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L A CONCEPTION EST UNE ACTION QUI VEHICULE DE L ' INCERTITUDE

Éric Blanco

4. L A CONCEPTION EST UNE ACTION QUI VEHICULE DE L ' INCERTITUDE

4.1. Problèmes et solutions émergent conjointement

Les méthodologies classiques comme Pahl et Beitz (77) sont basées sur l'hypothèse que la conception correspond à une démarche de résolution de problème. On identifie donc bien dans ces méthodologies deux temps : Le temps de la mise en place du problème puis le temps de la recherche de solution. On peut donc décomposer cette activité en tâche et ensuite planifier la résolution.

Le problème de conception est considéré comme posé, il faut alors trouver la solution optimale pour répondre à ce problème.

Il semble aujourd'hui admis que l'une des caractéristiques fondamentales des problèmes de conception est qu'ils sont mal ou incomplètement définis (Simon 91, Darses 94). L'analyse de l'activité de conception industrielle montre bien en effet que le problème n'est absolument pas défini de manière complète au départ. Il évolue en fonction de l'avancée du projet, de l'environnement du produit, des besoins du client, des concurrents, du marché, des normes en vigueur etc…

Ainsi l'apparition des solutions ne peut pas être abordée comme un processus déterministe dont la résolution peut être conduite avec une rationalité instrumentale. (Piorre et al 1997) Nous proposons d'aborder cette question à partir de la notion d'émergence (Blanco 98). Le problème et les solutions émergent conjointement dans l'interaction entre les acteurs de la conception.

Cont raint es

Conject ure

Figure 3 : un acteur exprime une conjecture à partir d'une représentation du produit

L'analyse des échanges lors de situation de conception coopérative nous à permis de proposer une modélisation de cette émergence des solutions autour des notions de conjecture, de contrainte, de critères et de registre de référence. Le produit émerge de Pinteraction entre les différents concepteurs dans un mouvement de conjecture et d'évaluation qui en permanence mettent en relation les éléments de solution proposés avec les représentations (mentales) du projet qu'ont les acteurs. À partir de leur vision du projet et des contraintes qui le caractérisent, les concepteurs proposent des conjectures au groupe qui va les valider ou non en évaluant ces propositions à l'aide de critères (figures 3 et 4).

Regist re deréférenc e Regist re de référence Regist re de référence Crit ère Crit ère Crit ère Év aluat ion

Nous avons montré que les critères ne sont pas prédéfinis mais sont choisis et renégocier au cours du processus. La négociation autour des critères permet aux acteurs de reconstruire, de traduire partiellement le problème qu'ils ont à résoudre. Il y a donc « entre-définition » du projet et de la solution (Blanco 97).

La représentation d'une nouvelle conjecture en donnant à voir certaines caractéristiques du produit, offrent des prises nouvelles aux acteurs. Ils peuvent alors évaluer cette nouvelle proposition de solution. De nouveaux critères sont choisis qui participent à la reformulation du projet de conception.

Nous avons développé les concepts de critères de conception et de registre de référence pour analyser ces évaluations. Les multiples dimensions du projet s'expriment dans la mobilisation par les acteurs de registres de référence dans lesquels s'inscrivent les critères de conception et les contraintes qui permettent de proposer des conjectures. Si les contraintes constituent le cadre à partir duquel les concepteurs peuvent proposer des conjectures, les critères permettent l'évaluation de ces éléments de solution. Critères et contraintes sont donc différenciés par le mouvement d'action d'évaluation ou de projection.

Les critères appartiennent donc aux deux termes : la solution et le projet. Dans un processus de conception distribuée, chaque acteur va mobiliser des prises sur l'objet qui lui donnent la capacité d'évaluer le produit suivant sa propre représentation du projet de conception. Ces prises dépendent des connaissances de l'acteur, de la situation dans laquelle il est engagé et de ses visées propres (on parle parfois de préférences ou de buts). La multiplicité des acteurs engagés dans le processus de conception va faire apparaître une multitude de prises possibles sur l'objet et donc de critères différents. C'est pour cela que les critères mobilisés vont être négociés. Ainsi les prises pertinentes (les critères) pour l'évaluation d'un produit ne seront pas les mêmes pour les différents acteurs de la conception car ils ont des points de vue différents sur l'objet à concevoir et le projet. Outre leur connaissances, leur métier ou leur appartenance à des mondes différents, c'est dans la prise en compte des différentes dimensions du projet que les acteurs vont exprimer leurs différences.

Les concepteurs pour estimer la pertinence d'une solution, doivent inscrire leur évaluation dans un registre de référence. La hiérarchisation des registres de référence et des critères se négocie en partie dans le cours de l'action et modifie donc le projet de conception.

En effet, l'évaluation peut faire apparaître une dualité entre des registres de référence différents. Ainsi un intervalle de tolérance très serré sur une cote pourra être pertinent dans un registre fonctionnel mais ne pas avoir de sens dans un registre lié à la fabrication ou dans un registre économique. De même une forme géométrique complexe pourra être pertinente dans une registre esthétique mais pas dans un registre technique (mauvaise résistance du mécanisme aux sollicitations mécaniques par exemple), ou de fabrication. Ainsi les mêmes caractéristiques du produit peuvent donner lieu à des évaluations contradictoires suivant le registre de référence auquel elles sont rattachées par les acteurs. Les différents registres de référence sont représentatifs des multiples dimensions qui sont présentes dans un processus de conception. Nous avons identifié différents registres : stratégique, marchand, juridique, fabricabilité, assemblabilité, fonctionnel, technique, environnemental.

4.2 Conception innovante ou routinière

À l'échelle macroscopique d'un projet de développement, la conception n'apparaît pas non plus comme un processus déterministe. Le problème auquel doivent répondre les concepteurs est mal défini et évolue de manière dynamique en même temps que les solutions. L'évolution du réseau de conception modifie fortement le problème de conception.

Les contraintes du problème évoluent fortement en fonction de l'apparition de nouveaux acteurs qui amènent avec eux leurs propres contraintes et éventuellement des solutions nouvelles. C'est la situation problématique du Ce phénomène est accru dans le cas d'une conception innovante dans la mesure où l'incertitude touche non seulement le produit mais aussi le réseau de conception et son fonctionnement.

En effet dans une conception plus routinière, le réseau de conception est mieux identifié. Les nombreux dispositifs techniques et organisationnels qui président au fonctionnement de ce réseau sont stabilisés dans des contrats, des habitudes, des règles, des conventions des rapports de confiance, des procédures qualité, des plans standardisés, des formulaires etc… Ces dispositifs constituent les entités sur les quelles s'appuient les personnes pour s'accorder. Dans une innovation les acteurs doivent à la fois concevoir le produit mais aussi mettre en place et stabiliser ce réseau nouveau qui autorise l'innovation.

Il nous semble que ce qui caractérise une conception innovante d'une conception plus routinière c'est le degré d'incertitude véhiculée par la distribution.

La distribution est donc présente dans les deux cas, mais dans une conception plus routinière, le degré d'incertitude est moindre car l'action s'appuie sur des conventions et des règles établies.

Dans l'innovation, l'enrôlement de nouveaux acteurs s'appuie sur des traductions qui font évoluer le produit parfois de manière importante. Dans une conception routinière l'enrôlement des acteurs est acquis, ces traductions sont donc moins visibles car beaucoup plus implicites. Ce type de conception permet des économies cognitives et temporelles pour les concepteurs. Mais la frontière entre conception innovante et routinière est extrêmement difficile à tracer. En effet, en entreprise de nombreux projets fonctionnent souvent en parallèle et les frontières ne sont pas étanches. Certaines innovations constituent des sauts majeurs qui s'insèrent dans un ensemble dont l'architecture et la technologie sont peu modifiées. Conception innovante et routinière sont donc intimement mêlées dans les processus industriels.

On peut dès lors s'interroger sur l'intérêt d'outils conçu pour des situations de conception routinière pour un seul métier et sur leur capacité à prendre place dans un processus de conception qui par nature est distribué. En effet l'innovation déstabilise le réseau de conception. On peut donc faire l'hypothèse qu'une structure organisationnelle ou des outils trop rigides constituent un frein à l'innovation.

L'enjeu actuel pour les entreprises est bien de favoriser l'innovation tout en maîtrisant le risque qui s'y rattache. On ne peut plus dès lors, aborder la conception comme un processus rationnel et déterministe basé sur l'application de connaissances. Il s'agit d'un processus distribué dans lequel émergent des connaissances nouvelles.