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Ingénierie concourante et activités de conception

Bertrand Nicquevert

3. L’ INGENIERIE DISTRIBUEE DANS UN GRAND PROJET SCIENTIFIQUE

3.2. Ingénierie concourante et activités de conception

Dans le contexte de collaboration internationale brièvement décrit précédemment, les problèmes pour le mécanicien sont liés à la fois aux outils et aux pratiques de conception.

Nous prendrons comme fil conducteur l’exemple d'un élément de blindage, le « shielding disc » (voir figure 1). Cet ensemble est tout à fait révélateur de la complexité sociotechnique d'un élément pourtant simple en apparence : un disque en acier. Cette complexité a été illustrée dans le

chapitre de [10] qui lui est entièrement consacré2.

L’esquisse reproduite dans la figure 2 est destinée à expliciter les différentes fonctions du disque. On y voit le disque, dont la fonction est double : supporter des chambres à muons, détecteurs de physique ; et les protéger des rayonnements environnants afin de ne pas brouiller leur capacité de détection. La figure 3 donne de cette esquisse une version aboutie, qui a été beaucoup utilisée pour présenter l’ensemble de la zone et unifier la terminologie employée entre tous les acteurs.

Il est fascinant de constater la variété des points de vue et de représentations sur cet objet technique. La place nous manque ici pour illustrer par une image chacun de ces points de vue ; citons-en cependant quelques-uns.

2 « La complexité sociotechnique. le cas de la re-conception d’une paroi de blindage », pp. 19-32. On y

Le physicien le verra comme un élément permettant d’abaisser le niveau des radiations au niveau de ses chambres à muons ; il le représentera, dans son logiciel de simulation par Monte Carlo d’événements de particules, comme un volume géométrique simplifié, empli d'un matériau auquel il attribuera une propriété, la longueur de radiation. Et il reportera ce volume sur une carte en couleurs représentant les niveaux de radiations atteints dans le détecteur.

Figure 3 : Perspective CAO de la zone Z4

Pour l’y aider, l’ingénieur projet établira une revue des masses et des matériaux, et discutera avec le physicien des radiations du choix de la nature exacte des matériaux, en fonction de leurs autres propriétés : tenue mécanique, propriétés magnétiques, usinabilité, risques… Ces documents serviront alors d’objets intermédiaires entre ces deux acteurs de la conception, afin de laisser place à la tractation : ce sont des véritables

zones d’échange, les trading zones introduites par Peter Galison3, entre

les différents acteurs métiers et projet.

Interviendra également dans le processus de conception le magnéticien, qui simule le champ magnétique dans l’ensemble de l’expérience. Il verra alors le blindage comme un disque en acier de perméabilité élevée, et il

en simulera une tranche pour déterminer sa contribution à la fermeture du champ solénoïdal créé par la bobine entourant le point d’interaction (voir figure 1). La simulation du comportement mécanique, par exemple par un calcul par éléments finis, sera mise à contribution pour établir la géométrie finale des pieds, ou souligner la nécessité d’ajouter un étai (au centre de la figure 3).

Un autre exemple de trading zone, fort complexe et passionnant, est celui de la mise en position des chambres et de leur interaction avec le système d’alignement. Ce dernier est constitué de barres en fibre de carbone (en raison de leur stabilité dimensionnelle) sur lesquelles sont fixées des caméras LCD et des sources laser qui visent des cibles placées sur les chambres. Le réseau géométrique de référence ainsi constitué permet de déterminer avec une redoutable précision (environ 20 µm) la position relative de toutes les chambres dans le plan, mais également par rapport aux autres plans de chambres placées dans les autres régions du détecteur. Les discussions, très techniques, ont nécessité une compréhension mutuelle, entre ingénieurs en charge des supports, et physiciens concevant le système d’alignement, des contraintes des uns et des desiderata des autres. Dans ce réseau complexe de contraintes multiples (auxquelles s’ajoutent les contraintes d’intégration), il s’est agi de faire émerger une solution simultanée à tous les problèmes posés.

Il nous faut écarter bien d’autres représentations encore : l’enveloppe, espace géométrique attribué dans la caverne de l’expérience (nous y reviendrons plus tard) ; les dimensions d’encombrement, la position des points d’attache et la masse totale sont les données exploitées par le projeteur en charge du transport et de la descente dans le puits ; sans parler des plans de fabrication, qui représentent le disque aux yeux des industriels appelés à se prononcer sur la faisabilité et l’estimation des coûts de production…

Le dernier ensemble de représentations de l’objet disque de blindage participe de l’organisation de projet. L’épine dorsale en est le Product Breakdown Structure, l’arborescence produit, c’est-à-dire le découpage en sous-ensembles et en composants. À partir de cette PBS sont élaborés (voir [4] et [5]) des découpages de tâches, et attribuées les responsabilités. L’estimation des coûts s’effectue selon le découpage induit par la PBS. Le coordinateur des ressources, le grand argentier de la collaboration, représente le blindage par une ligne budgétaire dans la colonne des dépenses (qui n'est autre que la somme de l’estimation des coûts), et par une case dans la liste des objets susceptibles d’être soumis à une procédure de contribution en nature par les pays membres de la

collaboration. L’ingénieur projet élabore son planning d’ordonnancement des tâches, qui est ensuite synchronisé avec le planning global de tout le détecteur. En principe, ce planning est consolidé en fonction de la disponibilité des ressources humaines (durée de chaque tâche en fonction du nombre de personnes qui lui sont affectées) et financières (profil des dépenses). À ce stade, il y a longtemps que la réalité de mise en application sur le terrain a divergé avec le contenu des procédures définies dans le plan d’assurance qualité…

Comment se traitent toutes les questions techniques et organisationnelles, comment se construit la convergence de ces multi représentations ? Comment s’élabore la confiance mutuelle ? Quel est le cadre de discussion qui, derrière les représentations, permet l’articulation des différents métiers et la synchronisation des actions ? Il ne nous est ici possible que d’ébaucher des éléments de réflexion, qui devront être formalisés selon des critères sociologiques plus fins.

Donnons déjà une idée de la distribution géographique des acteurs évoqués : le physicien simulant les radiations travaille à Tucson, Arizona ; le magnéticien est de Dubna, au nord de Moscou ; le physicien en charge de l’alignement est de Boston, les équipements optiques proviennent pour partie de Munich ; l’ingénieur des chambres à muons MDT est de Seattle, les chambres CSC sont développées à Brookhaven, près de New York, et les chambres TGC près de Tel Aviv en Israël. La conception du disque est réalisée au Cern, ainsi que l’intégration générale de la zone.

Les canaux de communication formels et informels sont multiples. L’outil privilégié d’échange des données est l’Internet. Il ne faut pas oublier que le World Wide Web a été précisément inventé au Cern, pour satisfaire aux besoins de la communauté de physique des hautes énergies [18]. Régulièrement (environ tous les trois mois), les acteurs du projet se retrouvent physiquement pendant deux à trois jours, et procèdent à une analyse des progrès respectifs des équipes dans la résolution des problèmes d’intégration rencontrés. La problématique de visualisation des solutions proposées dans la diversité des disciplines et des outils est évoquée dans [11], et dénote la timide émergence de la maquette virtuelle, qui ne parvient pas encore, cependant, à détrôner le tirage sur transparent de la visualisation CAO en deux ou trois dimensions. On a pu déceler une tension entre la nécessité de geler à certains moments l’évolution des modèles, et l’exigence de flexibilité et d’évolutivité, ainsi que d’inscription sur les objets au cours de leur manipulation collective (ce que P. Lécaille appelle la raison grapho-numérique).

L’élaboration et la circulation des objets intermédiaires, de ces multiples représentations d'un même objet, et de leur convocation dans les processus de conception et de négociation, est très complexe. Le souci majeur est d’assurer la compatibilité des représentations multiples, et leur adéquation avec les objectifs du projet : réaliser un disque de blindage remplissant les fonctions demandées (explicites et implicites) au moindre coût ; mais cette compatibilité doit aussi se réaliser dans le respect des contraintes de chaque acteur, lesquels évoluent dans des contextes organisationnels et personnels très différents.

L’ingénierie distribuée dans le cadre d'un processus de conception s’effectue ici dans un cadre très éclaté et complexe, et l’on constate que la dimension de concertation, d’élaboration et de coordination revêt une importance centrale dans le processus de conception lui-même.