noma se sent ainsi dépassé par le gigantisme des événements. L’ampleur

géographique des combats justifierait du reste la dénomination de « Guerre de la grande

Aise orientale », si celle-ci n’était pas utilisée afin d’assimiler l’invasion nippone à un

projet « moral » de libération des peuples demeuré, tout au plus, au seuil de l’intention.2 Loin de sombrer à corps perdu dans l’extrémisme de la propagande impériale, Noma

poursuit en outre dans sa chambre d’hôpital, sans réserve particulière à en croire ses

1

Noma Hiroshi, Direction Corregidor (Korehidôru e), août 1958 ; 野間宏、「コレヒドールへ」、昭三 十三年八月.

2

notes d’alors, la lecture de plusieurs auteurs occidentaux, dont Charles de Montesquieu

et David Herbert Lawrence.

Maître d’un périmètre qui s’étend des Aléoutiennes à la Malaisie et de la Birmanie aux

îles Marshall, l’armée impériale atteint, en septembre 1942, l’apogée de son avancée.

Inlassablement travaillée par les nationalistes, l’opinion de l’archipel, sceptiques

compris, se rallie alors dans la victoire, malgré l’effort de guerre qu’elle se doit de

consentir.1 Rétabli, Noma est rapatrié au Japon en octobre de la même année, après avoir transité par Formose. De retour au pays, il est alors interrogé sur ses sympathies

marxistes par la police politique, laquelle traque inlassablement les éventuels dissidents.

Condamné, Noma est emprisonné au pénitencier militaire d’Ôsaka au cours de la

seconde moitié de l’année 1943 – il s’inspirera de cette pénible expérience carcérale

dans une nouvelle intitulée No 36.2 En décembre, il est relâché sur parole après avoir consenti à renoncer à toute déviance idéologique, comme tendent à le suggérer les

lignes de son journal, rédigées le 23 mai 1944 :

わが身を忘れる勿れ、昭十八 十二 十六日を忘れる勿れ。この日を忘れることは、お 前が、自己の全身をわすれることであり、自己の中の、隠された力を、忘れ去ることで ある。3

Il ne faut pas oublier qui l’on est ; il ne faut pas oublier le 16 décembre 1943. Oublier ce jour, c’est oublier complètement quelle est ta personne ; c’est avoir définitivement oublié les forces dissimulées en toi.

1

GUILLAIN Robert, « Le Peuple japonais et la Guerre. Choses vues 1939-1946 », René Julliard, Paris, 1947, p. 64.

2

Noma Hiroshi, No 36 (Dai sanjû-roku gô), août 1947 ; 野間宏、「第三十六号」、昭二十二年八月.

3

Si Noma n’aborde pas la question de sa « conversion », son injonction à ne pas ignorer

les circonstances du 16 décembre 1943 est interprétée, par les chercheurs japonais,

comme le remords d’avoir cédé – du moins en partie – à la doctrine impériale de

l’époque.1 À la lecture du carnet intime de l’ancien détenu, l’influence lexicale du nationalisme ambiant va en tout cas croissante, comme en témoignent sa reconnaissance

de l’« âme » (tamashii ; 魂)2 – entité véhiculée par la propagande que Noma avait jusqu’alors plutôt écartée au profit des composantes « charnelles » et « psychiques » de

l’être – ou son attachement sacralisé pour la « terre du Japon » (nihon no kokudo ; 日本 の国土).3 Mais, au-delà de cette constatation somme toute compréhensible au vu du contexte, il nous paraît surtout important de souligner la nette tension intérieure qui,

durant cette période, secoue sporadiquement le diariste, pris entre la rhétorique du

discours impérial d’un côté, les termes de son projet personnel de l’autre. La nécessaire

préservation de la sphère individuelle constituera en effet, par la suite, l’une des

thématiques privilégiées de son oeuvre littéraire.

Depuis sa défaite à Midway en juin 1942, l’armée impériale plie inexorablement sous

les coups de boutoir de forces aéronavales américaines supérieures en nombre. Malgré

une défense acharnée dans chaque atoll du Pacifique, les troupes nippones sont vaincues

à Guadalcanal, en Nouvelle-Guinée et dans les Mariannes. Leur déclin est désormais

inéluctable. Malgré la noirceur des temps, Noma épouse, en février 1944, Mitsuko,

soeur cadette de son ami Fuji Masaharu. En novembre, le jeune marié n’est pas autorisé,

1

Le 18 décembre 1943, Jour de la Conversion de Noma Hiroshi ?, in Asahi Simbun, 21.06.2000, p. 23 ; 『昭 18.12.16 野間宏「転向」の日?』、「朝日新聞」、2000 年 6 月 21 日.

2

Noma Hiroshi, op. cit., p. 846.

3

de par son casier judiciaire, à suivre son régiment qui est muté sur le front Sud et se voit

donc contraint de travailler dans une fabrique de munitions. Cet ostracisme qui le

touche lui inspirera un long roman, Zone de Vide,1 lequel traduit, à travers le portrait de deux fantassins soumis à l’institution militaire, la sombre période totalitaire que connaît

l’archipel. Dans ses notes, Noma revient en outre, à l’aide d’un français hésitant, sur la

condition de soldat que partagent alors plusieurs millions de Japonais :

兵隊達の生活はこうして、じつに ba-foud 的な「流れ」の生活である。行い、忘れ、行 い忘れ、生活である。2

Le quotidien du soldat est, en réalité, une existence immergée dans le « cours » des bas-fonds. C’est une vie durant laquelle il faut exécuter, oublier, exécuter et oublier.

Tenu à l’écart des désastres du front que la propagande peine désormais à entièrement

occulter, Noma affiche dans les pages de son journal une ferveur patriotique certaine,

affirmant un attachement indéfectible à son pays et à sa famille. Il éprouve aussi une

empathie sincère pour ses anciens compagnons d’armes, auxquels il dédie plusieurs vers

enlevés. Sur la ligne de bataille, les revers nippons se succèdent, malgré le dévouement

sacrificiel des sujets de l’Empire : les troupes de Mac Arthur débarquent aux Philippines,

à Iwô-Jima, puis à Okinawa, territoire depuis lequel l’archipel se trouve à la merci des

bombardiers lourds américains. Emporté, Noma formule alors le voeu de pouvoir

retrouver les combats, moins dans un souci d’héroïsme exacerbé que pour se forger une

nouvelle expérience personnelle, unique perspective désormais envisageable à ses yeux.

Il exprime cette aspiration en termes plus mesurés, le 9 mai 1944 :

1

Noma Hiroshi, Zone de Vide (Shinkû chitai), février 1952 ; 野間宏、「真空地帯」、昭二十七年二月.

2

野戦に行くことによって、自分の道も、少しはひらけるかも知れない。自分の道が、新