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POURTOUR DE L’ÉTANG DE BERRE

3. UNE INDUSTRIE PROTÉGÉE

Face à ces contestations aux enjeux multiples, les pouvoirs publics – municipalités, préfet, Etat – sont divisés. Si dans les premières années de l’activité des soudières, les municipalités faiblement touchées par la pollution voient dans ces usines une opportunité pour l’emploi local et pour l’approvisionnement des savonneries ou des verreries, celles qui subissent de plein fouet les rejets acides y sont nettement hostiles. En 1824, le maire de Septèmes, appuyé par ceux de Cabriès, d’Albertas, de Simiane et des Pennes, supplie ainsi le préfet « de solliciter auprès du gouvernement la suppression des fabriques de soude qui y sont établies comme étant contraire à la salubrité publique, à la culture et à l’intérêt général, en conformité des dispositions de l’article 12 de la loi du 15 octobre 1810 si les moyens qui seront employés par les fabricants pour condenser les vapeurs de leurs fabriques de soude ne sont point susceptibles de prévenir les dommages considérables qu’elles occasionnent ». Entre le maire d’une ville industrielle comme Marseille touchée aux marges de son territoire par la pollution des soudières, et le maire d’un petit village rural dont l’existence est empoisonnée quotidiennement par

l’industrie chimique, la différence est notable : le maire de Marseille a besoin des soudières pour alimenter les savonneries et les verreries de son territoire ; celui de Septèmes préfère défendre « l’industrie agricole, la première de toute » et la seule qui ne soit « point susceptible d’aucun déplacement ». D’autant que la question de la préservation de l’emploi ne joue pas autant qu’on le suppose. Qui travaillait, en effet, dans ces usines polluantes, insalubres et dangereuses pour la santé des ouvriers ? Des fils de paysans locaux ? Des adultes du village ? Pas majoritairement. Sur la soixantaine d’ouvriers employés en 1820 dans la raffinerie de soude de Rassuen, 18 % proviennent d’Istres, 13 % d’autres localités des Bouches-du-Rhône, 14 % des départements de la Drôme, des Hautes-Alpes, de l’Isère et du Var et 55 % d’Italie du Nord. Les maires doivent donc choisir entre, d’un côté, la préservation d’une activité portée depuis plusieurs générations par les habitants du village ; de l’autre, les emplois industriels récents occupés par une large majorité d’ouvriers étrangers à la localité. C’est l’argument employé par le maire de Vitrolles, lorsqu’en 1823 il évoque les « maigres avantages » procurés par la soudière de sa commune. Il souligne que l’usine emploie principalement des ouvriers « étrangers au pays », ce qui est loin « de compenser la perte qu’éprouve un plus grand nombre de propriétaires, la plupart pères de familles ».

Les maires ont donc leur mot à dire et certains s’opposent vivement aux soudières.

D’où aussi, parfois, la nécessité d’en changer : en septembre 1830, le sous-préfet d’Aix-en-Provence démet de ses fonctions le maire d’Istres Cappeau au profit de Denis-Auguste Prat, gérant de la raffinerie de soude de Rassuen ; un mois plus tard, Louis de Chaudon, maire de Septèmes, est remplacé par le soudier Cusin « pour cause d’infirmité ». Même si les mobiles de ces destitutions ne sont pas encore clairement établis – rien ne prouve formellement, dans l’état actuel des recherches, qu’ils soient directement liés à la question de la gestion de la pollution des soudières4 –, force est de constater que les deux plus grands villages industriels des Bouches-du-Rhône dédiés à la production de soude sont désormais administrés par des industriels de la soude. Le verrouillage politique des zones les plus polluées par la filière Leblanc est complet.

4C’est probable à Septèmes, où le maire s’est toujours opposé aux soudières. C’est peu vraisemblable à Istres, où le maire Jean-Baptiste Pierre Cappeau, grand propriétaire terrien – notamment du salin de Lavalduc –, a toujours eu une attitude bienveillante à l’égard de l’usine de soude de Rassuen. Il est vrai – et ceci explique sans doute cela – que sa fille était mariée depuis 1825 à Denis-Auguste Prat et qu’un membre de la famille Bérard, principal actionnaire de l’usine de Rassuen, siégeait au conseil municipal pendant toute la durée de son mandat (1826-1830).

La position du gouvernement et de son représentant départemental, le préfet, est en revanche nettement plus industrialiste. Certes, par le décret du 15 octobre 1810 l’État a tenu compte de la gravité de la situation en classant les usines de soude dans la catégorie la plus dangereuse et en obligeant les futures soudières à s’installer à une certaine distance des zones d’habitation. Pour autant, qu’il soit impérial ou monarchique, l’État ne cesse de soutenir les industriels de la soude. On le constate avec le même décret de 1810 qui entérine de facto la situation des usines déjà existantes en milieu urbain ; on le perçoit toujours en décembre 1814, lorsque le gouvernement de la Restauration confirme la philosophie générale des mesures douanières et fiscales adoptées par le Premier Empire en faveur des soudiers ; on le voit encore en 1816 quand les usines de Septèmes sont menacées d’être incendiées. Le ministre de l’Intérieur Lainé demande alors au préfet des Bouches-du-Rhône Villeneuve de faire connaître publiquement aux émeutiers «que le Roi et ses ministres ont apprécié toute l’importance des fabriques de soude artificielle » et «qu’ils n’ont pas l’intention de proposer la révocation des encouragements qui leurs sont accordés par l’exemption de l’impôt sur le sel et par les droits établis à l’entrée des soudes venant de l’étranger ». Dans le même temps, le ministre ordonne à son préfet de ne pas hésiter à utiliser la force publique pour protéger ces établissements et faire arrêter tous ceux qui s’attaqueraient à eux. En juin 1818, six cultivateurs de Septèmes ayant pris part à la tentative d’incendie contre l’usine de l’industriel Grimes font ainsi plus de deux mois de prison, malgré les protestations de la population et de la municipalité ; en mai 1832, deux des villageois de Saint-Mitre qui avaient tenté de déboucher la galerie du Pourra sont également arrêtés mais la population se soulève, jette des pierres sur les forces de l’ordre et parvient à libérer les deux hommes.

Malgré tout, la fermeté affichée par l’Etat met rapidement un terme aux violences.

Mais pas aux procès. Ces derniers se multiplient et devant les condamnations à répétition des industriels le préfet des Bouches-du-Rhône prend, en juillet 1824, sur instructions du ministre de l’Intérieur Corbière, un nouvel arrêté dans lequel il ordonne aux fabricants de soude implantés à proximité des habitations « de neutraliser les gaz de leurs établissements d’ici deux ans » sous peine d’être obligé de fermer leurs établissements. Comment expliquer cet infléchissement ? Par la prise de conscience soudaine du bien fondé de la contestation des riverains ? Par la volonté de préserver les populations d’un réel danger de santé publique ? Dans la lettre envoyée à son préfet le ministre de l’Intérieur Corbière précise : «Les choses en sont venues à un tel point que l’intérêt des fabricants eux-mêmes exige l’intervention de l’autorité pour les soustraire à leur ruine (…). On ne saurait mettre

en doute l’impartialité des tribunaux ; mais on y voit aussi qu’en général le cours de l’opinion a été défavorable aux fabriques ; que ce préjugé a pu influer, dans certaines expertises ; que les frais ont été souvent abusifs ; et qu’enfin des associations d’agents et de provocateurs de procès se sont formées pour spéculer sur la défaveur excitée contre les fabriques et sur les demandes de dommages qu’on a suscitées de toutes parts ». Et il ajoute : « L’état des choses n’a donc présenté que cette alternative : ou donner aux demandes des autorités locales leur cours, ce qui proba-blement amènerait la destruction des fabriques, ou essayer, en changeant la forme des ateliers, de leur enlever ce qu’ils ont de nuisibles ». Si l’Etat prend en compte la contestation publique, s’il impose aux industriels d’avoir des installations moins polluantes, c’est donc moins dans un souci de santé publique ou de préservation des revenus de la rente foncière, que dans le but d’essayer d’endiguer une contestation qui, par le biais des tribunaux, est parvenue à établir un rapport de force suffisamment puissant pour mettre en péril l’existence même des soudières, une industrie jugée vitale pour l’économie nationale.

Comment réagissent les industriels ? Certains, minoritaires, nient la nocivité de leurs rejets. Ils considèrent même que depuis qu’ils sont installés à proximité de certains villages comme celui de Septèmes l’atmosphère a été assainie, que les fièvres et les miasmes ont reculé. C’est la reprise, avec plus ou moins de sincérité, de la théorie établie en 1773 par Guyton de Morveau sur les vertus curatives des vapeurs acides. La plupart des industriels reconnaissent toutefois la dangerosité de leur activité. Dans un mémoire publié en 1812, et couronné par l’Académie de Marseille, le soudier Blaise Rougier écrit : « On ne doit pas se dissimuler que les gaz, provenant de la décomposition du sel marin lorsqu’on prépare le sulfate, entraînent la mort de tous les végétaux qui en sont touchés, qu’ils attaquent, avec une grande facilité, les métaux et les oxydent très promptement. Les ouvriers eux-mêmes sont incommodés par la présence continuelle de ces vapeurs dans les ateliers ; leurs vêtements, qui en éprouvent sans cesse le contact, tombent en lambeaux, enfin, leurs poitrines ne peuvent éprouver qu’un mauvais effet de la part de ces gaz délétères ». Les savonniers employant la soude Leblanc le confirment : lors des opérations de production celle-ci dégage des vapeurs si nuisibles pour la santé qu’ils évitent de « rendre cet inconvénient trop public » de peur que leurs ouvriers ne « se dégoûtassent d’un travail si dangereux ». Malgré cela, les soudiers défendent leur activité. Dans chacun de leurs mémoires, ils insistent sur le nombre des emplois créés – 600 emplois directs en 1819 pour le seul département des Bouches-du-Rhône – et sur leur capacité à approvisionner en toutes circonstances – notamment en période de guerre – les savonneries, les verreries ou les

blan-chisseries. Croissance, emploi, indépendance… Autant d’arguments que l’on retrouverait aujourd’hui dans la défense de telle ou telle activité jugée dangereuse et néanmoins vitale pour l’économie nationale.

Face aux injonctions du préfet, les soudiers sont cependant contraints d’évoluer.

Certains choisissent de délocaliser leurs usines vers des espaces isolés : en 1817, Jean-François Gazzino investit ainsi près de 400 000 francs dans le transfert de son usine de soude du quartier Saint-Giniez, à Marseille, sur l’île varoise de Port-Cros ; en 1824, la société Rigaud, Crémieux & Delpuget, condamnée l’année précédente à payer de fortes indemnités et une pension annuelle à un propriétaire de Septèmes jusqu’à « l’arrêt des ateliers où à la condensation des vapeurs hydrochlorique de manière assez complète », décide à son tour de transférer une partie de ses installations industrielles sur l’île de Porquerolles ; en 1825, les entrepreneurs Denis et Antoine Rolland construisent une nouvelle usine sur l’île de Port-Cros à proximité de celle de Gazzino ; la même année, Antoine, Pierre et Félix Rivalz fondent une soudière dans le petit port des Goudes, au Sud de Marseille ; enfin au début des années 1830, l’entrepreneur Paul Durand construit une installation similaire sur l’île des Embiez, non loin du Cap Sicié. La fragmentation de l’espace de production sur près de 200 kilomètres permet de diluer la pollution des usines et de la rendre moins contestable. Ces implantations dans des espaces isolés facilitent aussi l’essor des pratiques paternalistes. Pour attirer et retenir la main-d’œuvre nécessaire au fonctionnement régulier de leur établissement, les soudiers sont en effet amenés à développer un minimum d’infrastructures, que ce soit en termes de logements, de moyens de consommation, de soins ou d’éducation. L’isolement des usines de soude contribue ainsi à les placer à la pointe des pratiques paternalistes provençales.

Plutôt que de délocaliser leurs usines, d’autres industriels jouent la carte de l’innovation en essayant de mettre au point un système capable de condenser les va-peurs acides dégagées par leur établissement. Après avoir éprouvé différents systèmes mis au point par les chimistes Désormes et Péclet, ils optent finalement pour un procédé conçu en 1825 par l’industriel de Septèmes Blaise Rougier. Dans son installation, d’un coût initial de l’ordre de 15 000 francs, les fumées sont évacuées des fours à décomposer le sel marin – les calcines – par des conduits en maçonnerie de plusieurs centaines de mètres qui remontent le long des pentes des collines et se terminent par de grandes cheminées construites au sommet5. Toute

5Ces cheminées rampantes contiennent des bassins remplis d’eau qui permettent de condenser une partie de l’acide des fumées. Récupéré dans des cuviers spéciaux encastrés dans la maçonnerie des cheminées, l’acide chlorhydrique est ensuite revendu aux fabricants de colle qui l’emploient pour la fonte des matières organiques.

la difficulté consiste à faire valider officiellement – scientifiquement – le procédé Rougier. C’est là qu’intervient un organisme qui vient tout juste d’être créé par le préfet Villeneuve : le Conseil de salubrité publique, composé de trois médecins, d’un pharmacien et d’un membre de l’Académie de Marseille, une institution présidée par le préfet depuis 1823. Cette structure permanente a été créée pour mettre un terme à l’arbitraire et au manque d’homogénéité des décisions prises auparavant par les commissions spéciales créées ponctuellement en fonction des problèmes posés. Après plusieurs semaines d’essais réalisés en mai et juin 1826, le Conseil de salubrité publique se positionne clairement en faveur du procédé Rougier : «Il suffit que le sieur Rougier entretienne son appareil dans l’état où nous l’avons trouvé, soit en renouvelant les pierres calcaires des conduits qui le constituent, soit en remédiant avec la plus grande exactitude aux dégradations qu’il pourrait éprouver, pour faire cesser ou faire rejeter comme injustes les réclamations qui désormais seraient présentées par les habitants et les propriétaires du voisinage ». Les habitants de Septèmes ont beau contester et produire plusieurs contre-expertises prouvant la faible efficacité du système mis au point par l’industriel Rougier, pour le préfet Villeneuve la cause est désormais entendue. S’appuyant sur les travaux du Conseil de salubrité publique, il annonce officiellement que le procédé Rougier est la solution aux problèmes de pollutions atmosphériques générés par les usines de soude installées à proximité des habitations. Il précise même que les soudières qui seront équipées de ce procédé ne pourront plus désormais être inquiétées. Suite à cette décision préfectorale, toutes les personnes qui ont porté plainte contre des industriels qui, entre-temps, se sont équipés du système Rougier, sont systématiquement déboutées : entre le 1erjuillet et le 30 octobre 1826, Blaise Rougier et Benjamin Grimes gagnent ainsi une dizaine de procès contre plusieurs propriétaires de Septèmes et enregistrent de nombreux retraits de plaintes. En validant le procédé Rougier, le Conseil de salubrité publique a donné à l’administration les moyens de redéfinir les bases juridiques de la contestation et de réduire considérablement les dommages versés aux industriels. Lorsqu’ils continuent à être poursuivis, ces derniers ne le sont plus que pour des rejets accidentels liés au mauvais entretien des condensateurs et le montant des amendes n’a alors plus rien à voir avec les sommes versées précédemment. La prise de position du Conseil de salubrité publique consacre aussi le rôle des sciences médicales dans l’expertise du risque industriel et dans la définition de l’acceptable – ou de l’inacceptable en matière de pollution industrielle.

Quels enseignements tirer des débats suscités par la pollution des usines de soude sous l’Empire et la Restauration ? Leur précocité, tout d’abord, même si ceux-ci sont parfois instrumentalisés au profit d’enjeux n’ayant pas grand chose à voir avec la préservation de l’environnement, des ressources ou la protection sanitaire des populations. Dès le début du XIXesiècle, la question de la pollution apparaît comme un des éléments majeurs de la relation que les industriels de la chimie entretiennent avec les sociétés dans lesquelles ils tentent de développer leur activité. Dès cette époque aussi, on assiste à la manifestation de toutes les formes possibles de la contestation, depuis la pétition jusqu’à des actions plus violentes en passant par le recours aux tribunaux. Et, hier comme aujourd’hui, c’est l’action judiciaire qui semble la plus redoutable dans la mesure où elle est la seule à pouvoir menacer légalement la survie économique des usines. C’est également au cours de cette période que se mettent en place les mécanismes d’un rapport de force parfois très vif entre les industriels, la population, les experts, les conseils municipaux, le préfet et l’Etat, un rapport de force où chacun tient un discours et adopte des postures que l’on pourrait, à peu de choses près, et toute proportion gardée, retrouver de nos jours à propos de telle ou telle industrie reconnue dangereuse et en même temps vitale pour l’avenir économique de la nation. Ces différents groupes jouent un rôle fondamental dans l’évolution de la sensibilité de l’opinion publique et dans l’expression politique de la question de la pollution des usines. Il faut enfin noter une absence dans ces débats : les ouvriers. Les différents protagonistes en parlent peu et eux-mêmes – souvent d’origine étrangère – s’expriment rarement sur ce thème convaincus, peut-être, que la question de la pollution pèse moins face à la nécessité d’obtenir un emploi.

Il faut attendre la fin du XXesiècle et les recours à la justice pour que la question de la santé des ouvriers commence à être prise en considération.

Si, au départ, la compétence de la Communauté européenne en matière environnementale n’allait pas de soi - les concepts de protection de l’environnement ou de politique environnementale étaient totalement absents du Traité de Rome- le droit de l’Union européenne s’est considérablement étoffé jusqu’à offrir une couverture complète des différents milieux, pollutions et nuisances. Aujourd’hui d’ailleurs, l’accent est mis non plus sur un développement du droit applicable mais sur l’effectivité de cet ensemble normatif, comme en atteste la directive de 2004 sur la responsabilité environnementale1 ou encore la directive relative à la protection de l'environnement par le droit pénal du 19 novembre 20082 qui oblige les Etats membres à sanctionner par des sanctions effectives et proportionnées les atteintes les plus graves à l’environnement.

S’agissant du contentieux relatif à la pollution de l’étang de Berre, il convient de commencer en notant que le rôle joué par les pêcheurs de l’étang est tout à fait symptomatique du mode d’application des normes européennes de protection de

Le contentieux devant