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Un intérêt renforcé par le désenclavement des ressources arctiques

Dans le document L'Arctique en mutation (Page 142-145)

En réalité, la question de l’évacuation des ressources naturelles est centrale, plus sans doute que celles du transit des navires de lignes régulières dont la logistique est déjà par- faitement maîtrisée en d’autres lieux (Lasserre, 2008). On veut bien se souvenir d’ailleurs que c’est le voyage du pétrolier « Manhattan » dans le passage du Nord-Ouest en 1969 qui a incontestablement porté au grand jour ce type d’enjeu. En vue d’exploiter les pétroles du nord de l’Alaska, le passage avait été testé avec un navire totalement transformé pour l’occasion dans un chantier américain. Ce pétrolier, construit en 1962, avait été comparti- menté, renforcé et allongé d’une vingtaine de mètres, pour une cinquantaine de millions de dollars de l’époque, en vue de franchir le détroit de Lancaster, puis aborder le détroit de MacClure, avant de s’engager dans le détroit du Prince de Galles pour retrouver les eaux libres en mer de Beaufort et accéder au site de Prudhoe Bay. Assisté de deux brise-glace et les ballasts remplis d’eau, il avait effectué la traversée à la fin de l’été, entre le 2 septembre et

le 14 septembre 1969. Après avoir chargé symboliquement un baril de pétrole, le navire était reparti par le même chemin pour atteindre New York le 12 novembre. L’expédition, malgré son retentissement, n’avait pas convaincu et le choix d’une évacuation directe par oléoduc sur la côte sud de l’Alaska s’était donc révélé bien plus judicieux. Le navire a d’ailleurs été réutilisé au départ de Valdez, avant d’être démoli en 1987.

Il est certain que les changements climatiques renforcent l’intérêt d’une prospection mé- thodique des ressources arctiques. Paradoxalement, la dévolution au Canada d’une partie des terres arctiques aux Inuits, avec la fondation du Nunavut au 1er avril 1999 consolide la perti- nence de cette exploration. En effet, signé en 1993 dans la logique des traités « modernes », qui tentent de manière générale à rééquilibrer les rapports entre autochtones et allochtones, l’accord s’attarde sur les revendications des Inuits avec le plus de précision possible. Alors

que le Nunavut dispose de 2 millions de km2 de terres émergées, les autochtones ont des

droits exclusifs sur 352 000 km2, ainsi que des droits miniers sur une partie de cette sur- face, le reste du sol et du sous-sol demeurant terres de la Couronne, à la seule exception des droits de pêche et de chasse garantis aux autochtones, ces mêmes autochtones recevant en dédommagement, une indemnité financière pendant quinze ans, ainsi que 5% des redevances pérennes que le gouvernement fédéral perçoit ou percevra sur l’exploitation des ressources. Ce nouveau cadre d’exploitation, qui associe Canadiens et Inuits, donne des garanties de sta- bilité à l’exploitation minière de l’Arctique et facilite ainsi l’engagement des investissements privés, comme on peut le constater par les projets de ports en eau profonde qui ont fleuri dans les années qui suivirent la signature de l’accord sur le Nunavut (Roberts, 2007).

Mais c’est la Russie qui laisse entrevoir les développements les plus intéressants. Alors que ses territoires ouverts sur le monde arctique ne représentent guère plus de 2,5% de sa population (pour plus de 36% de sa superficie), nous avions là déjà plus du dixième du PIB

russe et plus du cinquième des exportations au début du XXIième siècle, grâce à l’importance

des ressources naturelles. Parmi celles-ci, figurent les hydrocarbures, avec près de 80% des réserves et 90% de l’extraction de gaz naturel en Russie, ainsi que des réserves de pétrole es- timées entre 15 et 20 milliards de tonnes. Le principal gisement d’hydrocarbures, notamment de gaz, se localise dans le bassin de l’Ob qui contiendrait plus du tiers des réserves mondiales connues. Son exploitation a commencé avec celle du pétrole dans la partie méridionale de la plaine de l’Ob avant de se déplacer vers le Nord. Les deux principaux bassins d’exploitation sont actuellement ceux d’Ourengoï et de Iambourg, dans l’ouest immédiat de l’estuaire de l’Ob, mais ceux de la presqu’île de Iamal et de la mer de Kara sont les plus prometteurs. En

2005, la production dans l’okroug de Iamalo-Nenets s’est élevée à plus de 550 milliards de m3

de gaz, soit 87% de la production russe, auxquels il fallait adjoindre 52,5 millions de tonnes de pétrole. Le pétrole est également largement exploité plus à l’ouest, dans le bassin de Timan-Petchora (Thorez, 2007).

Les matières premières ne sont pas en reste, puisqu’on estime que les gisements desser- vis par le Sevmorput contiennent 90% des réserves d’apatite, 85% du nickel, 60% du cuivre, 95% des métaux rares dont l’or et l’argent, de l’ensemble de la fédération. Aux importantes ressources de la péninsule de Kola, s’ajoutent, plus à l’est, au-delà du détroit de Kara, de nom- breux gisements accessibles par mer. Mention spéciale doit être faite du combinat de Norilsk, aux portes du Ienisseï, cœur de la compagnie Norilsk Nickel. La construction du combinat fut décidée en 1935, pour exploiter les gisements polymétalliques de la rive droite de l’Ienisseï au nord du cercle polaire. Toute une chaîne de fabrication a été créée sur place à partir de l’ex- ploitation des mines. Elle comprend les usines d’enrichissement et la métallurgie du nickel, du cuivre, du palladium, du cobalt et du platine. Cette concentration d’usines explique le déve- loppement d’une ville de plus de 130 000 habitants. Après la disparition de l’URSS, toutes les activités sont tombées dans l’escarcelle de Norilsk Nickel, détenu majoritairement par l’Etat, avant d’être privatisée en 1997, sous le contrôle majoritaire du groupe ONEXIM de l’oligarque Poutanine. L’entreprise a ensuite racheté des mines dans la presqu’île de Kola, qu’elle a res- tructurées sous la houlette du groupe Kola GMK et de ses diverses filiales (Montchegorsk,

Petchenga, Zapoliarny et Nikel aux portes de la frontière norvégienne). Elle a également repris les installations industrielles de la région de Norilsk, dont la centrale thermique et le port de Doudinka. En tout, le groupe fournit 15% du nickel mondial et il entend bien poursuivre sa politique d’intégration, en développant sous son contrôle une flotte de tankers et de miné- raliers à coque renforcée pour naviguer dans les glaces. Il a reçu récemment, de chantiers finlandais, cinq porte-conteneurs ultra-modernes (650 EVP et 14 500 tpl), destinés à la ligne Doudinka-Mourmansk, et il compte récidiver à l’horizon 2016 avec des porte-conteneurs de 1450 EVP, à mettre en service entre Doudinka et Shanghai. Enfin, il ne faut pas négliger les ressources forestières, lorsqu’elles sont voisines des côtes dans la partie européenne de la Russie, (d’où le rôle important d’Arkhangelsk), ou lorsque la remontée des fleuves sibériens permet de les atteindre, comme c’est le cas par exemple à Doudinka ou Igarka sur l’Ienisseï.

Certes, les esprits chagrins pourraient objecter que ces activités ont dans l’ensemble subi un sérieux tassement avec la disparition de l’URSS, comme attesté par le fléchissement des trafics de la Route maritime du Nord, ou par l’érosion démographique des agglomérations qui en dépendent. Norilsk a perdu près de 50 000 habitants entre 1989 et 2005, Igarka a vu sa population réduite de plus de moitié, tout comme Tiksi ou Dikson qui, à la racine de la presqu’île de Taïmyr, a littéralement fondu, et n’est plus qu’une bourgade d’un millier d’habi- tants. La récession a été particulièrement dure en Iakoutie et en Tchoukotka, les productions y étant divisées par cinq entre la fin des années 1980 et l’an 2000. D’autre part, pour les res- sources dont le redressement est le plus prometteur, comme les hydrocarbures, l’utilisation de la voie maritime peut être évitée avec l’important réseau de conduites, dont disposent la compagnie d’Etat Transneft pour le pétrole et le conglomérat également contrôlé par des capitaux publics Gazprom pour le gaz. Mais cette évacuation terrestre vers l’Europe se heurte au problème du transit sur le sol ukrainien ou biélorusse, tout en rendant la Russie assez vulnérable envers ses clients exclusivement européens.

D’où l’intérêt d’une évacuation maritime, en particulier pour le pétrole, que la Russie cherche bien sûr à renforcer à des latitudes fréquentables, comme à Novorosiirsk en mer Noire et surtout Primorsk en Baltique. Les côtes arctiques ne sont pas oubliées avec plu- sieurs terminaux : à Talagi, près d’Arkhangelsk, à Vitino dans la baie de Kandalakcha, à Varandeï sur la mer de Petchora. Sur ce dernier site, la société Lukoil a installé au large une bouée de chargement permettant l’accès de pétroliers-navette de 70 000 tpl. Ces installations devraient permettre à Mourmansk, port constamment libre de glace, de servir de plate-forme de regroupement et d’éclatement des pétroles russes de l’Arctique pour le marché interna- tional (Chaussée, 2009). Un autre argument milite pour le renforcement du rôle de la mer dans l’évacuation des hydrocarbures. Il tient tout simplement à l’importance des gisements offshore à plus ou moins long terme. La mer de Kara semble ici très prometteuse et surtout la mer de Petchora et la mer de Barents de façon plus générale, où des gisements d’enver- gure sont d’ores et déjà identifiés, comme le champ pétrolier de Prirazlomnoye, découvert en 1989, et surtout le champ gazier de Shtokman, découvert en 1988. Pour le premier, deux navires ont été livrés en 2010 par des chantiers de Saint-Pétersbourg, sur un design finlan- dais ; ils viennent charger aux installations offshores du site, à une soixantaine de kilomètres de la côte. Pour le second, le saut technologique est encore plus spectaculaire. En effet, très éloigné des côtes, loin de toute région habitée et soumis aux pires conditions climatiques, Shtokman n’attire l’attention que par ses formidables réserves de gaz naturel : peut-être 3200

milliards de m3 de gaz, sous des profondeurs d’eau de 280 à 380 mètres. La licence d’explo-

ration et d’exploitation avait d’abord été confiée à Rosshelf, une filiale de Gazprom qui s’est rapidement rapprochée de compagnies étrangères, dont Norsk Hydro et TotalFinaElf pour la constitution d’un consortium d’exploitation. Ce consortium créé en 1996, a été dissous en 2002, au terme échu des accords de 1996. Après bien des péripéties, Gazprom a annon- cé la reprise des opérations en 2007 en compagnie de Total (25% du projet), StatoilHydro (24%), Gazprom s’octroyant les 51% restants. L’opération qui suppose la construction d’un gazoduc sous-marin de 500 km de long et d’un terminal de liquéfaction à Teriberka, d’où le gaz serait expédié par voie maritime, signifie des investissements pharaoniques, dont l’ampleur

explique sûrement un nouveau report du projet, annoncé durant l’été 2012. Pourtant, on ne peut s’empêcher de penser que ce genre d’exploitation connaît déjà un début d’application en Norvège, avec la mise en oeuvre du gisement de Snöhvit, situé à plus de 71° N de latitude, à 143 km au nord-ouest de Hammerfest. Le champ qui dispose de réserves estimées à 160

milliards de m3 de gaz est opéré par StatoilHydro, Total et GdF Suez détenant respectivement

18,4 et 12% des parts. Le gaz est rabattu par gazoduc sous-marin sur le terminal de Melköya, d’où il est expédié depuis 2007 par voie maritime. Cette exploitation en modèle réduit de ce que pourrait être la mer de Barents côté russe, annonce, malgré ses difficultés de mise au point, l’intrusion inéluctable des pétroliers et des gaziers dans l’offshore des hautes latitudes.

Des contraintes fortes à l’encontre d’une utilisation

Dans le document L'Arctique en mutation (Page 142-145)

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