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cadre d’analyse

DÉFINITIONS ET FORMES

2.4 Impolitesse et émotion

Culpeper (2011) articulait la définition de l’impolitesse autour de deux dimensions essentielles ─ celle de l’intentionnalité et celle de l’émotion :

“Impoliteness is a negative attitude towards specific behaviours occurring in specific contexts. […]

Situated behaviours are viewed negatively – considered ‘impolite’ – when they conflict with how one expects them to be, how one wants them to be and/or how one thinks they ought to be. Such behaviours always have or are presumed to have emotional consequences for at least one participant, that is, they cause or presumed to cause offence.”194 (Culpeper, 2011: 23)

Nous avons déjà abordé la première dimension qui reste problématique puisque l’on ne peut pas véritablement connaître l’intention du locuteur (on peut la supposer et refléter cette supposition dans notre réaction). Dans le même ordre d’idées, et cela représente le dénominateur commun de l’intentionnalité et de la subjectivité dans l’impolitesse, le discours effectif peut ne pas correspondre aux émotions que l’on veut/essaie de communiquer ou que

194 Notre accentuation.

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l’on éprouve ; en d’autres termes, l’intentionnalité ainsi que les émotions, bien qu’elles constituent des éléments essentiels dans la définition et la compréhension de l’impolitesse, restent difficilement (re)connaisables et conceptualisables d’un point de vue théorique.

Nous constatons donc que, aborder la question de la subjectivité langagière dans le cadre des interactions verbales n’est pas chose facile puisque : « tout langage est plus ou moins affectif » (c’est donc une question de degré), cette subjectivité pouvant revêtir « des formes très différentes, jusqu’à devenir irreconnaissable » (Windisch, 1987 : 98). Mais le vrai défi vient lorsqu’il s’agit d’aborder la gestion des émotions en relation avec les notions de politesse, et surtout d’impolitesse et de violence verbale. Bien évidemment, nous ne tentons pas de cerner en totalité un phénomène aussi complexe que les émotions, nous nous proposons uniquement de donner un aperçu de quelques aspects essentiels relatifs à son fonctionnement et à son impact dans les talk-shows télévisés.

En effet, notre intuition, ainsi que les codes de la bienséance ou des bonnes manières, nous indiquent que l’expression des émotions en public est blâmable. Dans cette optique, la politesse irait de pair avec un certain contrôle de soi, tandis que l’impolitesse suggérerait un manque de « maîtrise de soi » : « Ne point s’émouvoir me semble la vertu première d’un homme bien élevé » (Boylesve cité dans Kerbrat-Orecchioni, 2000 : 51), la civilité et l’expression des émotions étant conçues, dans les traités de savoir-vivre, comme des concepts opposés. Mais il y a des émotions qui ne se disent pas, et, dans ce cas, être poli revient plutôt à ne pas montrer ses émotions, qu’à « ne point s’émouvoir ». Ainsi, la politesse rime avec dissimulation, apparence, et (pourquoi ne pas l’avouer ?) duplicité et hypocrisie195

─ perdant ses vertus libératrices pour devenir un « carcan supplémentaire de la répression intérieure » (Coppel, 1991 : 170) ─, tandis que l’impolitesse devient l’expression de la transparence et de la sincérité. Van Son (2000 : 198) s’interroge sur la même question, mettant en exergue la nature paradoxale de la politesse : « Peut-on être ‘poli’ si la règle est d’être constamment sincère ? ». Parfois il faut donc choisir entre une impolitesse sincère, et une politesse insincère…

Appliquée aux corpus oraux, cette conception de « premier ordre » de la politesse comme maîtrise de soi est contestée, puisque l’on peut se laisser emporter par notre subjectivité dans la production des actes flattant la face de quelqu’un, tout comme l’on peut l’attaquer en restant cependant calme et civilisé. Autrement dit, la politesse et les émotions peuvent cohabiter : les actes polis refléteraient des émotions196 positives, tandis que les actes impolis seraient l’expression des sentiments négatifs. Quelle que soit l’orientation axiologique des affects, ceux-ci semblent surgir toujours en cas de violation d’attente ; ainsi, l’émotion représente une « réaction affective sous l’effet d’une situation inattendue » ─ « la violation d’une attente quelconque est le principal ‘agent causatif’ des expériences émotionnelles de la vie de tous les jours » (Kerbrat-Orecchioni, 2000 : 52).

Les choses se complexifient lorsque l’on a affaire à des phénomènes « hybrides », comme la politesse ou impolitesse stratégique197, et d’autant plus dans le cadre des échanges télévisés dotés d’une dimension de représentation (la métaphore théâtrale de Goffman est actualisée ici avec plus d’acuité…). Non seulement on doute de la sincérité et de l’intégrité

195 « Dès d’abord, c’est l’ambigüité de la notion de politesse qui frappe : hypocrisie, mensonge, absence de spontanéité, instrument de classement social, négation de l’impertinence, pure forme qui se moque de la morale pour les uns, elle est pour les autres – et parfois les mêmes – une œuvre d’art sociale, un contrat d’humanité, la manifestation formelle du respect de l’autre, l’indispensable discipline qui rend possible la sociabilité. » (Comte-Sponville, 1991 : 19)

196 Les émotions sont définies par Kienpointner (2008) comme des processus psycho-physiques ressenties comme des sentiments puissants (“psychophysical processes which are experienced as strong feelings”) de type positif ou de type négatif.

197 Nous appréhendons la politesse ou l’impolitesse stratégique comme le type de comportement (im)poli orienté vers une finalité autre que la simple valorisation (et/ou préservation) ou l’attaque des faces.

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des émotions « montrées » par et dans les médias, mais on peut, en toute légitimité, supposer qu’il y en a (beaucoup) qui restent dissimulées. Nous pensons donc que la dimension publique et médiatique des échanges influe largement sur le dévoilement des émotions dont l’expression peut être exacerbée (pour l’obtention de certains effets ou la manipulation du public, etc.) ou, au contraire, restreinte ; car exprimer ses (vrais) sentiments est une arme à double tranchant : le public peut ne pas aimer celui dont le visage est impénétrable, ni celui qui n’est plus maître de soi-même…

Quelques précisions s’imposent avant d’aller au cœur de la problématique. Afin de traiter du rapport émotions ─ impolitesse ─ maîtrise de soi, nous avons trouvé pertinent de (ré)effectuer, en amont, la distinction entre l’impolitesse initiative et l’impolitesse réactive (voir 2.2.1.). Compte tenu de la nature stratégique de l’impolitesse initiative, nous avons conclu que celle-ci n’est pas orientée par des émotions, mais elle vise plutôt la provocation de certaines réactions chez le récepteur (l’interlocuteur, la cible des attaques, ou bien le public) ; il s’agit donc, dans ce cas, d’une manipulation des émotions en vue d’une finalité précise… Il en va tout autrement dans le cas de l’impolitesse réactive, qui est plus ou moins spontanée, plus ou moins contrôlée du point de vue des affects, d’où la production des dérapages émotionnels non prévus.

La maîtrise des affects dépend essentiellement de la personnalité du locuteur, aspect que nous ne pouvons pas exploiter ici comme il se doit. De nombreux chercheurs ont examiné l’influence de la personnalité198 sur l’intensité des émotions ressenties, intensité qui se reflète par la suite dans le comportement verbal des interactants. En effet, cette donnée a un impact considérable sur l’intensité et l’expression de l’émotion et de l’impolitesse, mais nous ne pouvons en tenir compte en toute rigueur, puisque, tout d’abord, il nous est difficile de connaître la vraie personnalité des actants (et cela d’autant plus qu’ils sont en représentation) ; et, deuxièmement, il existe des normes sociales quant à l’expression des affects ─ soit le cadre n’est pas, parfois, favorable au dévoilement des émotions, soit, il comporte un scénario qui précise les émotions que les actants doivent éprouver199 (les émotions sont, dans cette optique, des automatismes sociaux200)...

Plusieurs aspects peuvent donc avoir un impact direct sur l’intensité et l’expression des affects dans le cadre de nos talk-shows :

1. La dimension médiatique, qui peut, d’une part, favoriser ou inhiber l’expression des affects, et, d’autre part, accroître ou diminuer leur intensité. La dissimulation ainsi que la feinte et le surjeu des émotions sont dus à ce facteur essentiel qui oriente la performance communicationnelle des acteurs.

2. Le point de vue considéré : la légitimité de l’impolitesse affective change lorsqu’on se déplace de la perspective du locuteur à celle du récepteur. Comme nous allons le voir, l’identité du récepteur ne se limite pas uniquement à l’interlocuteur ou à la cible directe de l’attaque, mais elle comprend également le reste des actants et les spectateurs ; les réactions du public ─ huées, applaudissement, rires, ovations ─ traduisent les émotions ressenties (approbation, désapprobation, indignation, etc.) vis-à-vis de la performance des acteurs.

198 Pour un état de l’art de ces études voir Campano (2008).

199 “Emotions are supposed to fit the circumstances”, argumentent Heise & Calhan (1995: 223) ; ainsi, lors des funérailles, par exemple, l’expression des émotions telles la joie ou le contentement est considérée comme inappropriée, voire comme extrêmement impolie. Dans cette perspective, Heise & Calhan parlent des normes d’émotion (“emotion norms”) qui nous indiquent ou dictent en quelque sorte le type de sentiment qu’il faut ressentir, son intensité ou sa durée : “norms exist to ‘specify the type of emotion, the extent of emotion, and the duration of feeling that are appropriate in a situation’ (Smith-Lovin 1994 : 118)” (ibid. : 224).

200 Voir Heise & Calhan 1995.

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3. Dans chacune des perspectives considérées, l’expression des émotions est fonction :