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I. INTRODUCTION

II.3. D Cristallisation

En préambule de ce dernier point de chapitre, constatons que la situation de Fukami

Shinsuke se traduit, en l’état, par une préoccupante stagnation. En effet, n’ayant su

trouver, pour l’heure, d’issue favorable à sa relation conflictuelle avec le monde

alentour, la dérive égocentrique du personnage contribue à renforcer le nocif engrenage

de son inertie. Loin de préserver son intériorité, sa négation de l’extériorité tend en effet

à le fragiliser, ce qui conduit son entité corporelle à y opposer une réaction mécanique

de défiance. Duale, cette intervention impromptue devient ainsi le signe d’une rupture

de l’intégrité individuelle, ainsi que celui d’une résistance à ce même phénomène. C’est

donc sous l’impulsion paradoxale de ce symptôme de désagrégation que Fukami

Shinsuke va pouvoir rétablir progressivement une dynamique personnelle originale,

complexe, véritable cristallisation de la problématique du protagoniste, que nous nous

efforcerons donc de mettre au jour.

Sous le ciel étoilé, Fukami Shinsuke marche, en proie au doute. Il s’efforce de cerner les

mouvements d’un coeur dont il ne détermine qu’approximativement l’émotivité, tout en

ressassant ses différents problèmes :

彼の頭の奥に映る大空の暗く輝く巨大な銀河の広い層の深みの中で、沸沸とたぎるよう な、黒い炎をあげて突っ走って行くような、思惟と形象と生命の激しい流れが、彼の身 体の端から端を通り抜けて身体の奥底の方へと落ちこんで行くように思えた。そしてそ の熱ばかりで出来ているような暗い重い疾走する流れの中で、小泉清のあの顔が真二つ に割れ、[...]1

Il avait l’impression que le cours violent de sa pensée, de son imagination et de son existence, faisant courir hors d’haleine des flammes noires, brûlantes et bouillonnantes, dans les profondeurs des larges strates de l’immense galaxie, qui étincelaient sombrement dans l’immense ciel brillant au fond de sa tête, allait tomber, le traversant de part en part, au fin fond de son corps. Et dans ce flux fulgurant, lourd et sombre, d’où ne sortait que cette touffeur, le visage de Koizumi Kiyoshi se scinda complètement en deux [...].

Entretenu par un registre poétique stellaire, cet extrait illustre l’impétueux élan des

interrogations existentielles du protagoniste, lesquelles, débordant toute emprise

rationnelle, sont décrites au niveau de la sphère corporelle. Assimilée à l’objet de sa

contemplation, la tête devient ainsi une voûte céleste stylisée, dont les brusques

mouvements réflexifs transpercent le corps statique de Fukami Shinsuke. Abrasives,

leurs courses éphémères répandent sur leur passage d’innombrables « flammes noires »

( kuroi honoo ; 黒い炎) – un motif que nous retrouverons à plusieurs reprises dans notre

1

corpus –, lesquelles contrastent, semble-t-il, l’harmonie cosmique entrevue auparavant.1 Violent, sombre et déclinant, ce processus peut en outre être opposer à la jaillissante et

lumineuse source de devenir qu’appelait de ses voeux trompeurs Fukami Shinsuke.

Vaine et déstructurante, cette effervescence tend par conséquent à traduire, selon nous,

la situation inertielle du protagoniste.

Venu se greffer sur ce phénomène intérieur de lacération corporelle, la représentation de

la fracture emblématique en deux parties distinctes du visage de Koizumi Kiyoshi

contribue à étayer une élaboration thématique faite de divisions duales déjà fort

étoffées : matérialisme bourgeois – idéologie marxiste ; intériorité – extériorité ;

accomplissement individuel – activisme révolutionnaire ; psychique – corporel, etc.

Dans la logique de la nouvelle, ces couples antagonistes se particularisent par un

dénominateur commun qui constitue également leurs points respectifs : l’oscillation

indécise du personnage entre penchants contradictoires. C’est au sein de cette

problématique ambivalente que la progression narrative va poursuivre le déploiement de

sa trame romanesque.

Suite au souvenir des paroles de Koizumi Kiyoshi sur le sacrifice que nécessite

l’engagement politique, Fukami Shinsuke discerne alors la signification de l’image qu’il

a entraperçue : 《何?こういう点は別に考えても卑怯じゃないんだよ。後で同士を裏切るような結果を 生むより、よく考えてみるべきなんだ、か。何を言やがる。自我、自我、自我だ。貴様 もやっぱり自我の亡者に過ぎんのだ。俺と同じように自我、自我、自我だ。》深見進介 1

は彼の全身の力を集めて彼の体をほとんど顛倒されるかのように、暗々と彼の頭と心臓 とを同時に走り去りながら、しかもこの上なく鋭敏に、彼の外界と内界とを等しく映し 出す感光力、一瞬、一秒、一千分の一秒を数える感光力を持った黒い嵐のような、意識

と本能の動きを支えていた。《ふん、隠そうたって駄目だ。》1

« Quoi ? Même en y réfléchissant bien, ce n’est pas de la lâcheté. Il faut essayer de bien réfléchir plutôt que de trahir les siens par la suite, et alors ? Que dire ? C’est l’ego, le moi, moi. Ce salaud n’est finalement qu’un esclave de son ego. Tout comme moi, c’est l’ego, le moi, moi. » Fukami Shinsuke rassembla toutes ses forces et, comme si pratiquement son corps se retournait, agitant en même temps, sombrement, son coeur et sa tête d’une manière au plus haut point pénétrante, il soutint un mouvement conscient et instinctif, comme un ouragan noir, doué d’une force sensible, lequel dura un instant, une seconde, un millième de seconde, et qui fit apparaître, à parts égales, son monde intérieur et extérieur. « Oui, c’est inutile de nier cela » se dit-il à lui-même.

Sous l’apparente teneur altruiste de la prudence politique de Koizumi Kiyoshi, Fukami

Shinsuke décèle finalement, chez le dissident, une inclination fondamentale que

lui-même connaît bien : l’égocentrisme. Cette conclusion s’accompagne dès lors d’un

regain volontaire du protagoniste, un coup d’arrêt bienvenu à la désagrégation continue

subie jusque-là. Enfin réunies au sein d’une même dynamique constructive, ses forces

corporelles et psychiques, conscientes et inconscientes, lui procurent ainsi, en un

bouleversement éclair que, impassible, il endure, le reflet sincère et global de sa propre

réalité. Celle-ci se voit partagée en deux ensembles équivalents, indissociables de son

individualité, soit son « monde intérieur » (naikai ; 内界) et son « monde extérieur » (gaikai ; 外界). Parvenu à renouer de la sorte les bases d’un dialogue avec la double composante de sa cohésion individuelle, l’étudiant formule alors une première

affirmation, preuve tangible de son avancée.

1

Grâce à ses progrès interprétatifs, Fukami Shinsuke entrevoit donc plus clairement la

nature de son appréciation envers ses propres dispositions individualistes :

彼は何か自分の心が二つに割れるような思いであった。小泉清の自我に触れて彼の自我 が呻いている彼の自我が眼に見えるように思えた。厭な奴、厭な奴と彼は自分自身と小 泉清を同時に嘲り始めた。厭な奴、厭な奴と言った。するとその胸の中に食堂の鼻親父 の大きな鼻の形が現われて来た。彼はそれをじっと見ていた。するとそれが静かに後退 した。そして、それが、彼の父の顔に徐徐に変って行った、「いたずらに徒党に与せざ る方針を堅持されたし。」。1

Il songea que son propre coeur était scindé en deux. Il pouvait penser apercevoir son être qui gémissait au contact de celui de Koizumi Kiyoshi. Sale type, sale type commença-t-il à dire, raillant aussi bien Koizumi Kiyoshi que lui-même. Sale type, sale type. Et la forme du grand nez du vieux de la cantine refit surface dans son coeur. Il regarda cela fixement. Puis, calmement, cette image recula. Alors, lentement, elle prit la forme du visage de son père : « Persiste à ne pas vouloir suivre cette bande en pure perte. »

Dans cet extrait, le protagoniste se représente le coeur divisé entre ce que nous

pourrions appeler – simplifions – une égoïste préservation personnelle et un sacrifice

révolutionnaire absolu. Probablement identifié comme un manque de courage,

l’atermoiement gémissant de la partie pusillanime de Fukami Shinsuke subit ainsi, de sa

part hardie, une virulente raillerie. Renvoyé aux limites de sa préservation personnelle,

sa réaction de rejet se double alors d’apparitions qu’il s’était attaché à refouler jusque-là,

celle de son créancier, puis de son père. Ce retour en arrière permet dès lors d’étayer

l’équivalence que la voix narrative avait préalablement promulguée entre usuriers et

activistes, ces deux catégories apparaissant en fin de compte pareillement sujettes à

leurs égoïstes intérêts. En outre, l’injonction paternelle de se tenir à l’écart du

1

mouvement radical d’opposition auquel participe Nagasugi Eisaku renvoie enfin le

personnage à la sempiternelle question du choix de son orientation.

Bien que convaincu, étape d’importance, de la nécessité de ne pas nier les deux pôles

existentiels, extérieur et intérieur, constitutifs de son être, Fukami Shinsuke demeure

cependant en proie à une vive culpabilité que fait peser sur lui son égocentrisme. Dans

ces circonstances, c’est son désespoir qui ponctue le troisième chapitre de Sombres

Tableaux : 烈しい感情が心を突き抜けるように腹の辺りを越え、両足の方に突き抜け、彼は自分の 両足が動かなくなるのを感じ、そこに立ち尽くし、しゃがみこんで、じっと心をこらえ ていた。彼の顔は黒い慄える学生服の上で、生き生きと顔の肌が輝き出すかのように頬 を伝う涙の跡が熱く、小さく見開いた両眼は、涙を湛えて堆くもり上がり、憤りと熱と 悲しみに生きる二つの美しい生き物のように見えた。1

Une violente sensation s’éleva à proximité de son estomac comme transperçant son cœur et traversant ses deux jambes ; il sentit que celles-ci ne pouvaient plus bouger et, s’employant à ne pas tomber, il s’accroupit et contint patiemment l’élan de son coeur. Au-dessus de son uniforme noir qui frémissait brûlait sur son visage la trace de larmes coulant sur ses joues, comme si sa peau étincelait vivement ; au coin de ses yeux à peine entrouverts s’accumulaient des larmes, et l’on distingua alors deux belles créatures vivre dans l’indignation, la ferveur et la tristesse.

Foudroyé, Fukami Shinsuke suspend le cours de sa marche. Immobilisé, il adopte alors

une posture qui lui permet de soutenir l’âpreté du choc, et ne paraît pas chercher

réellement à s’opposer à la vigueur de ses sentiments. Cette attitude n’est d’ailleurs pas

sans révéler l’abandon réjouissant de la négation d’un pan de sa personne à laquelle il se

livrait avec entêtement. En effet, ce n’est plus lui qui, dorénavant, dicte une direction à

1

laquelle s’oppose son corps, mais, au contraire, son corps qui véhicule une tension que

le personnage s’efforce d’absorber. Il nous semble donc possible de considérer ce

retournement comme une sorte de réconciliation première – grossière certes – entre des

courants psychiques et corporels qui, jusqu’alors, se singularisaient par leurs divisions.

Le passage de la narration d’un point de vue interne à une focalisation externe, centrée

sur le visage de l’étudiant, confirme, à notre sens, cette évolution. Objet d’une

stylisation conclusive remarquable, les pleurs silencieux du protagoniste présentent en

effet une véritable cristallisation de l’ensemble de sa problématique.

Englobant les dimensions, intérieure et extérieure, singulière et plurielle, de Fukami

Shinsuke, le motif des larmes permet ainsi de fixer, en une image synthétique, la

réunification complexe des différentes strates de son individualité. Il nous semble ainsi

possible d’y discerner la représentation symbolique d’une réunion corporelle et

psychique – le moi –, dont la matérialisation pacifiée serait exprimée par deux points

désormais parallèles et non plus antagoniques. Personnifiés, valorisés esthétiquement et

associés à trois adjectifs de sentiments forts, différents mais non antithétiques, les

larmes de Fukami Shinsuke sont donc le signe d’une espèce d’harmonisation.

Paradoxalement, le désespoir, s’il ne constitue aucunement une issue, n’en demeure pas

moins le préambule inévitable de toute avancée favorable : la cristallisation d’un être

écartelé jusqu’alors entre penchants contradictoires.

En guise de conclusion de ce troisième chapitre d’étude, revenons donc brièvement sur

les principaux aspects des tribulations de Fukami Shinsuke envisagés jusqu’à présent.

bourgeois et idéologie marxiste, la singularité des dispositions originales du personnage,

lequel ne se retrouve dans aucun de ces blocs opposés, constitue un obstacle majeur

pour son intégration sociale.Confronté à cette déshumanisation ambiante dont il ne peut

s’extraire, Fukami Shinsuke opte alors pour le rejet absolu de l’extérieur, dans l’idée

illusoire de sauvegarder son intériorité. La négation de son extériorité, qui reproduit, en

un sens, l’état même de son environnement immédiat, entraîne ainsi une véritable

torsion de sa propre personnalité en deux extrêmes antagonistes. Face à cette véritable

désagrégation inertielle de l’être, la manifestation d’une conscience corporelle, sorte de

garant de l’individualité, renvoie au protagoniste, par le biais de la résistance qu’elle lui

oppose, le reflet de sa propre aliénation. Conscient de l’impasse – « ce trou noir » – de

laquelle il ne parvient pourtant pas à s’extraire, Fukami Shinsuke s’abandonne alors à

lui-même. C’est de cette acceptation fondamentale de soi, dynamique unificatrice qui

cristallise tous les courants constitutifs de l’être, que passe désormais nécessairement le

devenir de l’individu. Un chemin dans l’obscurité des temps, lumineux et charnel