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Cadre théorique

2. Jeu et apprentissage

2.2. Bref historique des serious games

Les jeux destinés à l’apprentissage existaient bien avant l’apparition des jeux pédagogiques sur support informatique. Déjà dans les années 60, les universités, écoles et entreprises recouraient à des Business Games, jeux de rôle ou jeux de société adaptés, pour enseigner aux élèves des techniques de management (Marfisi-Schottman, 2012). Au début des années 70, le livre éponyme

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11 d’Abt (1987) sur les jeux sérieux cherche à démontrer tout le potentiel que peuvent représenter des jeux destinés prioritairement à l’apprentissage dans divers secteurs. Il donne une définition des Serious Games toujours contemporaine : « games that [...] have an explicit and carefully throught-out educational purpose and are not intended to be played primarily for amusement » (p. 9). Abt donne des exemples variés d’utilisation de jeux sérieux en classe, aussi bien en sciences « dures » qu’en sciences sociales et humaines, et étend le champ potentiel d’application des jeux sérieux au monde de la formation professionnelle, de l’industrie et du gouvernement, notamment en tant qu’aide à la planification et à la résolution de problèmes. Bien qu’il ait lui-même travaillé sur le développement de jeux de simulation, il ne réduit pas les jeux sérieux aux jeux informatisés. Il intègre dans sa définition les jeux de rôle et les jeux de société, voire les jeux en plein air.

La sortie de son livre coïncide avec la conception et le développement de jeux vidéo explicitement éducatifs destinés à un public d’apprenants. En 1974 sort le fameux Oregon Trail qui plonge le joueur dans l’épopée de la conquête de l’Ouest. Il marque la naissance d’une vague de jeux consacrés à l’éducation qui va proliférer des années 70 aux années 90 parallèlement à la commercialisation des premiers jeux vidéo (pour un historique des jeux vidéo « sérieux » depuis les années 50, voir Alvarez et al. (2010)). Les termes Edutainment et Edugame sont inventés dans les années 80 pour distinguer les jeux éducatifs des jeux vidéo destinés au simple divertissement.

Ils désignent les premiers logiciels ludo-éducatifs qui s’adressent alors principalement à un public d’enfants. Le ludo-éducatif véhicule l’image de logiciels privilégiant le contenu pédagogique au détriment du jeu. Les activités ludiques ne représentent souvent qu’un simple habillage pour rendre l’apprentissage plus attrayant, le plus souvent au détriment des effets positifs escomptés sur l’engagement des apprenants (Moreno-Ger, Burgos, Martínez-ortiz, Luis, & Fernández-manjón, 2008).

Cependant, les jeux vidéo pédagogiques ne visent pas que le secteur de l’éducation. D’autres domaines comme la défense, la publicité et la santé sont également concernés dès les années 70.

Leur champ d’application s’étend progressivement à d’autres secteurs comme la politique, l’écologie, le commerce et la communication. Ces jeux peuvent être considérés comme les ancêtres des Serious Games actuels et certains les qualifient d’ailleurs de Retro Serious Games (Alvarez &

Djaouti, 2010). Dans le domaine de la défense, PANTHER, un jeu de combat de tank en 3D développé en 1975, est un des titres les plus connus à l’époque. Il s’agit d’une simulation informatique qui tournait sur la plateforme PLATO, un réseau informatique utilisé par la communauté universitaire. Il faut attendre 2002 pour que la notion de Serious Games soit réactualisée et officialisée lors de la publication du livre blanc de Benjamin Sawyer et David Rejeski Serious Games : Improving Public Policy with Game Based Simulations (2002). Le qualificatif de Serious Games s’applique dès lors exclusivement aux jeux sur support informatique. L’essor de l’industrie des jeux vidéo à partir du début des années 2000, qui met sur le marché des produits de plus en plus complexes, accompagne le développement des jeux sérieux. Ceux-ci vont bénéficier des innovations technologiques et ressorts ludiques des nouveaux jeux vidéo tout en cherchant à tirer parti de l’engouement suscité par ces derniers.

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12 2.3. Terminologie

Les appellations sont nombreuses pour désigner des jeux vidéo à vocation pédagogique dans la communauté scientifique internationale : Serious games, educational Games, simulation games, edutainement, digital game-based learning, immersive learning simulations, learning games, social impact games, training games, games for change, persuasive games, computer games for learning, video games for learning, alternative purpose games, etc. La diversité des termes utilisés témoigne d’un domaine en pleine expansion et d’un foisonnement d’expériences avec les jeux. Il n’y a cependant pas de définition arrêtée pour chacune de ces appellations. Le terme de jeu sérieux, par exemple, très à la mode actuellement, a aujourd’hui une acception très large. La définition la plus générale est celle de Michael et Chen (2006) qui considèrent comme jeux sérieux tous les jeux dont la finalité première n’est pas le simple divertissement (« A serious game is a game in which education (in its various forms) is the primary goal, rather than entertainment » p.17). D’autres auteurs, comme Zyda (2005) ou Alvarez et al. (2010) sont plus précis dans leur définition des jeux sérieux en spécifiant à quoi fait référence la dimension « sérieuse » du jeu et évoquent en particulier l’apprentissage, l’enseignement, la formation professionnelle, la santé, la communication et les politiques publiques.

Pour notre part, par souci de simplification et pour ne pas alourdir le texte, nous utiliserons de manière interchangeable certaines appellations comme jeu (vidéo) pédagogique, jeu sérieux et jeu destiné à l’apprentissage, pour désigner, en lien avec notre objet d’étude, des jeux sur support informatique qui visent à entraîner un changement mesurable dans les connaissances scolaires et les compétences cognitives des apprenants. Nous nous intéressons aux jeux qui ont été conçus avec l’intention d’amener les apprenants à construire des connaissances en lien avec des objectifs pédagogiques prédéfinis et qui peuvent être évalués. L’apprentissage qui en résulte est donc directement lié à ces objectifs, et se distingue des bénéfices que peuvent apporter sur un plan cognitif l’utilisation de certains types de jeux vidéo comme l’amélioration de la perception visuelle pour les adeptes des jeux de tir à la première personne et de la rotation mentale 2D grâce aux jeux de puzzle de type Tetris (voir à ce sujet la revue de la littérature de R. E. Mayer (2014b)) ou encore le développement de la réflexion stratégique (Blumberg & Ismailer, 2009), qui n’ont pas été prévus par leurs concepteurs comme les objectifs premiers de ces jeux.

Dans la terminologie retenue pour désigner les jeux destinés à l’apprentissage, nous n’incluons pas les jeux vidéo commerciaux utilisés à des fins pédagogiques mais dont la finalité première est le divertissement. Cette pratique de détournement des jeux vidéo de l’intention originelle de leur concepteur est désignée par certains sous le vocable « Serious gaming » (Alvarez & Djaouti, 2010).

Civilization, par exemple, fait partie des jeux qui ont été intégrés dans l’enseignement en histoire et géographie, alors qu’il n’a pas été conçu au départ pour être utilisé en contexte scolaire. L’impact positif du Serious Gaming sur l’engagement des élèves a été relevé par différents chercheurs (Squire, 2004). Il est difficile néanmoins d’évaluer d’un point de vue pédagogique l’efficacité de jeux qui n’ont pas été pensés au départ pour atteindre des objectifs pédagogiques précis et explicites et qui ne prennent pas en considération dans leur conception une scénarisation basée sur des principes pédagogiques. Dans ces jeux vidéo les buts éducatifs sont indirects plutôt que directs et les concepts abordés sont souvent simplifiés à outrance.

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13 2.3.1. Jeux sérieux et gamification

A la différence du Serious Gaming qui recourt aux jeux vidéo pour atteindre des objectifs pédagogiques non prévus au départ par leurs concepteurs, la gamification ou « gameful design » consiste à ajouter délibérément des éléments de jeu dans un contexte autre que celui du jeu (Deterding & Dixon, 2011) dans le but de motiver, d’accroître l’activité de l’utilisateur et de provoquer des émotions. Des applications gamifiées ont fait leur apparition dans des domaines aussi divers que la finance, la santé, la publicité, le développement durable, les informations. La gamification se distingue de la conception d’un jeu sérieux dans la mesure où il ne s’agit pas de développer un jeu à part entière mais de se greffer sur une application existante qui n’est pas un jeu, à laquelle on va ajouter des attributs ludiques. Dans cette approche, un des problèmes majeurs revient à déterminer quels éléments, mécaniques de jeux, patterns ou principes sont représentatifs des jeux et peuvent s’avérer pertinents dans le cadre d’un processus de gamification sachant qu’un jeu au sens strict du terme est plus que la somme de ses différentes composantes. La réponse n’est pas simple puisque des éléments souvent considérés comme importants dans les jeux, tels que le contrôle ou le feedback immédiat, ne sont pas présents dans tous les types de jeux, qu’il s’agisse, par exemple, des jeux de chance pour la première caractéristique ou des jeux de stratégie pour la seconde.

Pour certains auteurs comme Kapp (2012), l’ajout d’éléments de gamification, n’est pas anodin ou secondaire comme le suggèrent d’aucuns qui voient dans la gamification uniquement un facteur d’engagement ; la gamification peut non seulement promouvoir la motivation mais aussi l’apprentissage en utilisant des éléments comme la tolérance à l’erreur (vies multiples et secondes chances accordées) ou des feedbacks immédiats qui informent le joueur sur son état d’avancement dans le jeu et la validité de ses actions. Dans cette perspective, la frontière entre jeux sérieux et gamification n’est pas toujours facile à établir. D’autant plus que pour certains auteurs, l’addition d’une simple règle informelle ou d’un but commun défini par un groupe de joueurs peut transformer une application gamifiée en jeu à part entière, selon la perception subjective qu’en ont ses utilisateurs (Deterding & Dixon, 2011).

2.3.2. Jeux sérieux et simulation

Un autre point nous semble important à aborder par rapport à la terminologie des jeux sérieux. Il se rapporte à la distinction entre jeu et simulation. Jeux et simulations sont très proches et il n’est donc pas toujours évident de les distinguer l’un de l’autre. Certains auteurs prétendent que tous les jeux sont des simulations (Kirkley, Kirkley, & Heneghan, 2007), mais qu’inversement toutes les simulations ne sont pas des jeux. Même si de nombreux jeux contiennent un moteur de simulation, jeux et simulations font référence à des concepts différents.

Nous avons défini préalablement le jeu comme étant un système soumis à des règles qui met en scène une situation fictive ou artificielle dans laquelle le joueur est confronté à des obstacles, qui suscite de l’émotion et dont le but est d’être victorieux et/ou, s’il s’agit d’un jeu pédagogique, d’acquérir de nouvelles connaissances. Le jeu relève aussi d’une définition subjective en fonction des émotions ressenties et de la motivation qu’il suscite.

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14 La simulation fait référence plutôt à un type d’artefact, qui ne contient pas certaines caractéristiques des jeux comme un monde imaginaire, du conflit, de la compétition, et l’utilisateur n’a pas en tête l’idée de gagner. Elle est une représentation simplifiée et dynamique de la réalité, définie comme un système (Sauvé et al., 2007) sur laquelle l’apprenant peut exercer un certain contrôle en manipulant les variables en présence, et qu’il peut étudier à son propre rythme et quand cela lui convient, avec des feedbacks en temps réel ; elle se veut en principe un modèle fidèle et valide de la réalité qui comporte des similarités sur les plans physique et fonctionnel avec celle-ci. La simulation est évaluée en fonction de sa correspondance avec le système qu’elle représente, même si, à des fins pédagogiques, elle en donne parfois une représentation volontairement très simplifiée, voire déformée, pour attirer l’attention de l’apprenant sur quelques mécanismes essentiels. Le jeu, au contraire, n’est pas forcément créé avec un souci de réalisme. Le jeu et la simulation pédagogiques partagent néanmoins des éléments communs sur le plan de la conception interactive et peuvent, l’un aussi bien que l’autre, inciter à l’analyse et à la réflexion (Dickey, 2005).

Certains environnements combinent des éléments du monde du jeu (compétition, règles, objectifs, narration, actions au sein d’un univers particulier, personnages, etc.) et une simulation (Charsky, 2010). Selon les caractéristiques dominantes de ces environnements, on les considère soit comme des jeux soit comme des simulations. Par exemple, Microsoft Flight Simulator est un logiciel de simulation de vol, qui est pourtant vendu comme un jeu vidéo. A l’inverse, un jeu comme Civilization est plutôt perçu comme un jeu parce qu’il se caractérise par de la compétition et un univers fictionnel alors qu’il contient un moteur de simulation. Dans le domaine de l’apprentissage, Profile game, par exemple, est un jeu simulant des phénomènes géologiques (R. E. Mayer, Mautone, & Prothero, 2002) au sein duquel l’apprenant peut accéder au modèle scientifique en manipulant des variables, en jouant avec celles-ci, et en observant les conséquences de ses actions.

La simulation n’est pas soumise à des règles ou algorithmes arbitraires comme cela peut être le cas dans un simple jeu. Dans le cadre de notre recherche, nous nous intéresserons notamment à l’intégration d’une simulation dans un jeu pédagogique et à son impact sur l’apprentissage et l’engagement des joueurs-apprenants.