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Ingénierie concourante et activités de coordination

Bertrand Nicquevert

3. L’ INGENIERIE DISTRIBUEE DANS UN GRAND PROJET SCIENTIFIQUE

3.3. Ingénierie concourante et activités de coordination

À un niveau supérieur du système, il faut voir la structure organisationnelle du projet davantage comme une fédération de projets, dont le disque de blindage n'est qu’un sous-projet. C’est la coordination technique qui est chargée du point de vue technique de fédérer ces projets, et d’assurer leur mutuelle compatibilité (mécanique, géométrique, en terme d’accessibilité et de services, de mutuelle perturbation thermique, magnétique, vibratoire…)

Nous allons maintenant présenter quelques éléments de réflexion sur la place de l'ingénierie concourante dans ces activités de coordination. Je voudrais placer ces éléments de réflexion dans l’axe de la problématique des « outils dans l’action », chère aux Grenoblois (voir l’article d’Éric Blanco dans ce recueil). Il s’agira en l’occurrence d'un outil d’intégration et d'ingénierie distribuée. C’est pourquoi je présente brièvement une démarche de gestion d'un problème de coordination, celui de l’espace, et je rapporte l’usage qui en est fait, ainsi que quelques difficultés rencontrées en pratique.

3.3.1. Gérer les espaces : les enveloppes

La mission qui m'a été confiée fin 1994 consistait à assurer l’intégration géométrique de l’expérience. De quoi s’agit-il ? Il me faudra des mois (des années peut-être) pour le comprendre : quel contexte, quelles contraintes, quels moyens, quel temps ? Autant de questions auxquelles il me revenait (sans que je le sache au départ) d’élaborer des éléments de réponse…

Osons une définition synthétique : intégrer une expérience (du point de vue géométrique), c’est attribuer à chaque système ou sous-système une portion d’espace suffisante et compatible avec les autres et avec les besoins globaux ; et vérifier que cette enveloppe est respectée par les acteurs de la conception, et dans toutes les phases du cycle du système (installation, exploitation, maintenance…)

Une longue réflexion m'avait alors conduit à proposer une définition des enveloppes, qui était synthétisée par le schéma donné en figure 4. Il s’agit en quelque sorte de la généralisation du concept de maximum de matière à l’ensemble d’une pièce, et non pas simplement limité à deux surfaces en contact.

Figure 4 : Définition d’une enveloppe

Il n'existe pas à notre connaissance dans la littérature de mécanique de présentation analogue de ce concept, ce qui peut s’expliquer par les contraintes particulières dans lesquelles s’effectue la conception des détecteurs de particules ; on retiendra en première analyse les redoutables précisions et stabilités requises ; le fait que ces précisions doivent être absolues, et non pas seulement relatives ; le fait que les espaces entre enveloppes, les « clearances », sont parfois minuscules, voire étiques par rapport aux jeux de fabrication et de fonctionnement ; et l’impossibilité

de recourir à l’appairage des pièce, compte tenu de l’aysnchronie entre systèmes, et des contraintes de séquencement des tâches : le temps nécessaire pour obtenir la dernière pièce nécessite de la lancer en production avant que la première soit elle-même produite et installée, ce qui ne permet pas de prendre en compte les dimensions effectives de la première dans la réalisation de la dernière.

La place me manque ici pour développer le contexte de mise en place de ce concept d’enveloppe. Le public visé était double : les ingénieurs et projeteurs, auxquels il s’agissait d’attribuer un espace de travail et des interfaces, ce qui est fondamental dans un cadre d'ingénierie distribuée ; et les physiciens, qui devaient pouvoir comprendre sans trop de difficultés les concepts de tolérancement implicites à la démarche. En définitive, il s’est révélé que le public technique était presque aussi peu réceptif que les physiciens aux concepts géométriques développés… Et que lesdits physiciens (tout au moins certains d’entre eux) sont restés pour le moins réticents à la nécessité même d’attribuer un espace à tout système…

3.3.2. L’outil en action

Les exemples abondent dans mes archives. Je choisis ici d’exposer, encore que très succinctement, celui de la détermination des positions et dimensions des lattes de l’aimant toroïdal central. Il en existe en effet une description complémentaire effectuée par P. Lécaille [11]. J'en donne ici une version volontairement très simplifiée.

Dans une démarche de vérification du respect des enveloppes et de leur compatibilité, nous avons été amenés à nous intéresser, le projeteur en charge et moi-même, à l’intégration des chambres à muons insérées entre ces lattes. Les dimensions nominales étaient selon les apparences compatibles : les jeux résiduels étaient de quelques dizaines de millimètres. La figure 5 donne une vue d’ensemble de cette région.

Mais à ce stade, n’étaient pris en compte aucuns des jeux nécessaires : tolérances de fabrication et d’assemblage, mouvements au cours de l’utilisation, incertitudes de mise en position des chambres… La réalité conduisait à des conflits potentiels si ces jeux ne se compensaient pas. Or, le risque à gérer de conflit dans cette région doit être réduit à zéro, car aucune modification n'est possible sur l’aimant une fois monté : partir de l’hypothèse optimiste de jeux se compensant pour définir les dimensions des chambres à muons serait suicidaire pour les chambres.

Nous avons donc établi des enveloppes intégrant toutes ces tolérances, en se basant sur les plans de fabrication (quand ils existaient), les résultats

des calculs de déformation (quand ils existaient), ou des évaluations approximatives après discussions avec les différents ingénieurs en charge. Cette démarche assez systématique a permis de diminuer le risque d’oubli, et d’augmenter les chances de ne pas être contestés.

Figure 5 : Vue d’ensemble de l’intégration lattes et chambres avant modification.

Au cours de la réunion de concertation en janvier 2000 entre les représentants de l’aimant, des chambres à muons, de l’alignement, des pieds supports et de la Coordination Technique, à l’instigation du coordinateur technique lui-même et en présence du chef du projet aimants, ces chiffres ont été présentés, étayés par de nombreux dessins. Le conflit potentiel a ainsi pu être perçu par les acteurs en présence, qui l’ignoraient ou le réfutaient. La discussion a pu alors être poursuivie en remplaçant les dimensions nominales par les dimensions enveloppes. Cette discussion a nécessité plusieurs réunions même après que les enveloppes eurent été adoptées comme outil d’aide à la résolution du problème. Les hypothèses et chiffres retenus pour l’établissement des

techniques et organisationnelles, et sur les différentes options possibles ont été l’objet d’âpres discussions entre les différents acteurs. En définitive, certaines chambres à muons ont été réduites pour augmenter le jeu total disponible, et les lattes ont dû être déplacées pour équilibrer ces jeux.

Sur cet exemple simple (et simplifié encore pour mon propos) de tolérancement unidimensionnel, on voit l’élaboration complexe des enveloppes, la difficulté de l’imposer dans le principe, de l’étayer convenablement sur les données disponibles, et de la convoquer dans la recherche de solutions acceptables. Le processus de coordination et de négociation ne peut pas faire fi des contraintes de chacun, mais permet en principe d’attribuer à chacun un espace dont il est seul détenteur sans souci de remise en question. Les évolutions de conception des systèmes conduisent parfois, au travers de ces procédures d’Engineering Change Request (au demeurant encore peu utilisées) à la renégociation complète de ces véritables « frontières internationales » que constituent ces enveloppes.

3.3.3. Importance et difficultés de la gestion de l’espace

Pour la Coordination Technique, la gestion des enveloppes constitue une activité essentielle. Garantir la compatibilité des systèmes est en effet l’une de ses missions principales. Il est nécessaire que chaque système connaisse l’espace qui lui est attribué, et que la Coordination Technique veille au respect strict de ces limites.

Dans l’exemple présenté ci-dessus, les longues discussions ont conduit à une réattribution des enveloppes respectives à l’issue de véritables négociations au cours desquelles chaque système a concédé qui une dimension qui une position qui une précision pour atteindre une solution. Dans d’autres exemples, la concession est unilatérale et forcée, et la Coordination Technique n'est pas toujours en mesure d’imposer une solution d’intérêt collectif.

Cet état de fait peut paraître étonnant. C’est que la Coordination Technique n'est pas un organe de management, contrairement à ce à quoi l’on pourrait s’attendre au vu de la mission qui lui est conférée. Ou plutôt c’est un organe de management sans pouvoir. Elle effectue les études, établit des enveloppes et les propose ; mais elle ne peut en imposer l’usage ni le respect que dans la mesure où les systèmes ont conscience de l’intérêt d’une solution commune, et ne souhaitent pas se camper sur des positions unilatérales, quand ils estiment que leur performance (ou

leurs intérêts particulier ? ou leur amour-propre ?) serait par trop remise en cause.

Dans ce contexte, les enveloppes, qui étaient un outil proposé pour gérer l’espace, ont parfois été reçues comme un instrument de pouvoir, et rejeté comme tel par des systèmes plus désireux d’assurer une performance optimale à leur propre détecteur que d’assurer la réalisabilité de l’ensemble du détecteur. Management du rêve, un management cauchemardesque.