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C ONTEXTE ORGANISATIONNEL DE LA DEMARCHE DE CONCEPTION

Bertrand Nicquevert

2. C ONTEXTE ORGANISATIONNEL DE LA DEMARCHE DE CONCEPTION

Du point de vue politique et humain, la réalisation d'un complexe

expérimental tel qu'ATLAS ne peut être assumée par un seul organisme. Il

y a donc nécessité à créer une collaboration d’instituts, permettant une mise en commun des moyens techniques, humains et financiers. La

collaboration ATLAS comporte ainsi :

• un nombre de laboratoires et d’instituts supérieur à 140,

• originaires de 28 nationalités différentes, et donc de cultures et

d’histoires très variées,

• représentant plus de 1500 physiciens et ingénieurs, et un nombre au

moins équivalent de techniciens, projeteurs, personnels d’administration…

Ces personnes utilisent des langues évidemment très différentes ; l’anglais est le standard de facto, mais c’est un anglais parfois un peu appauvri, pratiqué entre non-anglophones, ce qui entraîne fatalement une baisse de la qualité de communication (malentendus, manques de nuances, etc…). Elles ont en outre des cultures techniques différentes.

2.1. ATLAS : « un grand projet, mais scientifique »

Je propose d’appliquer au projet ATLAS la typologie de structures de

projets proposée par P. Leclair [6]. Nous en conclurons qu'ATLAS

correspond à l’idéal-type « grand projet », que nous nuancerons : un grand projet, mais scientifique.

Les quatre variables structurantes sur lesquelles reposent cette typologie sont :

1. la situation du projet dans le temps et son déroulement ; 2. la place relative du développement et de l’exploitation ; 3. le poids du contrôle extérieur dans le pilotage (procédure) ; 4. le rapports projets/métiers.

Examinons une à une ces quatre variables structurantes dans le cas du

projet ATLAS.

1. Situation du projet dans le temps et déroulement : la durée d'un tel projet est élevée. Les premiers avant-projets ont germé dans la tête des physiciens à la fin des années 80. La phase de conception doit durer jusqu'à la fin des années 90. La fabrication et l’installation dans la caverne expérimentale s'étendra jusqu'en 2005, date prévue de début de fonctionnement. L’exploitation, entrecoupée de phases de développement, devrait ensuite durer une quinzaine d’années. Le démantèlement interviendra donc dans les années 2020. La durée totale d’une telle collaboration est donc supérieure à trente ans - une carrière entière ! Il est impossible d’envisager que l’équipe projet reste homogène, sur de telles durées, ne serait-ce que pour des raisons démographiques. Le pilotage du projet, c’est-à-dire les décisions de passage d’une phase à la suivante, se font en dérive très douce. En effet, les systèmes (les sous- détecteurs) sont organisés relativement indépendamment les uns des autres, et mêlent financement propre des instituts, contributions en nature, et recours aux fonds communs, gérés par le management du projet. Il n'y a pas de donneur d’ordre central, le pouvoir du chef de projet est plus nuancé, et la relation entre le Cern et les instituts de la collaboration n'est pas du type client/fournisseur. Chaque décision doit donc rechercher le consensus, avec prégnance des critères de performances et de coût.

2. Place relative du développement et de l’exploitation : la difficulté particulière des détecteurs de particules tient à ce qu'il n'existe pas de « client » univoque et identifiable. Car le physicien, futur exploitant du détecteur, est aussi le concepteur de l’architecture, et l’acteur principal des activités de développement. Nous verrons à quel point cette confusion des rôles pose problème pour l’ingénieur et les activités d'ingénierie. 3. Poids du contrôle extérieur dans le pilotage : de nombreuses procédures entourent l’organisation de projet, comme la mise en place de plans d’assurance qualité, contenant entre autres des « Product Breakdown Structures » ([4], [5]). L’avancement du projet dans le temps fait l’objet de procédures de suivis de jalons. Une analyse plus fine de la mise en application de ces procédures montrerait un écart notoire, comme souvent, entre les illusions des normalisateurs et les applications concrètes et quotidiennes des procédures mises en place. Nous verrons plus loin l’exemple de l’Engineering Change Request.

Le projet lui-même est contrôlé par un comité extérieur, couvrant toutes les expériences ainsi que l’accélérateur : c’est le LHCC, le Large Hadron

Collider Committee. Ce comité est assez éloigné de la réalité du terrain technique, et très soumis, tout comme le management du projet, à la nécessité de nombreux ajustements interpersonnels entre chefs de projets, mais aussi à des aspects proprement géopolitiques : détermination de l’affectation des contrats en nature, c’est-à-dire fournis directement par les pays dans le cadre du fonds commun ; mais aussi prise en compte des sensibilités entre pays au niveau diplomatique (les interlocuteurs du LHCC dans chaque pays sont au niveau des cabinets ministériels).

La principale contrainte extérieure imposée au projet est le coût : le plafond est fixé à 475 MCHF de matériel (les coûts de la main d’œuvre des acteurs projets ne sont en général pas pris en compte). Il est évident que les performances de détection attendues font l’objet d’analyses très fines par les physiciens qui composent, pour la grande majorité, le LHCC. 4. Le rapports projets/métiers : on assiste très fréquemment, pour de nombreux acteurs du projet, à une superposition des fonctions projets et métier. Si je prends mon exemple, assez symptomatique, je suis tout à la fois (et non sans difficultés) responsable d'un bureau d’études de mécaniques ; ingénieur-projet d’une structure support, ainsi que d'un blindage et de l’intégration locale (voir paragraphe 3.2. page 6) ; et ingénieur en charge de l’intégration mécanique globale (voir paragraphe 3.3. page 9). On assiste donc à un cumul d’une activité métier, d’une ou plusieurs activités projet de conception, et d’une activité projet de coordination.

Par ailleurs, la place de l’ingénieur en tant qu'acteur métier s'oppose parfois au tout-puissant et omniscient physicien. Celui-ci cherche à innover pour atteindre des domaines de physique, de précision, d’énergie jamais atteints (c’est l’objet d’une recherche fondamentale), dans une dynamique d’augmentation d’entropie ; l’ingénieur veut être en mesure de réaliser ces rêves de physicien, et ce faisant, tend à limiter l’entropie du système pour rester en deçà de l’infaisable. S'instaure alors entre les deux une tension dialectique entre le physicien qui ne cesse de vouloir innover, à tous les endroits et à tous les stades du projet, et l’ingénieur ennemi de ces dérives, qui tente d’imposer que l’on puisse avant tout construire le détecteur, quand bien même il comporterait des imperfections. Tension essentielle entre le rêve et la réalité, qui se transforme parfois en une lutte entre objectif de perfection et principe de réalité.

La configuration de ces quatre variables structurantes rappelle celle de l’idéal type « grand projet » : intégration des activités métier et projet (variable 4) avec des entreprises contractantes coopérant au projet qui

sont parfois très sophistiquées et spécialisées ; pilotage en dérive comportant une dimension politique (variable 1), dans un contexte de contrôle externe contraignant (variable 3). En revanche, le client et futur exploitant n'est pas clairement identifié (variable 2) dans la mesure où il est un acteur clé du processus de conception, compte tenu de la nature du détecteur comme instrument de mesure scientifique, à haute teneur

d’innovation. C’est en cela que nous définirons ATLAS comme un grand

projet mais scientifique.

Il faut noter que des structures originales de gestion de projet ont été imaginées pour tenter de surmonter les difficultés inhérentes à de telles entreprises. Nous avons cité l’existence de ces fonds communs, qui permettent d’assurer le financement des éléments dépassant la capacité budgétaire de chacun des instituts. Il faudrait expliciter la structure originale (quoique, selon moi, peu efficace) de désignation des chefs de projet. Quand la démocratie devient la règle, que les mandats se font électifs et restreints dans la durée, la prééminence du diplomatique sur l’efficace guette, et les structures de décision se font lourdes et lentes. Ces passionnants aspects liés à la gouvernance du projet dépassent le cadre de ces quelques pages.