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Cette complexité est bien connue par les chercheurs en intelligence artificielle et en psychologie qu

Françoise Darses

7 Cette complexité est bien connue par les chercheurs en intelligence artificielle et en psychologie qu

ont implémenté dans des systèmes à base de connaissances ce raisonnement opportuniste œuvrant dans les tâches de résolution de problème en s’appuyant l’architecture du tableau noir (modèle « blackboard »). Voir par exemple les travaux de Hayes-Roth & Hayes-Roth (1979), et ceux de Lassri & Maitre (1989) ou de Monceyron (1991). Pour une présentation du modèle, voir Nii

l’axe abstrait-concret qui décrit l’objet de conception. Cette confusion inhérente au modèle classique de la conception est en contradiction avec les processus cognitifs de conception, comme on va le montrer ici.

La conduite d’un projet de conception suit des étapes officiellement définies (études préliminaires, études de base, études de détails, réalisation, essais et démarrage), ce qui permet évidemment de poser des jalons contractuels indispensables entre les partenaires du projet. Cet « encadrement » de la pratique de conception a des conséquences méthodologiques importantes sur le modèle même de développement des solutions : il promeut un modèle du processus « en cascade » dont les implications sont nombreuses. Une des premières implications de ce modèle est qu’il établit formellement la séparation entre l’analyse des problèmes (phases amont) de la prise de décision et de l’action (phases aval). Or, comme on l’a vu dans la section précédente ainsi qu’en section 2, la résolution d’un problème de conception ne peut, par essence, s’accomplir en deux phases consécutives d’analyse de problème puis de résolution du problème : parvenir à définir le problème, c’est avoir trouvé la solution. Ceci a été montré très tôt par tous les théoriciens de la résolution de problèmes de conception (Reitman, 1964 ; Simon, 1973 ; Greeno, 1978 ; Cross, 1986).

S’ajoute une précédence naturelle du raffinement des solutions : plus on avance dans le temps, plus la solution est détaillée. Cet axe de raffinement se confond de fait avec l’axe du phasage du projet (figure 3). En quelque sorte, à chaque phase correspond une solution qui diffère de la précédente par son niveau de détail.

solution 2 solution 3 solution 1

conduite de projet : phasage raffinement de la solution : détail

étude de faisabilité étude fonctionnelle spécification technique de besoins développement fabrication

Figure 3 : Phasage du projet et raffinement de la solution : deux axes superposés

À ces deux axes se rajoute une troisième dimension qui engendre une confusion de notre point de vue dommageable. En effet, les modèles classiques du processus de conception se fondent sur l’hypothèse qu’une solution de conception se développe au travers de transformations

linéaires et séquentielles des données opérées sur un axe abstrait-concret (figure 4). solution 2 spécifications structurelles solution 3 spécifications physiques solution 1 spécifications fonctionnelles

transformation des points de vue : abstrait-concret

Figure 4 : Modèle transformationnel du processus de conception

L’idée schématique est que les spécifications fonctionnelles et conceptuelles du produit (réalisées au travers de l’étude de besoin et de faisabilité et de l’étude fonctionnelle), doivent être déclinées en spécifications structurelles (au cours de la phase de spécifications techniques de besoins) pour aboutir enfin (en phase de développement) en spécifications physiques de l’objet. Par exemple, on définira les propriétés fonctionnelles d’un nouveau véhicule en précisant qu’il sera une voiture urbaine, acheté plutôt comme un second véhicule, etc. ; puis on étudiera les spécifications structurelles (l’habitacle aura tel volume, la

puissance du moteur sera de n cm3) définitions qui seront traduites en

spécifications physiques et concrètes du produit (le moteur sera fait de tel et tel matériau et sera composé de telle et telle pièces, etc.).

Le principe sous-jacent est que tout objet technique peut être décrit sous divers « points de vue » (on parle aussi de niveaux d’abstraction), chaque point de vue offrant une description de l’objet certes partiale, mais néanmoins complète (Rasmussen, 1979). Par exemple (Hoc, 1987), on peut entièrement décrire une machine à laver en terme de fonctions physiques (circuit de chauffage, entraînement du tambour, fonctionnement de la pompe, etc.). Mais on peut aussi choisir de la décrire dans sa fonction conceptuelle (fonctions de lavage et essorage, fonctions de chauffage et de contrôle de la température de l’eau, etc). Cette description des objets techniques en niveaux d’abstraction est au cœur des modèles transformationnels de conception de l’objet, dans lesquels la conception est vue comme une transformation rationnelle et organisée d’un point de vue en un autre. De nombreux systèmes d’aide à la conception sont fondés sur des modèles transformationnels (Freeman & Newell, 1971 ; Korf, 1980 ; Tsang et al, 1990).

Suivant ce principe, chaque niveau d’abstraction produit donc une solution à part entière, validée à la fin de chaque étape (modèle en

cascade). La précédence entre les niveaux d’abstraction des solutions implique donc une séquentialité dans l’intervention des acteurs du processus. De fait, chaque acteur a la responsabilité de traiter un niveau d’abstraction spécifique et unique.

On voit donc qu’on aboutit à un modèle du processus de conception où

sont confondues trois dimensions du développement des solutions8 : (i)

l’organisation contractuelle du projet, (ii) la définition de plus en plus détaillée, complète et précisée de la solution, et (iii) le mode de transformation des données, vu comme un cheminement unilatéral sur un axe abstrait-concret. Mais surtout, ce modèle produit une discrétisation des solutions en complète dépendance avec le phasage contractuel du projet :

SOLUTION 2 SOLUTION 3 SOLUTION 1

conduite de projet : phasage

raffinement de la solution : détail

étude de faisabilité étude fonctionnelle spécification technique de besoins développement fabrication spécifications structurelles spécifications physiques spécifications fonctionnelles

transformation des points de vue : abstrait-concret

les trois axes sont

confondus

Figure 5 : Modèle classique du processus de conception : les trois axes de développement des solutions sont confondus

Or les études cognitives ont montré que le processus spontané de développement d’une solution de conception ne se conforme pas aux relations de précédence décrites ci-dessus. Comment le concepteur opère- t-il, cognitivement parlant, les changements de représentation entre points de vue sur l’objet ? Développe-t-il des solutions successives, chacune relevant d’un niveau d’abstraction chaque fois différent comme le suggère le modèle classique ?

On a montré (Darses, 1994) que les changements de représentation ne s’opèrent pas de façon linéaire et séquentielle sur l’axe abstrait-concret. Dès la phase de formulation du cahier des charges et tout au long des phases amont du processus sont énoncées des spécifications qui décrivent