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cadre d’analyse

C RITÈRES D ’ IDENTIFICATION OU D ’ EVALUATION

4.3 Critères de l’intensité

Si dans la présentation des critères (sémantico-)pragmatiques nous avons parlé de la dimension qualitative de notre analyse, il est maintenant temps d’y intégrer la dimension quantitative. La question de l’intensité n’est pas à négliger surtout dans le contexte des interactions qui réglementent la production de certains comportements impolis. C’est, parmi d’autres, le critère qui sépare le talk-show des émissions trash, l’expression de la critique du dénigrement, l’expression du désaccord de la pure violence verbale, et l’attaque (modérée) des faces d’une tentative de disqualification totale ou de la diffamation. Les critères de l’intensité concernent, avant tout, la formulation d’une attaque (est-elle accompagnée d’adoucisseurs ou de facteurs aggravants ? y-a-t-il des préliminaires ?, etc.) et son aspect

« quantitatif » (est-ce que l’attaque est répétée ?, etc.). L’intensité des actes impolis dépend de trois facteurs : la présence/absence des atténuateurs ; le caractère systématique ou non des actes ; et, enfin, leur durée.

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166 4.3.1 Les stratégies d’aggravation

Un premier sous-critère d’intensité est la présence ou bien l’absence des facteurs adoucisseurs/aggravateurs qui font fluctuer la force des énoncés. L’accompagnement d’un énoncé par de tels facteurs peut être décisif lors de son interprétation en termes d’adéquation ou d’inadéquation au contrat de communication. En nous inspirant du modèle de Vincent et al. (2008) pour la violence, modèle que nous avons adapté et développé pour notre analyse du système de la politesse, nous dressons une liste des facteurs aggravant l’intensité des actes impolis :

(a) facteurs sémantico-syntaxiques : les « intensificateurs » (expressions d’exagération, etc.), la répétition et la reformulation ;

(b) facteurs lexicaux242 : le choix du vocabulaire (il y a des mots qui « tuent », dont la valeur axiologique seule intensifie la violence des propos) ;

(c) facteurs rhétorico-pragmatiques : l’ironie, le sarcasme, métaphore, l’hyperbole, la litote, etc. ; nous avons déjà vu que, les attaques différées sont (généralement) considérées comme plus agressives que celles directes ;

(d) facteurs interactionnels :

le moyen médiatique : les talk-shows relèvent de la communication bi-adressée, essentiellement orientée vers un tiers (les (télé)spectateurs). Les « dégâts » provoqués par l’agressivité des propos pour les faces de l’autre sont exacerbés par la présence du public :

« le retentissement du discours d’opposition est plus important quand l’attaquant répète les formes agressives pour qu’elles s’imprègnent dans l’imaginaire du ou des récepteur(s) ou quand les spectateurs sont nombreux (le degré de ‘toxicité’ du discours public est plus élevée, parce que le dommage porté à l’image des cibles est multiplié). » (Vincent et al., 2008 : 92)

la formation des coalitions, en l’occurrence entre Zemmour et Naulleau. Définie comme une alliance temporaire entre des personnes impliquées dans l’interaction et dont l’intérêt commun est de vaincre, une coalition suppose l’existence d’un conflit entre les personnes alliées et un troisième participant ou un groupe de participants. Les rapports instaurés entre les co-animateurs vont plus loin que la connivence (on pourrait dire qu’il y a connivence entre l’animateur et ses intervenants, entre l’animateur et le/les invité(s), entre différents invités, entre ces derniers et les spectateurs, etc.), ils visent un objectif commun qui est, dans la plupart des cas, la « démolition » totale de l’invité. Cette alliance est repérable à travers : des marques explicites de leur accord (« je suis obligé de tomber d’accord avec Zemmour »,),

« l’emploi du pronom de première personne pluriel (« elle a tout a fait raison de s’asseoir sur notre avis »), la production des arguments co-orientés (voir infra). Souvent les commentaires et les critiques des chroniqueurs entrent dans une dynamique de complémentarité et de réitération, car chacun d’eux reprend les propos de l’autre en les étayant avec les mêmes arguments ou avec des arguments nouveaux. La répétition, le renforcement et la réaffirmation des mêmes attaques, en vertu de cette coalition « stable », accroissent la force et l’intensité des FTAs. En outre, cette alliance est non seulement imposée par le cadre interactionnel et par la distribution des rôles, mais elle est aussi fondée sur le partage des mêmes domaines d’expertise (journalisme, littérature, philosophie, politique, etc.).

(e) facteurs non- et para-verbaux : l’accompagnement prosodique et mimo-gestuel (un ton impératif renforce la force d’un directif, une mimique adéquate renforce l’attaque, etc.).

242 Le facteur lexical se trouve ʺà califourchonʺ sur le critère (sémantico-)pragmatique du contenu et sur les critères de l’intensité.

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Dans les talk-shows, de nombreux FTAs sont conventionnalisés par le contexte (critique, reproche, attaque ad hominem, accusation, etc.). Mais lorsque ces FTAs sont renforcés par des stratégies d’aggravation, ou bien lorsque les « mitigateurs » n’arrivent pas à contrebalancer la brutalité des attaques, la frontière entre permis et interdit risque d’être franchie.

Afin de mieux illustrer l’impact important des stratégies discutées, nous avons inventorié quelques attaques parmi les plus véhémentes, dont nous avons identifié les facteurs d’aggravation :

Exemples Type de FTA Stratégie d’aggravation

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168 4.3.2 La systématicité ou la totalité

Ce critère vient se juxtaposer partiellement au critère précédent car il concerne, d’un côté, la fréquence d’une attaque, sa répétition (et nous avons vu que certaines stratégies d’aggravation consistaient justement dans la réitération ou la reformulation d’un acte) et, de l’autre côté, sa portée.

Les échanges de talk-shows sont généralement mixtes comprenant des cycles d’agressivité mais aussi des épisodes d’ « accalmie ». Il y a pourtant certains épisodes presqu’en totalité violents (que cette violence soit unilatérale ou réciproque). Ainsi, dans certains conflits (extrait 7 : Bernard-Henry Lévy vs. Naulleau & Zemmour ; extrait 20 : Klarsfeld vs. Ménard, etc.) nous constatons que les critiques montent (plus ou moins progressivement) en agressivité pour se maintenir ensuite à ce niveau élevé. Il faut pourtant noter que l’excès d’agressivité est donné justement par la réitération des attaques qui, de par leur nature, sont considérées comme appropriées eu égard au contexte, ou bien par l’aspect sur lequel elles portent (faire une critique qui vise la personnalité de quelqu’un est beaucoup plus offensant qu’une critique visant son discours). Regardons les fragments suivants :

(129) extrait 10

94 EN- il y avait la matière pour une nouvelle de trente pages/\ mais comme le roman est roi en France/ vous avez ÉTIRÉçajusqu’à deux centspages réglementaires

96 EN- […] chaque phrase est étirée/ et en plus comme l’histoire est très faible\ parce que en réalité chaque femme que vous rencontrez c’est le même schéma

100 EN- […] du point de vue du style/ euh vous êtes obligé à chaque fois d’étirer le même procédé qui consiste à même prendre à la blague/- c’est ce que vous êtes obligé de faire\ je prends quelques exemples\ […]

110 EN- vous tombez avec ce roman dans tous les travers que vous évitez/ dans la publicité dans les films […]

126 EN- c’est un livre gentiment inutile/

128 EN- non mais c’est inutile/ (.) on retrouve pas Leconte qu’on aime\

134 EN- non mais moi j’ouvre le livre j’ai un a priori favorable/ je connais votre travail ça me plaît\ les différentes facettes\ et alors je lis quelque chose qui m’ennuie vraiment/

Nous voyons que, pour Naulleau, le roman de Patrice Leconte est complètement « raté ». Les critiques, frôlant parfois l’insulte, sont systématiquement répétées au cours de ses interventions et recouvrent la totalité des aspects du livre :

 le style : « du point de vue du style euh vous êtes obligé à chaque fois d’étirer le même procédé qui consiste à même prendre à la blague », « il y avait la matière pour une nouvelle de trente pages vous avez ÉTIRÉçajusqu’à deux centspages réglementaires » ;

 l’histoire : « l’histoire est très faible », « c’est le même schéma » ;

 l’originalité : « je lis quelque chose qui m’ennuie vraiment », « on retrouve pas Leconte qu’on aime » ;

 la qualité de l’écriture : « c’est un livre gentiment inutile », « c’est inutile », « vous tombez avec ce roman dans tous les travers… ».

Comme l’accentue Leconte lui-même, « manifestement ce livre avec sa tonalité la façon dont il est écrit » ne plaît pas à Naulleau. Chose qui n’est point surprenante, car les invités et le public se sont habitués à la critique directe et impitoyable des deux chroniqueurs. Et d’ailleurs, la liberté d’expression tout comme les attaques directes font partie des normes de la critique littéraire d’interpellation. Les interventions d’Eric Naulleau sont, a priori, adéquates au contexte, mais leur systématicité et totalité, leur renforcement et répétition sont « intégrées à tout un appareillage discursif qui en accroît la force de frappe » (Vincent et al., 2008 : 99) et qui peut dépasser le seuil de tolérance.

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169 4.3.3 La durée

Le sous-critère de la « durée parlée » (voir Golopentia 2008) de l’impolitesse et celui de la systématicité se recoupent partiellement. Ce nouveau sous-critère devrait être considéré à deux niveaux différents qui s’emboîtent : un niveau micro – celui de l’échange de en cours de déroulement, et un niveau macro – appréhendé à travers la notion d’ « histoire conversationnelle » :

« représentée par l’ensemble ouvert des conversations qui se sont déroulées entre eux [les interlocuteurs] depuis le début de leur relation et qui continueront jusqu’à leur séparation définitive sinon jusqu’à la mort de X et de Y. » (Golopentia, 2001 : 71)

Il nous est difficile, sinon impossible, de connaître la totalité des conversations entre les interactants de nos talk-shows. C’est la raison pour laquelle nous nous limiterons aux échanges diffusés à la télévision et, éventuellement, aux déclarations faites (avant ou après) la participation des interactants à l’émission auxquelles nous avons eu accès.

a. Le niveau micro : si généralement un conflit connaît plusieurs étapes ─ un déclenchement, puis un crescendo, une montée et une apogée et, enfin, un retour au calme ─ dans les épisodes les plus violents qui ont lieu sur le plateau de ONPC et TLMP certaines étapes sont omises, notamment celles de déclenchement et d’accalmie finale. Le conflit semble avoir commencé avant même le début de la polémique filmée (et cela est surtout le cas où sont mis face-à-face des « vieux » adversaires ayant une histoire conversationnelle conflictuelle) et il prend fin sans être résolu ─ certain duels sont brusquement achevés soit par l’animateur, qui doit tenir compte de la contrainte temporelle, soit par l’un des adversaires qui choisit la

« fuite » et quitte le plateau. Un climat général de violence s’installe dès le début et perdure jusqu’à la fin de la séquence de débat entre Caroline Fourest et Zemmour & Naulleau (extrait 5), entre Claude Askolovitch et Tariq Ramadan (extrait 18) ou bien Roger Cukierman et Oliver Besancenot (extrait 19). Nous avons sélectionné des exemples de l’extrait 18 ponctuant le début, le milieu et la soi-disant fin combat verbal :

(130) extrait 18

7 CA- bien c’est tellement classique/ tout à l’heure j’entendais parler Tariq Ramadan de la pénétration des idées de Le Pen/ […] j’ai beaucoup travaillé sur le front national/ j’ai un livre là-dessus\ je travaille également sur les altermondialistes et c’est comme ça que je suis tombé sur l’article de monsieur Ramadan/\ et quand je l’ai lu j’ai dit ben ça y est/ bingo/ c’est les mêmes choses\ même vision complotique de l’histoire/\ même manière d’agréger des gens en fonction de leurs origines/\ […]

même manière de nous entraîner dans des débats odieux/\ euh Taguieff est Juif pas Juif/ mais comment parle-t-on on est où on est en France

27 CA- […] j’essaie de comprendre pourquoi Tariq Ramadan a pété un plomb là maintenant/ […] moi je crois que j’ai une réponse/ (.) et très simple/\ Tariq Ramadan rêve d’être un mentor/ Tariq Ramadan est important\ il refait le monde/ Tariq Ramadan fait des conférences/\ le problème c’est que Tariq Ramadan/ dans le paysage de l’islam français\ le professeur suisse Tariq Ramadan n’existe pas/ l’islam français s’organise et c’est une belle chose/\ […] quand Nicolas Sarkozy va discuter avec l’islam français/ il ne parle pas avec Tariq Ramadan\ alors que fait monsieur Ramadan mon dieu c’ que font tous les démagogues/ (.) un p’tit coup sur la pompe antijuive/\ ce que faisait Le Pen pour exister/ […]

66 CA- je serreraipas la main à Ramadan/ vous savez je peux m’en passer\

Nous pouvons noter que le discours de Claude Askolovitch débute de façon agressive, avec des attaques de face très graves, des analogies insultantes (les comparaisons répétées avec l’extrême droite), et se poursuit sur le même ton par endroits ironique et moqueur, et finit par une déclaration (66 CA) qui laisse entrevoir l’impossibilité d’un éventuel accord entre les

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deux adversaires. Il faut remarquer que la violence de ces affirmations est accrue par l’emploi de la délocution in praesentia. C’est une stratégie disqualificatoire dont le journaliste abuse, car il s’adresse à son opposant dans plus d’un quart de ses interventions en employant les pronoms de troisième personne ou les formules nominales (« monsieur Ramadan », « Tariq Ramadan ») ; excessivement employées, ces dernières, semblent ainsi acquérir une nuance légèrement ironique (surtout 27 CA) et renforcer l’idée de conflit selon Kerbrat-Orecchioni :

« Or certaines études sur ces formes ont montré qu’en France, elles étaient souvent associées à des moments de tension ou de conflit et qu’elles contribuaient à renforcer la tonalité confrontationnelle de l’interaction. » (Kerbrat-Orecchioni, 2010 : 49)

Kerbrat-Orecchioni (1992 : 46) appelle à juste titre la délocution in praesentia « troisième personne d’impolitesse », car il s’agit d’un procédé impoli d’exclusion de l’interlocuteur du

« circuit interlocutif » (Alberdi Urquizu, 2009 : 35).

b. Le niveau macro, celui de l’ « histoire conversationnelle », médiatique ou publique (en tout cas, la partie à laquelle nous avons eu accès) comprend une pluralité de conflits, de divers types et par divers moyens médiatiques, entre deux opposants. Cette histoire conversationnelle est constituée de FTAs qui prennent la forme des critiques, reproches, insultes (ou acte à valeur d’insulte) et accusations (plus ou moins explicites). Ainsi, après sa participation dans le talk-show de Laurent Ruquier, Annie Lemoine a repris les hostilités envers Eric Naulleau dans l’émission C’est quoi ce bordel, animée par Laurent Baffie ; un nouveau clash explose entre Annie Lemoine et le chroniqueur, mais c’est un clash de courte durée qui s’achève par le départ soudain de la journaliste de l’émission. Naulleau, à son tour, relance encore des « coups » dans l’émission Morandini !243 sur Direct 8, où il affirme :

« Annie Lemoine, elle vit sur une planète qui est très éloignée de la planète littérature ; c’est la planète people. Et elle pense que, si au salon du livre, des gens vont lui faire signer son livre parce qu’elle est à la télévision, c’est ça, il faut lui dire, ça me dérange pas. Simplement elle a rien avoir avec la littérature. […] Il y a des livres qui valent la peine d’être lus et d’autres pas. »

La « durée parlée » de l’impolitesse et de la violence verbale est donc représentée par la totalité des échanges qui ont lieu sur le plateau des deux talk-shows aussi bien que par d’autres événements médiatiques ayant les mêmes protagonistes et/ou le même sujet de polémique.