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B.3 : Cape Town : ville post apartheid ?

Dans le document Lieux de vie, lieux de luttes (Page 44-48)

Les premières élections libres non racisées de l’Afrique du Sud de 1994 ont marqué un tournant dans l’histoire du pays. La ségrégation instituée par l’Etat a cessé, et chaque citoyen sud-africain dispose des mêmes droits - à défaut des mêmes accès au logement ou à l’emploi. Johannesburg, berceau du plus grand township du pays (Soweto), s’est affirmée comme la métropole économique au rayonnement national, régional et dans une certaine mesure, mondial. Cape Town, lieu du vote et de l’adoption des lois de l’apartheid, est devenue la vitrine touristique du pays : de la Montagne de la Table au V&A Waterfront, en passant par les vignobles de Groot Constantia et les dizaines de plages de sable fin (mais à l’eau glaciale), la ville regorge d’attractions touristiques et d’opportunités économiques notamment dans le secteur tertiaire. Toutefois, si la démocratie a succédé à un régime ségrégationniste et raciste, Cape Town est-elle véritablement post-apartheid ? Car si la législation raciale et opprimante a disparue, l’empreinte spatiale, sociale et culturelle de l’apartheid demeure palpable dans la ville. Premièrement d’un point de vue culturel, les Sud-Africains ont toujours tendance à se définir en termes raciaux (Noirs ou Africains, Blancs ou Afrikaners, Indiens, Coloured), même si les critères religieux, ethniques (Zoulous, Xhosa, Afrikaners) ou linguistiques sont également mis en avant dans la construction de l’identité des citoyens Sud-Africains (Seekings, 2010). Toutefois, les relations entre les différents groupes raciaux ont bien changé depuis l’apartheid : en 2003, 68% des Sud-Africains estimaient que les rapports inter-raciaux étaient meilleurs depuis les élections de 1994 - même si «  meilleurs  » rapports ne signifie pas nécessairement «  bons  » rapports (Hamel, Brodie et Morin ; 2004, cités dans Seekings, 2010). L’amélioration des rapports entre groupes sociaux ne doit cependant pas occulter les limites des interactions : la montée de la criminalité dans les années 1990 a en outre entraîné une (sur)sécurisation des espaces résidentiels (gated communities, barbelés et clôtures électrifiées) et une baisse de la fréquentation des espaces publics traditionnels (rues, parcs urbains, places publiques), (Lemanski et al., 2008 ; Morange et al., 2006, cités dans Houssay-Holzschuch, 2012). Néanmoins, certains espaces commerciaux et récréatifs - à l’image du V&A Waterfront à Cape Town ou Standton à Johannesburg - sont fréquentés par les différents groupes raciaux, même si les interactions inter-groupes demeurent limitées. Plus de deux décennies après la démocratisation du pays, l’inertie de la ségrégation pèse encore sur les relations entre Noirs, Blancs, Coloured et Indiens.

I-B.3 : Cape Town : ville post apartheid ?

Les premières élections libres non racisées de l’Afrique du Sud de 1994 ont marqué un tournant dans l’histoire du pays. La ségrégation instituée par l’Etat a cessé, et chaque citoyen sud-africain dispose des mêmes droits - à défaut des mêmes accès au logement ou à l’emploi. Johannesburg, berceau du plus grand township du pays (Soweto), s’est affirmée comme la métropole économique au rayonnement national, régional et dans une certaine mesure, mondial. Cape Town, lieu du vote et de l’adoption des lois de l’apartheid, est devenue la vitrine touristique du pays : de la Montagne de la Table au V&A Waterfront, en passant par les vignobles de Groot Constantia et les dizaines de plages de sable fin (mais à l’eau glaciale), la ville regorge d’attractions touristiques et d’opportunités économiques notamment dans le secteur tertiaire. Toutefois, si la démocratie a succédé à un régime ségrégationniste et raciste, Cape Town est-elle véritablement post-apartheid ? Car si la législation raciale et opprimante a disparue, l’empreinte spatiale, sociale et culturelle de l’apartheid demeure palpable dans la ville. Premièrement d’un point de vue culturel, les Sud-Africains ont toujours tendance à se définir en termes raciaux (Noirs ou Africains, Blancs ou Afrikaners, Indiens, Coloured), même si les critères religieux, ethniques (Zoulous, Xhosa, Afrikaners) ou linguistiques sont également mis en avant dans la construction de l’identité des citoyens Sud-Africains (Seekings, 2010). Toutefois, les relations entre les différents groupes raciaux ont bien changé depuis l’apartheid : en 2003, 68% des Sud-Africains estimaient que les rapports inter-raciaux étaient meilleurs depuis les élections de 1994 - même si «  meilleurs  » rapports ne signifie pas nécessairement «  bons  » rapports (Hamel, Brodie et Morin ; 2004, cités dans Seekings, 2010). L’amélioration des rapports entre groupes sociaux ne doit cependant pas occulter les limites des interactions : la montée de la criminalité dans les années 1990 a en outre entraîné une (sur)sécurisation des espaces résidentiels (gated communities, barbelés et clôtures électrifiées) et une baisse de la fréquentation des espaces publics traditionnels (rues, parcs urbains, places publiques), (Lemanski et al., 2008 ; Morange et al., 2006, cités dans Houssay-Holzschuch, 2012). Néanmoins, certains espaces commerciaux et récréatifs - à l’image du V&A Waterfront à Cape Town ou Standton à Johannesburg - sont fréquentés par les différents groupes raciaux, même si les interactions inter-groupes demeurent limitées. Plus de deux décennies après la démocratisation du pays, l’inertie de la ségrégation pèse encore sur les relations entre Noirs, Blancs, Coloured et Indiens.

Sur le plan économique, les résultats post-apartheid sont très contrastées. Depuis 1994, les présidences successives - et notamment sous Thabo Mbeki - ont développé des politiques économiques en adéquation avec l’économie de marché mondialisée tout en favorisant la population Africaine. Le Black Economic Empowerment consistait alors à développer une élite économique noire et consolider la (petite) classe moyenne noire, tout en soutenant l’action sociale envers les plus démunis (pour la plupart noirs aussi). Si au premier abord la démarche semble augurer d’un changement social pour les populations Noires (sans oublier les autres populations non-blanches) les résultats sont très contrastés. Pour les nouveaux riches noirs, cette politique de rééquilibrage est bien entendue réussie, mais elle souligne surtout que l’insertion des Noirs dans les structures économiques ne remet pas en cause le quasi-monopole du capital économique par les Blancs (Freund, 2008). La classe moyenne se développe également, tandis que les plus pauvres le sont (un peu) moins. De nombreux logements sociaux sont construits (mais en périphérie), et les townships sont mieux dotés en eau et électricité. Néanmoins, 90% de la population noire du pays reste pauvre (Seekings, Nattras ; 2005). Dans les faits, malgré la volonté certaine de l’Etat d’améliorer les conditions de vie des plus démunis, les hiérarchies sociales (et raciales) de l’apartheid évoluent finalement assez peu, et la promotion sociale des plus pauvres est limitée par le chômage de masse qui frappe le pays. Les inégalités persistent - voire se creusent - et sont maintenues par des caractéristiques structurelles des pôles urbains : depuis le milieu du XXème siècle, les villes sud-africaines se sont développées selon et pour l’automobile. Cape Town est ainsi organisée selon les différentes voies régionales et nationales qui la traversent et demeure largement hostile aux piétons, en dehors des déplacements intra- quartiers. Dans ce contexte, ce sont les plus riches qui s’en sortent le mieux : dès les années 1970, la population blanche n’utilise plus (ou marginalement) les transports en commun tandis que le reste (Noirs et Coloured) dépend encore largement de transports publics peu fiables et surtout bondés. La congestion routière est quotidienne, renforcée par la concentration des emplois dans les quartiers centraux alors que la majorité de la population de Cape Town vit dans les townships éloignés du centre (Freund, 2008). 23 ans après l’élection de Nelson Mandela et d’un espoir de changement social pour les populations noires, les résultats de la politique de rééquilibrage sont ainsi mitigés. On peut mettre en cause (du moins en partie) l’incapacité des gouvernements de la nouvelle Afrique du Sud à définir et mettre en place une politique urbaine cohérente et réfléchie. La fin de la ségrégation résidentielle de jure ne fut pas accompagnée d’une politique urbaine adéquate, et le manque cruel de logements a pour

conséquence le développement de bidonvilles. Néanmoins, les squatters de terres publiques ne sont pas des « migrants » , mais des personnes habitant déjà en milieu urbain dans d’autres 53

bidonvilles ou des backyards shacks (James, 2007). Le manque de logements n’est pas la seule raison du maintien des inégalités dans le pays : la politique nationale en matière d’accès aux soins et à l’éducation demeure insuffisante pour offrir à ceux qui en ont le plus besoin le minimum nécessaire pour démarrer une vie décente en ville. Les conséquences de cette segmentation de la société sud-africaine selon la hiérarchie raciale sont encore aujourd'hui parfaitement visibles dans le type d’habitat selon les quartiers : plus les résidents sont « Blancs », plus la maison et le terrain sont conséquents, tandis que la majorité des Noirs de Cape Town vit soit dans des petites maisons - mal isolées et monotones - soit dans des shacks vulnérables 54

aux aléas météorologiques (précipitations en hiver, chaleur en été) (Seekings, 2010).

Ainsi, malgré l’abolition des lois ségrégatives et les quelques efforts consentis par l’Etat pour réparer le préjudice causé aux populations non-blanches du pays, les villes sud-africaines n’ont pas réussi à rassembler leurs habitants ni à réduire les inégalités économiques et sociales (Freund, 2008). L’inertie des mécanismes de l’apartheid a pour conséquence le maintien de la hiérarchie raciale et sociale : les plus aisés (souvent Blancs) vivant dans des quartiers fortifiés et sécurisés n’ont pas vu leur situation se dégrader après l’apartheid, tandis que les Noirs n’ont - dans leur grande majorité - pas vu leurs conditions de vie évoluer suffisamment. Une déracialisation semble pourtant s’opérer , notamment via l’intégration des populations dans 55

l’économie mondiale et le système capitaliste : la réparation du préjudice causé passe donc par le creusement - involontaire - des inégalités socio-économiques qui demeurent de facto encore liées à la race. L’affaiblissement relatif du contrôle de l’Etat contribue alors au développement 56

des activités économiques informelles et l’expansion d’espaces urbains taudifiés aux abords des

Terme désignant les travailleurs noirs à l’époque de l’apartheid qui effectuaient des trajets réguliers entre les pôles

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urbains (sources de revenus) et milieux ruraux (souvent les Homelands, où leurs familles résidaient).

Dans les townships, les maisons se ressemblent beaucoup : celles construites pendant l’apartheid ont été

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imaginées comme fonctionnelles et peu chères, et les nouvelles maisons post-apartheid ne brillent pas non plus par leur qualités architecturales. Dans ce contexte particulier, ce sont les intérieurs qui représentent l’identité familiale (culturelle et religieuse notamment), aménagés avec soin par les résidents : à défaut de choisir le style architectural de la maison, l’intérieur représente l’espace modulable et personnalisable.

ibid

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L’Etat sud-africain post-apartheid est bien évidemment moins axé sur le contrôle que son homologue suprémaciste

56

d’avant 1994. Toutefois l’Afrique du Sud est une république parlementaire dont dotée de moyens financiers colossaux en comparaison avec les autres pays du continent : ce n’est donc pas l’incapacité d’agri qui caractérise la politique menée par le gouvernement mais bien le reliquat du compromis entre Blancs et Non-Blancs adopté dans les années 1990 pour partager le pouvoir politique et économique.é

conséquence le développement de bidonvilles. Néanmoins, les squatters de terres publiques ne sont pas des « migrants » , mais des personnes habitant déjà en milieu urbain dans d’autres 53

bidonvilles ou des backyards shacks (James, 2007). Le manque de logements n’est pas la seule raison du maintien des inégalités dans le pays : la politique nationale en matière d’accès aux soins et à l’éducation demeure insuffisante pour offrir à ceux qui en ont le plus besoin le minimum nécessaire pour démarrer une vie décente en ville. Les conséquences de cette segmentation de la société sud-africaine selon la hiérarchie raciale sont encore aujourd'hui parfaitement visibles dans le type d’habitat selon les quartiers : plus les résidents sont « Blancs », plus la maison et le terrain sont conséquents, tandis que la majorité des Noirs de Cape Town vit soit dans des petites maisons - mal isolées et monotones - soit dans des shacks vulnérables 54

aux aléas météorologiques (précipitations en hiver, chaleur en été) (Seekings, 2010).

Ainsi, malgré l’abolition des lois ségrégatives et les quelques efforts consentis par l’Etat pour réparer le préjudice causé aux populations non-blanches du pays, les villes sud-africaines n’ont pas réussi à rassembler leurs habitants ni à réduire les inégalités économiques et sociales (Freund, 2008). L’inertie des mécanismes de l’apartheid a pour conséquence le maintien de la hiérarchie raciale et sociale : les plus aisés (souvent Blancs) vivant dans des quartiers fortifiés et sécurisés n’ont pas vu leur situation se dégrader après l’apartheid, tandis que les Noirs n’ont - dans leur grande majorité - pas vu leurs conditions de vie évoluer suffisamment. Une déracialisation semble pourtant s’opérer , notamment via l’intégration des populations dans 55

l’économie mondiale et le système capitaliste : la réparation du préjudice causé passe donc par le creusement - involontaire - des inégalités socio-économiques qui demeurent de facto encore liées à la race. L’affaiblissement relatif du contrôle de l’Etat contribue alors au développement 56

des activités économiques informelles et l’expansion d’espaces urbains taudifiés aux abords des

Terme désignant les travailleurs noirs à l’époque de l’apartheid qui effectuaient des trajets réguliers entre les pôles

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urbains (sources de revenus) et milieux ruraux (souvent les Homelands, où leurs familles résidaient).

Dans les townships, les maisons se ressemblent beaucoup : celles construites pendant l’apartheid ont été

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imaginées comme fonctionnelles et peu chères, et les nouvelles maisons post-apartheid ne brillent pas non plus par leur qualités architecturales. Dans ce contexte particulier, ce sont les intérieurs qui représentent l’identité familiale (culturelle et religieuse notamment), aménagés avec soin par les résidents : à défaut de choisir le style architectural de la maison, l’intérieur représente l’espace modulable et personnalisable.

ibid

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L’Etat sud-africain post-apartheid est bien évidemment moins axé sur le contrôle que son homologue suprémaciste

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d’avant 1994. Toutefois l’Afrique du Sud est une république parlementaire dont dotée de moyens financiers colossaux en comparaison avec les autres pays du continent : ce n’est donc pas l’incapacité d’agri qui caractérise la politique menée par le gouvernement mais bien le reliquat du compromis entre Blancs et Non-Blancs adopté dans les années 1990 pour partager le pouvoir politique et économique.é

townships, où les plus démunis s’installent et bâtissent de véritables quartiers appelés informal

settlement. Ce constat me pousse à questionner le caractère post-apartheid de Cape Town. De

fait, la nouvelle génération n’a pas connu l’apartheid et si certains mécanismes socio- économiques et culturels d’avant 1994 continuent d’impacter la société sud-africaine, le terme de post-apartheid ne fait pas sens pour tout le monde. Dans le journal la Tribune, Carlos Moreno faisait en 2015, l’éloge de Cape Town, ancienne ville de l’apartheid et ville de « l’openheid » en devenir. Dans une certaine mesure je lui donne raison : depuis le début des années 2010, la municipalité de Cape Town s’est en effet engagée dans un processus de réflexion sur le développement urbain de l’agglomération et sur l’inclusion de toutes les populations dans le système urbain. Le principal atout de cette politique est de penser le développement urbain d’un point de vue global et pluri-disciplinaire, avec une approche à la fois économique, sociale et culturelle. Néanmoins, cette vision idéalisée de la politique urbaine menée à Cape Town fait l’impasse sur les évictions des informal settlements et du nombre toujours aussi élevé de personnes habitant dans ces quartiers. En effet, si l’on ne peut dénier la volonté de construire une ville plus juste et plus inclusive de la municipalité de Cape Town, la politique urbaine reste trop calquée sur l’organisation spatiale constituée par l’apartheid : même s’ils vivent mieux, les Noirs restent en majorité dans les townships, les Blancs dans des quartiers résidentiels aisés, et les Coloured restent dans l’entre-deux (Erasmus, 2010), (voir fig.10). Le développement urbain de Cape Town ne réside donc pas uniquement dans le « quoi faire » mais dans le « où » et le « comment », pour enclencher une véritable déségrégation spatiale et raciale.

Fig.10. Cartes de distribution raciale (à gauche) et des revenus (à droite). Cape Town demeure une ville très inégalaitre et les groupes raciaux sont toujours spatialement séparés.Source : Adrian Firth.

Dans le document Lieux de vie, lieux de luttes (Page 44-48)

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