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Conception d’Algebra Mystery

7.1. Intégration d’un contenu pédagogique dans un jeu

Les modèles de conception de jeux pédagogiques ne renseignent pas directement sur l'articulation entre le contenu pédagogique et les éléments du jeu (cf. Djaouti, 2011 pour une présentation de onze différentes méthodologies de conception). Ils décrivent le plus souvent une série d’étapes conduisant à la création d’un jeu sérieux ou définissent les différents experts qui doivent intervenir aux différentes étapes de la conception (Marne, 2014), sans préciser de quelle manière le contenu pédagogique peut être intégré dans le gameplay ou quels types de jeu et de mécanique de jeu sont les plus appropriés par rapport à un modèle d'apprentissage donné.

Penser l’association des dimensions « ludique » et « sérieuse » est essentiel dans la conception d’un jeu pédagogique afin que ces deux dimensions s’accordent de manière à ce que l’apprentissage bénéficie des atouts motivationnels du jeu. Un des défis majeurs à relever dans la conception d’un jeu vidéo pédagogique est d’assurer à la fois un apprentissage efficace tout en suscitant et en préservant la motivation et l’engagement des joueurs. La motivation n'a d’effet sur les apprentissages réalisés que si le jeu est conçu pour répondre à des objectifs pédagogiques ; même si un jeu est motivant, il n'aboutit pas forcément à de meilleures performances en termes d'apprentissage (Hays, 2005).

Ajouter un contenu d’apprentissage à un jeu ne suffit ni à en garantir la qualité pédagogique ni à conserver intacte l’expérience du jeu. L’efficacité d’un jeu sérieux tient autant à la qualité de sa conception qu’au media lui-même. Cela semble évident mais souvent le débat porte plus sur la question de savoir si un jeux sérieux est plus efficace que d’autres méthodes traditionnelles d’enseignement que sur les questions de la qualité de la conception, qui sont pourtant essentielles (D. B. Clark et al., 2016; R. E. Mayer, 2014b). Une multitude de jeux pédagogiques ne convainquent pas sur le plan de l'apprentissage ; leur conception se limite à une simple transposition du contenu d'apprentissage dans un jeu, ou sont ennuyeux parce que l’ajout d'un objectif pédagogique s'est fait au détriment de l'expérience ludique. Il arrive aussi que l’une des dimensions joue contre l’autre. Si le jeu requiert des compétences particulières, comme l’habileté ou la rapidité de réaction, celles-ci peuvent laisser insuffisamment de place à la réflexion, voire porter préjudice à cette dernière (Habgood, 2007).

L’absence d’efficacité de nombreux jeux destinés à l’apprentissage s’explique pour de nombreux chercheurs (Egenfeldt-Nielsen, 2005; Habgood, Ainsworth, & Benford, 2005; Kellner, 2000;

Malone, 1981) par une intégration insuffisante de ces deux dimensions. Dans un jeu perçu comme mal intégré, l'apprentissage n'est pas essentiel pour progresser dans le jeu et gagner le jeu, les buts du jeu ne coïncident pas avec les objectifs d'apprentissage, et les activités ludiques ont peu ou pas de valeur pédagogique. Une dissociation spatiale et temporelle entre le jeu et l'apprentissage peut être alors observée ; quand l’utilisateur joue réellement, il n’apprend pas les contenus pédagogiques visés par le jeu sérieux et, inversement, quand il est en contact avec les contenus d’apprentissage, il ne joue plus (Szilas & Sutter Widmer, 2009). Le risque est alors que le contenu pédagogique apparaisse comme un ajout ou un obstacle au jeu que l'on va chercher à éviter, car il réduit l'expérience de jeu (Alvarez, 2007; Egenfeldt-Nielsen, 2005; Ke, 2008). Des comportements

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88 productifs par rapport à l’apprentissage peuvent être relevés lorsque les joueurs sont uniquement obsédés par leur score, la vitesse d’action et l’envie de gagner au détriment des objectifs d’apprentissage qui sont séparés de, voire en conflit avec, les objectifs du jeu, ou qu’ils se contentent d’interactions purement sensori-motrices.

Plusieurs auteurs défendent l’idée qu’un jeu bien intégré serait plus efficace du point de vue de l’apprentissage qu’un jeu mal intégré (Habgood, 2005; Hays, 2005; Kellner, 2000; Rieber, 1996).

L’influence des théories de l’apprentissage sur la conception des jeux n’est pas étrangère à ce constat (Egenfeldt-Nielsen, 2006). Un grand nombre de jeux qualifiés d’edutainment, dont les premiers titres apparaissent dans les années 80, dissocient les dimensions ludique et sérieuse en mettant l’accent sur la répétition, l’entraînement et les récompenses. Peu de place est laissée à l’exploration, à la résolution de problèmes, à la vérification d’hypothèses. Dans ce type de logiciels, influencés par une conception un peu schématique du behaviorisme, l’apprenant reçoit pour chaque réponse correcte, par exemple à un exercice sur les additions, une récompense sous forme de jeu.

Les activités ludiques n’ont rien à voir avec les savoirs visés par le logiciel, mais sont censées inciter l’apprenant à vouloir répondre à de nouveaux quiz. La motivation à apprendre est d’ordre extrinsèque puisque que l’idée est que les apprenants vont tendre à répondre correctement aux questions afin de pouvoir reprendre une activité ludique. Ce type d’approche pourrait cependant induire des sentiments négatifs à l’égard d’un contenu pédagogique perçu avant tout comme un

« travail » qu’il faut exécuter avant d’avoir la possibilité de parvenir au contenu réellement plaisant (fun stuff) (Fisch, 2005).

L’approche intégrée, où jeu et contenu pédagogique sont étroitement liés, est adoptée par des concepteurs de jeu s’appuyant sur des théories cognitivistes, constructivistes ou socio-culturelles de l’apprentissage (Egenfeldt-Nielsen, 2006) qui considèrent que la motivation à apprendre doit être essentiellement d’ordre intrinsèque. Dans un jeu dit intégré, il est difficile de dire où finit le jeu et où commence le contenu pédagogique (Rieber, 1996) ; il devient alors moins aisé pour les utilisateurs de se focaliser principalement sur le jeu au détriment de l’apprentissage, puisque les deux composantes sont étroitement imbriquées et évoluent en parallèle : la progression dans le jeu coïncide temporellement avec la progression dans l’apprentissage. Lorsque les apprenants sont très intéressés par le jeu et par conséquent s’engagent dans l’apprentissage qui lui est étroitement associé, on peut évoquer une motivation d’ordre intrinsèque.

Malone et Lepper (1987) ont été parmi les premiers à souligner l’importance pour la motivation des apprenants d’un environnement au sein duquel le contenu pédagogique est au centre du jeu, en prônant l’intégration de ce contenu dans le contexte fictionnel du jeu (intrinsic fantasy). Dans le même esprit, Cordova et Lepper (1996) ont montré qu’un environnement de jeu fictionnel attrayant, en comparaison avec un environnement décontextualisé, avait non seulement un effet plus marqué sur la motivation intrinsèque des élèves mais conduisait aussi à un engagement et à des gains d’apprentissage plus élevés. Dans Zombie Division, l’effet du jeu sur l’apprentissage est également supérieure dans la version proposant une intégration intrinsèque (intrinsic integration) par rapport à la version où le contenu pédagogique est extrinsèque à la mécanique du jeu (Habgood &

Ainsworth, 2009). Lorsqu’ils avaient la possibilité de jouer les deux versions de jeu, les élèves ont passé nettement plus de temps (7 fois plus en moyenne) sur la version intrinsèque.

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89 Dans la version intrinsèque de Zombie Division, le joueur évolue dans un univers 3D au sein duquel il doit combattre des squelettes, d’anciens athlètes de la Grèce antique, qui portent un dossard sur lequel figure un nombre. Pour les vaincre, le joueur doit choisir l’arme adéquate (diviseur 2, 3 ou 5), ou la combinaison d’armes, qui lui permettent de diviser en nombres entiers le nombre figurant sur le dossard du squelette (dividende). Le contenu pédagogique est intégré dans la mécanique du jeu. Dans la vision extrinsèque, le joueur incarne également un guerrier qui doit abattre ses adversaires avec ses armes, mais sans qu’un contenu mathématique n’intervienne dans les combats.

Celui-ci apparaît uniquement sous la forme d’un quiz auquel le joueur doit répondre à la fin de chaque niveau.

La tendance parmi les concepteurs de jeux sérieux depuis le début des années 2000 est de favoriser l’approche intrinsèque (Djaouti, 2011) pour les raisons pédagogiques mentionnées précédemment, et aussi parce que l’approche intrinsèque permet plus facilement d’évaluer les apprenants. En effet, dans un jeu dit intégré, la performance dans le jeu dépend de la compréhension du contenu pédagogique et renseigne donc sur le degré d’apprentissage réalisé. Si les joueurs passent les différents niveaux de jeu, cela signifie normalement que les objectifs pédagogiques ont été atteints.

Un autre avantage d’une intégration du contenu pédagogique dans le jeu est l’absence d’interruption de l’activité ludique par des séquences d’apprentissage ou d’exercices qui viendraient interrompre un état de flow (Csikszentmihalyi, 1990) dans lequel se trouveraient des joueurs-apprenants fortement engagés dans l’activité et ressentant du plaisir à travers celle-ci. Dans une étude menée auprès de jeunes participant à un camp de jeu mathématiques (Ke, 2008), les apprenants avaient le sentiment que la capacité d’engagement des jeux pédagogique était mise à mal s’il leur était demandé de sortir du monde du jeu pour répondre à des questions d’ordre mathématique. Dans les jeux où l’apprentissage était situé non pas à l’intérieur mais hors du gameplay, les participants semblaient moins engagés et persistants surtout dès lors que la nouveauté du jeu et son habillage (sons, graphisme, dynamisme) ne retenaient plus leur attention. Les sentiments d’être totalement concentré, d’avoir une perception altérée du temps et de perdre la conscience de soi, sentiments familiers aux joueurs emportés par le flow, pourraient constituer un facteur de distinction entre des apprentissages intrinsèques et extrinsèques réalisés à travers l’usage de jeux sérieux (Habgood, 2005). En plongeant les joueurs dans un état proche du flow grâce à des tâches difficiles mais réalisables, les apprenants seraient maintenus dans un état optimal d’attention propice à l’apprentissage (Habgood & Ainsworth, 2013).

Néanmoins, certains auteurs (Egenfeldt-Nielsen, 2005; Habgood, 2007), comme nous l’avons vu précédemment au chapitre 2.8, estiment qu’une approche trop intégrée pourrait nuire à la prise de conscience par les apprenants de l’apprentissage en cours, en raison d’une trop forte immersion dans le jeu. Dans un jeu portant sur le raisonnement proportionnel, les étudiants utilisant une version intégrant le contenu mathématique dans la mécanique et l’univers du jeu ont obtenu des gains d’apprentissage moins élevés que les élèves disposant d’une version extrinsèque du jeu ; ils se sont sentis aussi moins motivés et ont perçu le jeu comme moins utile à leur apprentissage que les élèves de l’autre condition (ter Vrugte et al., 2015).

Comment alors bénéficier des avantages qu’amène une approche intégrée sur la motivation et l’engagement tout en maximisant l’effet du jeu sur l’apprentissage ? Comme dans tout autre

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90 environnement d’apprentissage, un jeu pédagogique devrait s’appuyer sur les principes d’aide et de soutien à l’apprentissage pour en assurer l’efficacité (Gunter et al., 2008). Nous avons déjà évoqué différents types de soutiens propres aux environnements dynamiques qui intègrent des représentations multiples (cf. chapitre 4), comme l’importance d’expliciter les liens entre différents registres de représentation. Mais de manière plus générale, comment soutenir et faciliter l’apprentissage dans un jeu en suscitant, par exemple, une réflexion sur les connaissances en cours d’acquisition, comme le suggèrent R. Clark et Mayer (2008), sans porter préjudice à l’expérience de jeu ? Comment répondre à cette double contrainte (Egenfeldt-Nielsen, 2005), qui paraît insoluble a priori ? Les joueurs risquent en effet de se détourner du jeu si celui-ci ressemble trop à un environnement d’apprentissage formel (Graesser et al., 2009).

Il nous semble avant tout pertinent d’exploiter les caractéristiques des jeux vidéo qui en font la force et qui sont susceptibles de promouvoir l’apprentissage (Klawe, 1998), comme la visualisation, les représentations symboliques, la manipulation, des feedbacks constructifs donnés par le jeu, des activités cognitives élaborées qui ont du sens et qui sont contextualisées, l’évaluation de ses performances à travers la réussite dans le jeu. Néanmoins, il s’agit aussi de tenir compte, dans une perspective cognitiviste, des capacités limitées de traitement de l’information par les apprenants-joueurs. Utiliser et s’approprier un jeu vidéo pédagogique intégré implique un apprentissage multiple : prise de connaissance de l’univers et des règles propres au jeu, du contenu pédagogique, et du logiciel (touches, boutons, actions et manipulations autorisées ou non, navigation dans un univers 3D), mais aussi apprentissage propre à la combinaison et à l’articulation de ces trois composantes. Les apprenants-joueurs peuvent être d’autant plus rapidement confrontés à une surcharge cognitive que l’environnement ludique et d’apprentissage leur paraît complexe et non familier. Ils peuvent alors être amenés à sacrifier une composante au détriment de l’autre en fonction de leur aisance et de leur intérêt au départ par rapport à l’une ou l’autre dimension, voire à rejeter le tout d’un bloc et se désengager totalement de l’activité.

Ce risque de surcharge cognitive requiert de développer un environnement permettant à l’apprenant d’évoluer de manière progressive dans l’apprentissage, de concevoir différents niveaux de difficulté, de réutiliser et de s’appuyer sur des connaissances acquises en cours de jeu, de prévoir un système de guidage, d’aide contextuel, et des feedbacks explicatifs en lien aussi bien avec le contenu pédagogique qu’avec la prise en main du logiciel. Sur le plan de l’utilisation du jeu, l’apprentissage peut être facilité en prévoyant une phase d’initiation et d’entraînement au logiciel (soit prévue par le logiciel, soit initiée par l’enseignant lors d’une utilisation en classe), en laissant suffisamment de temps pour la prise en main du nouvel environnement et en offrant la possibilité de rejouer. La cohérence conceptuelle du jeu (Becker, 2008), que l’on peut définir comme la propriété d’un système à être conçu selon un ensemble de concepts liés entre eux de manière unifiée et coordonnée, participe aussi à la diminution de la charge cognitive du joueur et l’aide de ce fait à progresser dans le jeu.

Pour accompagner et assurer une prise de conscience du contenu pédagogique d’un jeu, différentes études (par exemple, Egenfeldt-Nielsen, 2005; Mitchell & Savill-Smith, 2004) rappellent l’importance, après l’utilisation du logiciel, d’une phase de verbalisation et de réflexion sur les connaissances intégrées dans le jeu (debriefing) afin que les événements du jeu se transforment en des expériences d’apprentissage (Garris et al., 2002). Le debriefing peut prendre la forme d’une

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91 analyse des événements du jeu, d’une discussion sur les erreurs et des actions à mener pour les corriger. La simple pratique de jeux en mathématique n’est pas suffisante pour en faire émerger les contenus mathématiques : l’émergence des connaissances va dépendre surtout de la situation didactique mise en place (Jaquet & Tièche Christinat, 2002). En associant un jeu sérieux avec d’autres méthodes d’enseignement traditionnelles, des gains d’apprentissage plus élevés ont pu être observés (Sitzmann, 2011; Wouters et al., 2013) mais seulement, semble-t-il, dans la mesure où les autres activités non ludiques faisaient partie avec le jeu d’un même scénario pédagogique. Il ne suffit donc pas d’utiliser les jeux en classe pour que ceux-ci bénéficient naturellement des autres activités traditionnelles de la classe ; pour être efficaces, ces dernières doivent être pensées en articulation étroite avec l’activité du jeu (D. B. Clark et al., 2016).