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B Acheminement interprétatif

I. INTRODUCTION

II.2. B Acheminement interprétatif

Soucieux de répondre aux questions suscitées par les motifs bruegeliens, l’examen de

Fukami Shinsuke s’affine progressivement, notamment autour de la souffrance de la

condition humaine. Bientôt étayée par la mention de nouvelles oeuvres bruegeliennes

d’un genre différent, cette progression interprétative, parfois laborieuse, tend ainsi à

affermir, à travers l’acheminement de sa construction, la cohérence même de la

conscience du personnage. [...] そのくさむらの中にやはり尾のある人間が、足を開けて坐り、何か自分の受ける苦 しみがあまりにも大きすぎてというよりも自分の生活には苦しみ以外にないので、自分 の生活を苦しみという言葉で表現する術さえ知らぬ無表情なそげた顔をして、自分の股 の間にあいているあの暗い穴をじっと見つめている。.暗い少しの華やかささえないあ らわに淫蕩な眼が、これらの風景をどこかから見つめている。それは淫蕩などではない。 圧しつぶされた生命がただどこか最後の一局部で生きている [...]1

[...] Et devant ces souches, voilà bien encore des hommes à queue, assis, jambes ouvertes, et, que dire, est-ce parce que la souffrance qu’ils éprouvent est trop grande ? Non, c’est plutôt parce que dans leur vie il n’y a rien d’autre que la souffrance ; ils ont le visage inexpressif et émacié de ceux qui ne savent même pas le moyen d’exprimer leur vie avec le mot souffrance et regardent fixement ce trou sombre qui s’ouvre dans l’angle de leurs jambes. Des yeux sombres, sans le moindre éclat, ouvertement [luxurieux]2 contemplent d’on ne sait où la scène. Non, ce

1

Noma Hiroshi, op. cit., pp. 217-218.

2

Nous avons remplacé les mots « obscènes » et « obscénité » retenus par Yves-Marie Allioux, par les termes « luxurieux » et « luxure », plus proches, à nos yeux de l’emploi littéral de « intô » (淫蕩 : « luxure », « débauche », « paillardise »).

n’est pas quelque chose comme de [la luxure]. La vie écrasée vit seulement quelque part dans cette dernière partie.1

Avançant une première hypothèse, puis la réfutant pour en formuler une nouvelle plus

adéquate, les saccades rythmiques de cet extrait illustrent l’activité réflexive intensifiée

de Fukami Shinsuke. Au contraire de sa traduction française, les capacités agglutinantes

de la phrase japonaise permettent d’ailleurs de rendre, en un seul trait, les soubresauts

successifs de ce mouvement de pensée. Revenu sur la signification du « trou sombre »,

le protagoniste en établit une première piste d’interprétation. Il distingue ainsi, dans

l’impassibilité apparente des physionomies bruegeliennes, l’expression ultime d’une

souffrance, similaire à celle du visage du Christ vue au préalable, qui aurait anéanti

jusqu’à la conscience même de cette souffrance. Seul subsiste donc le remuement

spécifique de ce « trou », dont les spasmes seraient, semble-t-il, les dernières marques

de quelque résistance à cet état avancé de pétrification de l’être.

Dans une seconde réfutation, Fukami Shinsuke se distancie du terme de « luxure », qu’il

emploie pourtant au préalable, afin de qualifier la nature du regard extérieur porté sur

l’intimité sexuelle de ces créatures. Il franchit ainsi, à nos yeux, une étape décisive de

son interprétation symbolique. S’écartant en effet d’une première lecture sans doute

influencée par le titre même de la composition – la Luxure (1557)2 –, le protagoniste substitue ainsi à une logique bruegelienne littérale l’affirmation de son appréciation

personnelle. Tout référent au péché capital abandonné, il opère ainsi un retournement

conséquent, et considère désormais le « trou » comme l’emblème d’une existence

1

Traduction de Yves-Marie Allioux, in NISHIKAWA Nagao, op. cit., p. 152.

2

humaine dégradée, dont l’immense souffrance se trouve normalisée sous cet aspect

inconvenant. Amélioré par cette première amorce interprétative d’importance, le

processus de compréhension du personnage n’en demeure pas moins encore hésitant :

[...]こうした暗い不潔な醜い部分にのみ生きているのをその不潔な部分が羞恥している のである。否、それは羞恥でもない。それは羞恥のような高貴な感情ではない。確かに この尾を持った匍匐っている人間のどこにこうした高い感情があるなどといえるだろ うか。或いはまたそうした感情をあの尾のある肉体のどこの場所で表現するのであろう か。この醜い大地にぽっかり開いている穴は、ようやく人類のルネサンスを迎えようと する歴史の中で、ズタズタに切り刻まれたアミーバーがなおも生き続けるようにようや く生れ始め発生しつつあった個人、個人の跡形だというのであろうか。1

Et cette partie sale a honte que la vie vive seulement dans une telle partie sombre, sale, hideuse. Ce n’est pas non plus de la honte, non. Ce n’est pas un sentiment aussi élevé que la honte. Assurément, où pourrait-on dire qu’il y a dans ces hommes à queue et qui rampent un sentiment si élevé ? Ou bien encore un tel sentiment, dans quel endroit de cette chair à queue pourrait-il se manifester ? Pourrait-on dire alors que ces trous béant largement dans la terre, dans l’histoire qui arriverait enfin à une renaissance de l’humanité, sont les traces de la personnalité, de l’individu qui enfin commençait à naître, était en train de se développer, comme les amibes qui, déchiquetées en mille morceaux, n’en continuent pas moins de vivre ?2

Fonctionnement similaire à celui de l’extrait précédent, une première assertion est

immédiatement réfutée, et débouche sur un nouveau questionnement, inauguré cette fois,

signe de progression, par une marque affirmative. Fukami Shinsuke s’interroge ainsi sur

la capacité, à la fois émotionnelle et intellectuelle, de ces mutants à éprouver un

quelconque sentiment quant à leur sinistre condition, ce qui lui apparaît en fin de

compte difficilement concevable. Par le biais de l’image liminaire des « trous béants »,

il formule dès lors, sur un mode interrogatif, une nouvelle hypothèse. Désormais inscrits

1

Noma Hiroshi, ibid.

2

dans un processus historique, les « trous » deviennent la figure d’une individualité

bafouée et moribonde, mais susceptible, malgré le poids de l’adversité, de se reprendre.

Revenu quelque peu d’une perception de la condition humaine sombre au plus haut

degré, Fukami Shinsuke fait donc miroiter, au sein même de la représentation

bruegelienne, la possibilité d’un espoir indéfini.

確かにその黒い穴は何かを愁訴している。何かを訴えたげにしている。自分の存在をこ うした醜い形の中にでも示そうとしている。あの尾のある匍匐うている人間が、何か奇 妙な魂のように股の間に大事につけているこの穴。たといキリストの磔刑の姿の中に穿 たれていてさえ不思議には思えぬ黒い輝きのように穿たれ、開き、蠢動しているこの穴、 また、[...]。1

Oui vraiment, ces trous noirs réclament quelque chose. Ils semblent dénoncer quelque chose. Ils cherchent à montrer, même sous cette forme hideuse, l’existence du moi. Ces trous que ces hommes à queue qui rampent portent à la fourche de leur jambe comme quelque âme étrange, ces trous percés comme des éclats noirs et dont on ne saurait s’étonner même s’ils étaient percés dans le Christ crucifié, ouverts, fourmillant, [...].2

Inaugurée par un nouveau marqueur affirmatif, la phase initiale de cet extrait constitue

la dernière étape du processus qui vise à la réalisation d’une synthèse des observations

sur les « trous noirs », réunies jusqu’à présent. Centre du raisonnement, cette entité se

voit personnifiée, ce qui renforce de cette façon l’idée même qu’elle est censée

incarner : « l’existence du moi » (jibun no sonzai ; 自 分 の 存 在). Parvenu à une formulation apparemment concluante, Fukami Shinsuke songe alors à soumettre une

figure d’une toile différente, le Christ, à sa nouvelle logique interprétative. Il semble

ainsi pouvoir comprendre les motifs bruegeliens en tant que symboles d’un individu

1

Noma Hiroshi, ibid.

2

outragé, mais pas encore entièrement annihilé. L’examen du protagoniste n’est

cependant pas terminé :

[...] そこには頸の短い乞食がいる。足の曲がった気狂いがいる。冷酷な賦役、重い岩の ようにのしかかる農奴制の下に背中のまがった農夫がいる。農夫はやせて、寒そうに汚 いぶくぶくの上衣に身を防いでいる。盲人がいる。乞食は大きな二股に開いた木の足を つけ、松葉杖に変わる短い棒をついている。乞食の背中には太い狐の尻尾が何本も縫い つけられて、歩くたびにそれが揺れる。それは揺れながら滑稽にひらひらする。これが 乞食の笑いなのである。当時の支配者スペインのフィリップ二世の専制政治に対する嘲 笑なのである。1

[...] et puis là, il y a encore des mendiants au cou rentré. Il y a des fous aux jambes torses. Il y a des paysans dont le dos s’est tordu sous le servage, sur lesquels des corvées cruelles pèsent comme des rochers. Paysans maigres qui protègent frileusement leur corps dans des vestes sales et gonflées. Il y a des aveugles. Des mendiants avec des jambes de bois faites avec des grandes fourches d’arbres et qui s’appuient sur de courts bâtons en guise de béquilles. Sur le dos des mendiants, plusieurs grosses queues de renard sont cousues et se balancent chaque fois qu’ils marchent. Et en se balançant flottent comiquement. C’est là le rire des mendiants. C’est le rire sarcastique contre le despotisme de Philippe II, roi d’Espagne, le maître d’alors.2

Placé en suite d’une transition sommaire, qui alimente, là aussi, une tendance à

l’accumulation, Fukami Shinsuke découvre un foisonnement de nouvelles images qui

appartient, cette fois-ci, au registre drolatique du peintre flamand. Nous y retrouvons

ainsi des toiles aux trames plus légères, faites essentiellement de liesses, trognes et

autres scènes populaires quotidiennes. Dans ce passage, nous discernons ainsi

notamment des éléments du Combat entre le Carnaval et le Carême (1559), de la

Parabole des Aveugles (1568), ou encore des Mendiants (1568).3 Opérant un

1

Noma Hiroshi, op. cit., p. 218.

2

Traduction de Yves-Marie Allioux, in NISHIKAWA Nagao, op. cit., p. 153.

3

rapprochement cohérent avec les impressions ressenties devant les tableaux bruegeliens

les plus sombres, Fukami Shinsuke en retient, dans un premier temps, l’apparence

misérable des petites gens. C’est dans un second temps qu’il attribue à ces images une

dimension satirique, portée à l’adresse du gouvernement autoritaire de Philippe II

(1527-1598). Relevons en outre que si cette dernière allusion comporte une forme de

condamnation du souverain de l’époque, la lecture qu’en fait Fukami Shinsuke ne se

limite pas au contexte bruegelien du XVIe siècle, mais révèle également les accents de

sa propre sensibilité : そこには人間の嘆きがある。そして人間の不正や、恐しい凡庸や、不公平に対する戦い である。憐憫がある。さらに高い愛がある。これらの化物を支えている精神の中には人 間の矮小な姿の中に閉じこめられて燃えている深い愛があり、貧困に対する痛烈な憤怒 がある。無智と愚昧と冷酷に対する反抗がある。そしてそれらが苦悩の上に強い姿とな って、烈しい形をとって、姿を現わしている。そしてここには群集への、集団への、民 衆への強い執着がある。人々は集団以外としては現われない。祭の夜の、風景の中の点 描としての、むれた蛙のような人間の集まりとしての、髑髏をつけた人間どもの群とし ての、犬をつれた狩人がかえって行く農村の営みの中の人々の群としての、集団以外と してはあらわれない。そして、ここには民衆の最後の武器である笑いと諷刺があるので ある。1

Il y a là une plainte tournée vers l’humain. Et une lutte contre l’injustice des hommes, leur médiocrité épouvantable, les inégalités. Il y a de la compassion. Il y a un amour encore plus élevé. Dans l’esprit qui soutient ces monstres, un amour profond brûle enfoui sous la minable apparence des hommes, une fureur âpre contre la pauvreté. Une résistance à l’ignorance, la stupidité, la cruauté. Et tout cela, devenu une apparence inflexible et sous une forme véhémente, se manifeste au-delà de la douleur. Ici, on sent un attachement très fort pour la foule, le groupe, le peuple. Les gens ne sont représentés que dans des groupes. Portraits dans une scène de soir de fête, rassemblements d’hommes comme une assemblée de grenouilles, troupes d’hommes avec des têtes de morts, groupe de gens au milieu des occupations d’un village de paysans où rentrent

1

des chasseurs avec leurs chiens : aucun personnage ne se voit en dehors d’un groupe. Il y a là le rire et la satire qui sont les dernières armes du peuple.1

Stade ultime de l’acheminement interprétatif du protagoniste, cette fin de premier

épisode se distingue par la vigueur affirmative qu’elle recouvre. Succédant à la

thématique de l’émergence tortueuse du « moi », les peintures telles que la Danse de la

Mariée (1566), le Repas de Noces (vers 1568) ou les Chasseurs dans la Neige orientent

désormais Fukami Shinsuke vers une appréciation du « peuple » (minshû ; 民衆). Il discerne ainsi dans cet intérêt pour le collectif opprimé des valeurs exemplaires, telles

que la compassion, l’amour ou la solidarité. Si les créatures monstrueuses des toiles

précédentes demeuraient incapables de quelconques sentiments, la classe populaire est,

pour sa part, résolument dépeinte à visage humain. Bien qu’écrasée, elle semble en

mesure d’endurer les tourments de l’absolutisme, ne serait-ce qu’au moyen de son

ultime recours : le « rire » et la « satire ». Dans cet extrait, le personnage parvient donc

à une compréhension globalisante, empreinte de sa propre subjectivité, de la trame des

compositions bruegeliennes. Il y perçoit ainsi la symbolique d’une résistance populaire

à l’inhumanité de la tyrannie. C’est à travers cette conviction personnelle que la teneur

universelle de l’oeuvre de Bruegel sera appelée ensuite à faire écho à la problématique

de Fukami Shinsuke, celle des vicissitudes du Japon des années sombres.