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C.3 : Les informal settlements, nouveaux creusets de la ségrégation ?

Dans le document Lieux de vie, lieux de luttes (Page 91-94)

settlement du Cap

II- C.3 : Les informal settlements, nouveaux creusets de la ségrégation ?

L’apartheid se basait avant tout sur la ségrégation, et cette idéologie sont nés les townships. La Constitution de 1993, suivie de l’actuelle version de 1996, ont enterré les lois racistes du régime et posé les pierres d’une nouvelle Afrique du Sud (en théorie) déracialisée. On aurait toutefois tort de croire que la fin de l’apartheid signifie la fin de la ségrégation raciale ou son évolution en ségrégation sociale : la ségrégation sociale persiste en Afrique du Sud et recoupe des critères raciaux (Gervais-Lambony, 2017). L’exemple de la violence et de sa représentation synthétise d’ailleurs cette ségrégation.

Lorsqu’on parle de l’Afrique du Sud, la question de la violence et de la criminalité est systématiquement évoquée. Difficile de dénier le fait qu’il s’agit d’un principaux fléaux du pays, aux côtés du VIH et du chômage de masse. Depuis 1997, il est vrai que la criminalité a augmenté de manière significative (meutres et viols surtout) (Schönteich, Louw; 2001). S’il n’y a pas d’explication claire et précise à ce phénomène, certains faits peuvent éclairer nos interrogations.

Premièrement la criminalité ne concerne pas uniformément l’Afrique du Sud : les grands centres urbains (Johannesburg, Pretoria, Cape Town et Durban) sont les plus concernés et au sein de ces agglomérations, ce sont les quartiers les plus démunis - soit les townships - qui sont les plus touchés (StatsSA, 2016). D’un point de vue sociologique, les personnes les plus affectées ne sont pas les populations blanches, mais bien les populations noires (et coloured) dans leurs propres quartiers (Gervais-Lambony, 2017). Toutefois, la violence n’est pas un phénomène récent. Les journaux des années 1920 et 1930 faisaient déjà état de chiffres élevés de criminalité et le régime de l’apartheid n’était pas en reste : violences policières, humiliations, tortures. La violence est donc un phénomène ancien et contrairement à une croyance populaire persistante, elle n’est pas apparue suite à la démocratisation du pays : c’est l’héritage d’une violence normalisée par l’apartheid, renforcé par la circulation massive d’armes à feu, une méfiance vis à vis de la police, un système judiciaire peu performant et des inégalités sociales et raciales considérables (Clarke, 2015). Ce qui diffère, c’est le rayon d’impact socio- géographique : la violence n’est plus réservée à la ville noire, les quartiers blancs sont aussi 119

concernés (dans des proportions bien inférieures ceci dit). En résulte une sécurisation des

La violence est d’ailleurs plus domestique que criminelle.

espaces urbains et une véritable peur obsessionnelle de la violence et des criminels : il n’y a qu’à voir les Unes des journaux faisant quotidiennement état de cambriolages, vols, viols ou meurtres détaillés de manière morbide . Toutefois, si je ne remets pas en cause l’existence de 120

cette violence, qui affecte de nombreux Sud-Africains (en particulier les femmes), il faut mettre en évidence la part fantasmée de cette violence. Car en Afrique du Sud, l’inconscient populaire voit le criminel comme pauvre et habitant d’un township : en bref, le criminel est noir (voir fig.121

20).

Les townships sont en effet confrontés à des taux de criminalité très élevés. Il faut dire qu’ils ont été pensés pour «  accueillir  » les exclus de la ville et de la société. Leurs noms - aujourd’hui appropriés par leurs habitants - reflètent d’ailleurs souvent l’hypocrisie et le mépris de l’apartheid : Soweto pour SOuth WEst TOwnships , Khayelitsha signifiant en isiXhosa 122

Nouvelle maison, Gugulethu - Notre fierté ou encore Nyanga - Lune. Les noms des rues sont

aussi significatives du mépris de l’apartheid (dans certains cas il n’y en a tout simplement pas) : à Mitchell’s Plain, on trouve la rue Scrabble, la rue Monopoly ou encore la rue Arabica (Houssay- Holzschuch, 2013). La description des quartiers est également étonnante. Les pages wikipédia relatives à chaque township ont ainsi souvent tendance à réduire les caractéristiques des quartiers à la violence et la pauvreté : « Gugulethu est un quartier très difficile qui souffre de

pauvreté, de criminalité et de chômage », « Nyanga est un quartier très difficile qui souffre de pauvreté et de chômage. C'est aussi le quartier le plus dangereux d'Afrique du Sud en termes de criminalité et de délinquance ce qui lui a valu, dans les années 2010, le surnom de capitale du meurtre en Afrique du Sud avec notamment 262 meurtres comptabilisés pour la seule année 20123. C'est aussi un quartier très impacté par le virus du Sida ». Ces portraits de townships sont

souvent ancrés dans l’inconscient des capetonians, alimentés par les histoires morbides d’enfants violés ou de corps brûlés au milieu des rues. Les townships sont certes touchés par la violence, mais ils doivent pas être réduits à des zones de non-droit : lieux de luttes pendant l’apartheid (et encore aujourd’hui avec le chômage notamment) ce sont aujourd’hui des lieux de vie pour des millions de Sud-Africains. Les townships ont d’ailleurs bien évolués depuis la fin du

Ibid

120

Lors de mon séjour à Cape Town, j’ai souvent observé des personnes verrouiller les portes de voiture lorsqu’ils

121

apercevaient une personne noire s’approcher du véhicule, souvent par réflexe anti-vol.

En 1958 un concours fut lancé par la municipalité de Johannesburg pour nommer ce qui sera le futur Soweto.

122

Parmi les propositions refusées, je retiendrai Khethollo (ségrégation en zoulou) et Thinavhuyo (nous n’avons nulle part où aller), (Guillaume, 2001).

espaces urbains et une véritable peur obsessionnelle de la violence et des criminels : il n’y a qu’à voir les Unes des journaux faisant quotidiennement état de cambriolages, vols, viols ou meurtres détaillés de manière morbide . Toutefois, si je ne remets pas en cause l’existence de 120

cette violence, qui affecte de nombreux Sud-Africains (en particulier les femmes), il faut mettre en évidence la part fantasmée de cette violence. Car en Afrique du Sud, l’inconscient populaire voit le criminel comme pauvre et habitant d’un township : en bref, le criminel est noir (voir fig.121

20).

Les townships sont en effet confrontés à des taux de criminalité très élevés. Il faut dire qu’ils ont été pensés pour «  accueillir  » les exclus de la ville et de la société. Leurs noms - aujourd’hui appropriés par leurs habitants - reflètent d’ailleurs souvent l’hypocrisie et le mépris de l’apartheid : Soweto pour SOuth WEst TOwnships , Khayelitsha signifiant en isiXhosa 122

Nouvelle maison, Gugulethu - Notre fierté ou encore Nyanga - Lune. Les noms des rues sont

aussi significatives du mépris de l’apartheid (dans certains cas il n’y en a tout simplement pas) : à Mitchell’s Plain, on trouve la rue Scrabble, la rue Monopoly ou encore la rue Arabica (Houssay- Holzschuch, 2013). La description des quartiers est également étonnante. Les pages wikipédia relatives à chaque township ont ainsi souvent tendance à réduire les caractéristiques des quartiers à la violence et la pauvreté : « Gugulethu est un quartier très difficile qui souffre de

pauvreté, de criminalité et de chômage », « Nyanga est un quartier très difficile qui souffre de pauvreté et de chômage. C'est aussi le quartier le plus dangereux d'Afrique du Sud en termes de criminalité et de délinquance ce qui lui a valu, dans les années 2010, le surnom de capitale du meurtre en Afrique du Sud avec notamment 262 meurtres comptabilisés pour la seule année 20123. C'est aussi un quartier très impacté par le virus du Sida ». Ces portraits de townships sont

souvent ancrés dans l’inconscient des capetonians, alimentés par les histoires morbides d’enfants violés ou de corps brûlés au milieu des rues. Les townships sont certes touchés par la violence, mais ils doivent pas être réduits à des zones de non-droit : lieux de luttes pendant l’apartheid (et encore aujourd’hui avec le chômage notamment) ce sont aujourd’hui des lieux de vie pour des millions de Sud-Africains. Les townships ont d’ailleurs bien évolués depuis la fin du

Ibid

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Lors de mon séjour à Cape Town, j’ai souvent observé des personnes verrouiller les portes de voiture lorsqu’ils

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apercevaient une personne noire s’approcher du véhicule, souvent par réflexe anti-vol.

En 1958 un concours fut lancé par la municipalité de Johannesburg pour nommer ce qui sera le futur Soweto.

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Parmi les propositions refusées, je retiendrai Khethollo (ségrégation en zoulou) et Thinavhuyo (nous n’avons nulle part où aller), (Guillaume, 2001).

régime suprémaciste, et s’ils demeurent marginalisés et stigmatisés à différents niveaux, on constate à la fois une amélioration des conditions de vie dans ces derniers et une « meilleure » (à défaut d’une bonne) image dans l’imaginaire collectif. L’esprit communautaire, les événements culturels et les restaurants (à l’image de Mzoli’s à Gugulethu, devenu un véritable spot touristique du township) participent à ce léger changement de représentation, même si on peut dénoter une tendance au « Poor-area/Slum tourism » et la persistance de propos stéréotypés - pour ne pas dire racistes . 123

Mais l’espace ségrégué n’a pas disparu : ce sont les informal settlements, qui se sont développés de manière exponentielle en marge des townships, qui sont devenus les espaces urbains les plus marginalisés, et les plus ségrégués. Sans être institutionnalisés comme pendant l’apartheid, les schémas de ségrégation sociale, raciale, résidentielle et relationnelle sont reproduits dans les informal settlements, espaces urbains marginaux. Ces espaces, que l’on appellerait en France bidonvilles, concentrent dans les croyances populaire violence, extrême pauvreté et illettrisme, comme si leurs habitants n’étaient que des marginaux errants à travers des maisons en tôle. Ces représentations sont aussi ancrées dans le milieu académique, inconsciemment : on peut ainsi lire dans le rapport Unintended Conséquences de l’African

Centre for Cities (ACC) que Monwabisi Park, quartier informel de Khayelitsha est « A well-known crime hotspot in its own right  », et voir de nombreuses photos dé-saturisées de quartiers

informels de Cape Town, donnant ainsi l’impression d’un tableau de désespoir. Ce n’est pas tant le contenu qui est à remettre en question, mais la manière dont les résultats de recherche sont présentés : les informal settlement, tout comme les quartiers formels des townships, ne sont pas que des espaces ultra-violents déshérités et ne forment pas un ensemble homogène. Leurs caractéristiques varient de l’un à l’autre, dépendant de leur ancienneté et de leur statut vis à vis de la municipalité . 124

Depuis la fin de l’apartheid, le pays n’est pas passé d’une ségrégation raciale à une ségrégation sociale, mais d’une ségrégation raciale à une ségrégation raciale et sociale. Regroupant les populations les plus marginalisés des espaces urbains, les informal settlements synthétisent ainsi les échecs des politiques post-apartheid à bâtir une ville inclusive et déségréguée. Faisant suite aux townships, ce sont devenus les nouveaux espaces de ségrégation. Je fais alors la démonstration qu’il ne s’agit pas d’essayer d’esthétiser ces quartiers,

Lorsque j’étais à Gugulethu, j’ai pu entendre dire qu’un restaurant était sûr car aussi fréquenté par des Blancs.

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Voir Chapitre II-C1

ni de leur fixer une étiquette réductrice, mais de leur reconnaître leur place à part entière dans

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