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Difficultés et limites

2.1 Définition et contrat de communication du talk-show

Présenté comme un genre venu du monde anglophone34, le « talk-show » recouvrirait un spectre assez large d’émissions de télévision, le terme étant échangeable avec celui de débat35 ou d’émission de divertissement36. Toujours est-il que le terme ne fait référence qu’à des émissions « conversationnelles »37, des « ‘émissions de paroles’ consacrées à un thème qu’on pourrait qualifier de ‘sociétal’ » (Van Son, 2000 : 197). Il s’agit bel et bien d’un genre exclusivement fondé sur la parole, sur

« la performance discursive des protagonistes, à travers un jeu de rôles cathodique autour du maintien et de la valorisation de la face d’invités très divers’ ». (Lochard & Soulages, 2003 : 82)

Le talk-show se différencie ainsi d’autres émissions de plateaux, telles que les émissions questions-réponses, par exemple, où le focus est sur le jeu et sur les règles du jeu. Dans le talk-show, le spectacle naît de la parole qui est dramatisée, mise en scène, à travers l’implémentation des dispositifs propres à chaque émission. Selon Charaudeau & Ghiglione (1999 : 43), le talk-show est un

« programme télévisuel de débat où l’attraction – ou le show – consiste en la manifestation publique d’opinions personnelles (et le débat qui s’ensuit) sur un thème polémique. »

Comme nous pouvons le constater, il s’agit d’un genre qui est souvent présenté en rapport/en contraste avec le débat. Le débat serait un genre classique, « pur »38, articulé autour du dialogue portant sur un thème précis, et le talk-show serait un genre nouveau, hybride, mélangeant les genres et les tons. Le talk-show est donc un avatar du débat, sa version

« délibérément caricaturale » (Van Son, 2000 : 197), la principale différence entre les deux étant la prédominance de la « caricature » dans le premier type de programme et l’absence quasiment totale de celle-ci dans le second. La vision de Van Son nous semble extrêmement pertinente puisqu’elle rend compte de plusieurs aspects, à nos yeux particulièrement importants lorsque l’on étudie ce genre télévisuel :

34L’adoption en Europe, en général, et en France, en particulier, de la notion de « talk show » pour désigner ce nouveau type de programme n’est relève pas simplement « d’une attitude de mimétisme à l’égard des Etats-Unis », soutiennent Lochard & Soulages (1994 : 24). Elle serait plutôt liée aux « connotations particulières du terme ‘show’ en Europe (spectacle à forts effets, paillettes, etc.) » (ibid.), ce terme devant être compris au sens de « montrer, révéler, exhiber ». Dans cette optique, le talk-show est appréhendé comme « émission de parole ».

En d’autres termes, la télévision française n’aurait emprunté que la notion (à la télévision américaine) et non pas la « recette ».

35 Dans une de ses premières études sur le talk-show, Charaudeau (1995 : 108) soutient que le « débat médiatique » est un genre et que le « talk show » constitue un de ses sous-genres ou de ses « variantes », à l’instar du débat « culturel » ou du débat de « société ».

36 Sur la « toile », TLMP et ONPC sont qualifiées tantôt d’émissions de divertissements, tantôt de talk-shows.

37 Amey (2009 : 12-13) distingue entre trois types d’émissions conversationnelles ou trois types de « parole » : (a) « la parole du rite de mise en scène de ‘soi’ » (émissions d’interviews politique), (b) « la parole conflictuelle et dissensuelle des talk-shows polémiques », (c) « la parole ‘ornementale’ et récréative des talk-shows people et des émissions d’infotainement ». Nos émissions représenteraient le point de convergence de ces trois modes d’expression, avec un mode prédominant dans chaque rubrique ; par exemple, la rubrique de débat est caractérisé par la parole conflictuelle, etc. (voir infra).

38 Le mélange des genres, caractérisant le talk-show, est absent dans le débat. Si le débat est emblématique de la

« paléo-télévision », ancien modèle de la télévision ayant une fonction pédagogique et respectant les frontières entre les différents types de programmes télévisuels, le talk-show dévient un genre de la « néo-télévision » par excellence, proposant aux téléspectateurs non plus un « espace de formation », mais un « espace de convivialité » (Casetti & Odin, 1990 : 12).

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Le côté caricatural suggère le fait qu’il s’agit d’un genre qui s’écarte délibérément de la norme (le débat), qui se fonde sur l’idée même de transgression ─ des frontières entre différents genres et sous-genres médiatiques, entre les identités des protagonistes, entre la

politesse et l’impolitesse. Le talk-show est donc l’avatar du débat télévisé où le show

« l’emporte sur le talk » (ibid.). D’après Charaudeau & Ghiglione (1997 : 26), le talk-show est également une variante de débat qui aurait évolué et serait « désormais constitué[e] en genre » ;

Dans cette optique, le talk-show suit la logique du carnaval qui suspend, pour une durée déterminée et dans un cadre spatial bien délimité, tous les « rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous » ;

L’idée de « caricature » implique le recours à certains procédés discursifs a priori impolis ─ ironie, raillerie, etc. (voir infra) ; l’emploi de ces procédés serait, en conséquence, ratifié, légitimé, par le genre39 ;

Enfin, il que « la spectacularisation se fait au détriment de l’échange » (Van Son, 2000 : 197). L’exigence de captation et de séduction du public passe par l’emploi des pratiques discursives pas « trop » polies, une « part de rudesse [étant] inhérente à tout spectacle (cf.

Debord 1992 : 41) » (ibid.). D’ailleurs, la politesse ne va pas vraiment de pair avec l’idéologie de l’auto-affirmation mise en avant par le genre, ni avec le type de dialogue promu (le débat, la polémique) qui est dissensuel par excellence.

Nous retrouvons une idée similaire de spectacle de la parole dans les ouvrages de Charaudeau (1997 : 88) qui décrit le talk-show comme appartenant à la catégorie des

« événements provoqués », par opposition à d’autres types de programmes qui « rapportent » (le reportage) ou bien « commentent » l’événement (l’éditorial) ; les talk-shows

« ne se contentent pas de rapporter les paroles qui circulent dans l’espace public, ils contribuent de façon beaucoup plus active à la réalisation du débat social en mettant en place dans un lieu particulier [...] des dispositifs qui permettent surgissement et confrontation de paroles diverses. Ce surgissement et cette confrontation n’apparaissent pas de façon spontanée […]. Il s’agit au contraire d’une mise en scène organisée de telle sorte que ces confrontations de paroles deviennent en elles-mêmes un événement saillant ».

Notons que chaque définition du talk-show met en exergue la dimension conflictuelle de ce type de programme : « discorde », « confrontations de paroles », etc. En effet, l’émission met en place un espace où le désaccord est préféré à l’entente, le désaccord étant lui-même conçu comme un spectacle.

Comme tout genre médiatique40, le talk-show est régi par un écheveau de contraintes qui prennent la forme d’un « contrat de communication » (Charaudeau 1997). La question du genre et du contrat de communication est centrale dans notre travail, le système de la politesse ne pouvant être analysé qu’en rapport avec ces deux notions. Charaudeau définit le contrat de communication comme un

« ensemble de conditions dans lesquelles se réalise un [quelconque] acte de communication. Ce qui permet aux partenaires d’un échange langagier de se reconnaître l’un l’autre avec les traits identitaires qui les définissent en tant que sujets de cet acte, de reconnaître la visée de cet acte qui les surdétermine, de s’entendre sur ce qui constitue l’objet thématique de l’échange et de considérer

39 La dimension carnavalesque et caricaturale du genre vient complexifier la question de la politesse et de l’impolitesse pratiquées dans ce cadre posant avec grande acuité la question de leur caractère « réel » (faut-il prendre au sérieux l’impolitesse ? la politesse et l’impolitesse sont-elles jouées ou réelles ?...). Nous reviendrons sur cette problématique dans les parties suivantes (parties II et III, chapitre 1) où nous proposerons un cadre théorique nouveau pour les notions mentionnées.

40 Pour plus de précisions sur la notion de « genre » et ses diverses acceptions, voir Florea 2010.

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la pertinence des contraintes matérielles qui déterminent cet acte. » (Charaudeau & Maingueneau, 2002, art. contrat de communication).

En d’autres termes, cet ensemble de contraintes permet aux participants de se mettre d’accord (en préalable ou au cours de l’échange) sur plusieurs points en fonction desquels ils construiront leur performance actorielle :

les pratiques discursives légitimes (ou l’espace des stratégies),

les finalités (« on est là pour quoi faire et quoi dire ? »41),

l’identité des actants (les rôles dévolus, le statut mobilisé dans telle ou telle rubrique, …),

et les circonstances matérielles (« quel environnement, avec quels moyens, quel canal de transmission ? »42).

L’existence d’un contrat implique, naturellement, l’idée de transgression, de « rupture » : lorsque l’un des actants ne satisfait pas les contraintes du genre et/ou les attentes spectatorielles, on parle d’écart, de non respect voire de rupture du contrat de communication43. En effet, il n’est pas rare que des dérives plus ou moins saillantes soient enregistrées dans les deux émissions, dérives qui vont constituer notre point d’intérêt dans la partie d’analyse linguistique du corpus.

Jonglant avec les mêmes concepts, Jost (2005) propose une définition du genre télévisé sous la forme d’une « promesse », mettant ainsi en exergue la relation médias – public : « le genre est une interface entre les producteurs, les diffuseurs et les téléspectateurs, via les médiateurs que sont les journalistes » (Jost, 2005 : 43), une promesse d’une relation non pas à un seul, mais à deux des trois mondes (réel, fictif, ludique44) :

Ludique

Authentifiant Fictif

Figure 1 : graphique des « mondes » et des genres télévisuels

41 Charaudeau, 1994 : 9.

42 Ibid.

43 Un écart possible serait l’hyperbolisation d’un certain comportement (une violence ou une impolitesse excessive), tandis que la rupture du contrat impliquerait la fin prématurée de l’échange, tels les cas où les invités quittent soudainement le plateau (voir infra).

44 « Le premier [authentifiant] comprend des émissions qui relatent au téléspectateur le monde extérieur, tel qu’il se donne à lui – un journal télévisé ou un documentaire, par exemple, sont sensés nous donner à voir le monde tel qu’il est. Le second mode [fictif] regroupe des programmes qui ne relatent plus mais construisent un univers selon des règles propres. Le film en est l’exemple le plus parlant. Enfin, entre les modes authentifiant et fictif existe un niveau intermédiaire, qui non seulement parle du monde extérieur mais le fait en se conformant à des règles propres : le mode ludique. Ce dernier peut être illustré aussi bien par la publicité que par les jeux télévisés, etc. ». (Desterbecq, 2006 : 55)

▪ talk-show

▪ JT

▪ publicité

▪ jeux

▪ téléfilm

▪ série

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Comme nous pouvons le constater dans le schéma proposé par Jost (1997), le talk-show se situe entre le monde ludique et celui informatif, étant doublement défini par une visée de divertissement, mais aussi par une visée d’information ; il convoque donc chez le public des attentes liées à deux modes de parole (authentifiant et ludique) et à deux promesses.

Toujours est-il que la notion de contrat de Charaudeau nous semble plus pertinente que celle de « promesse », car elle est plus « complète » : la première sous-tend la participation et l’adhésion de tous les participants (animateurs et chroniqueurs, invités, auditoire) à un pacte tacite, tandis que la seconde n’implique que l’engagement de l’instance médiatique, du producteur de l’acte discursif.

Vu l’hybridité générique du talk-show, son contrat présente une complexité particulière ; il est préétabli et, à la fois, se construit au fur et à mesure de l’émission, avec différents sous-genres (la critique littéraire journalistique, la polémique, le sketch, le monologue humoristique, l’interview, etc.) pouvant fonctionner comme cadres de référence.

Autrement dit, le contrat prévoit des normes fixes et des normes plus souples, co-construites et négociées au cours de l’interaction par les interlocuteurs. La souplesse et la fluctuation du cadre normatif est le résultat du mélange des genres mais aussi des divers clashs entre les règles du talk-show et celles des différents sous-genres qui émergent : généralement c’est la tension entre la visée du spectacle et la visée de l’information qui domine. C’est, d’ailleurs, l’existence de nombreuses séries de doubles contraintes qui rendent l’analyse des notions de politesse et d’impolitesse si intéressante et, en même temps, si difficile. Notre travail nous a amenée à conclure que les normes des talk-shows devraient être appréhendées en fonction de trois paramètres de base ; autrement dit, dans l’analyse contextuelle du système de la politesse nous prendrons en compte plusieurs types de règles :

a. La structure des émissions est constituée de micro et macro unités hétérogènes enchâssées et hiérarchisées les unes par rapport aux autres (actes de langage → échange → séquence → rubrique(s) → macrostructure). Dans cette perspective, il faut envisager les normes de la macrostructure comme dominantes par rapport aux normes « locales » gouvernant chaque rubrique, voire chaque séquence conversationnelle. Dans la rubrique de débat politique, les protagonistes doivent se conformer au débat tout en étant capables de changer de ton ou de discours, le cas échéant ; voilà ce que propose Ardisson à son invité, José Bové, après avoir discuté la question de son emprisonnement :

(1)45 émission 17

46 A- José Bové vous serez pas étonné/ qu’on vous fasse une interview fromage ou dessert/\

(jingle, applaudissements)

47 A- attention/ José Bové est-ce que vous préféreriez un week-end dans Le loft ou en prison

Nous pouvons constater qu’une même et seule rubrique peut comporter plusieurs types de séquences contraignant l’invité à adopter tantôt un ton badin, jovial et un discours humoristique, tantôt un ton sérieux et un discours argumenté. Cela dit, la loi du spectacle, la loi du genre, semble émerger même dans une rubrique orientée par la visée d’information, à

45 Nous faisons quelques remarques concernant les exemples cités, dans le but de faciliter la lecture de notre thèse : a. Nous avons, tout d’abord, numéroté tous les exemples utilisés ((1), (2), (3)…), recommençant la numérotation dans chaque partie.

b. Nous avons ensuite mentionné le numéro de l’émission d’où l’exemple avait été sélectionné (par exemple : extrait 1). Une liste de tous les extraits composant notre corpus peut être retrouvée dans les annexes : nous avons inclus dans cet inventaire le numéro, le nom, la date de diffusion ainsi que les principaux invités et les thèmes/sujets de chaque émission.

c. Enfin, nous avons gardé, pour chaque prise de parole, le numéro qu’elle occupe dans l’extrait transcrit (1A, 2 JG…).

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travers des « ruptures » du cadre sérieux habituellement imposé par un débat. Compte tenu de ces considérations, il faut donc distinguer entre règles « générales » (gouvernant les macro-unités) et règles « locales » (spécifiques aux micro-macro-unités).

b. La flexibilité des normes contractuelles varie largement. Si on peut inférer les règles

« immuables » (rester sur le plateau jusqu’à la fin de l’échange, suivre les indications scéniques de l’animateur, participer à la discussion), d’autres, plus « souples », font l’objet de constants réajustements et négociations. Un bon exemple est, à nos yeux, le “role switching”

pratiqué systématiquement dans les deux talk-shows, notamment lorsqu’il s’agit d’une renégociation de la distribution de la parole :

(2) émission 8

126 A- on le laisserépondresurles deuxvoussavez que c’est mieux d’avoir [

127 EZ- [oui mais après, vous allez donner la parole à Naulleau

(3) émission 5

121 EZ- j’ai pas fini moi hein/ j’ai pas fini [

122 CF- [vous aller revenir et là c’est à mon tour d’y aller

De l’attribution contraignante des rôles communicationnels spécifique du débat, on est passé, avec le talk-show, à une distribution moins restrictive qui peut aller jusqu’à la réversibilité de ces rôles, les animateurs et les chroniqueurs étant, visiblement, les premiers concernés.

L’inversion des rôles d’intervieweurs – interviewés, accusateur – accusé n’est pas sanctionnée dans ce contexte malgré le fait que cela provoque (de façon permanente ou provisoire) un renversement des rapports de force et d’autorité.

c. Enfin, il y a des règles explicites, tel le refus de la langue de bois : (4) émission 9

134 EN- non/ mais je vous demande pas tant\ je vous demande d’abandonner la langue de bois/

et des règles implicites mais unanimement connues par les protagonistes. La transgression des normes sera sanctionnée plus ou moins sévèrement, en fonction de la règle en question, de la nature de la transgression et de l’élément déclencheur, etc. Par conséquent, nous avons estimé nécessaire d’employer certains paramètres ou outils théoriques pour l’évaluation des

« infractions » commises par les protagonistes : cet écheveau de paramètres constituera d’ailleurs un des principaux points d’intérêt dans la partie suivante (voir infra partie II, chapitre 5).

Tel qu’il a été décrit par les spécialistes, le contrat de communication médiatique du talk-show est fondé sur un double principe : un « principe de sérieux » et une contrainte « de faire savoir », et un « principe de plaisir » corrélé avec une contrainte « de faire ressentir » dont découle la mise en place des stratégies de spectacularisation et de séduction. Les normes des émissions s’articulent ainsi autour de ces deux principes.

Au même titre qu’un contrat social, le contrat de communication des talk-shows a une fonction régulatrice des échanges et implique une « obéissance partagée » (cf. Galatanu, Cozma & Bellachhab 2012) des interlocuteurs. Cette obéissance s’impose d’autant plus que l’on a affaire à des échanges mis en scène, dramatisés, et que le plateau des émissions devient une scène de théâtre où chaque protagoniste joue le rôle qui lui a été dévolu par le contrat visant à se mettre constamment en valeur, à faire bonne figure. Les contraintes sont peut-être plus souples qu’au théâtre, mais tout n’est pas permis, le cadre normatif venant limiter et gérer les risques impliqués par la participation des invités aux émissions.

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